Mon exposé lors d'une session de fraternité monastique :
« L'identitaire » n'est pas l'identité. Il se substitue, sous forme de fantasme, aux véritables identités enracinées. Mieux vaut donc dire identitarisme, parce qu'il s'agit d'une idéologie plaquée sur les réalités : l'identitarisme peut être national, régional, ethnique, culturel ou religieux.
Il n'apparaît que là où existe une impression (vraie ou fausse) de perte d'une identité quelle qu'elle soit. En proie à l'émiettement hyper-individualiste sous la pression des forces économiques libérales, la société occidentale génère ce sentiment de disparition des identités enracinées - et efface le souci authentique du bien commun. Cela dans tous les domaines... Comme dit Michéa : « Le primat structurel d'un idéal purement calculateur ou gestionnaire sur toute forme de réflexion morale, philosophique ou religieuse, constitue l'un des traits les plus caractéristiques de la société libérale moderne. »
L'identitarisme se présente alors comme le moyen prétendu de ressusciter les identités, quelles qu'elles soient. C'est son bluff. En réalité l'identitarisme est un ersatz : un substitut, une caricature très déformée, produit d'idéologies sans rapport avec l'identité concernée.
Exemple : les mouvements politiques identitaires se présentant comme super-patriotes français, alors que leur idéologie est ethniciste : ce sont simplement des suprématistes blancs, très inspirés de ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis. Là où des valeurs d'identité enracinées sont toujours vivantes et fortes, l'identitarisme existe peu (p. ex. sur le plan régional : Bretagne, Corse, Pays basque).
Autre exemple : les courants identitaires qui se disent catholiques, mais tournent le dos au Magistère de l'Eglise. La version catholique de l'identitarisme apparaît là où un milieu se croit en charge d'incarner « le vrai catholicisme » - parce que ce milieu a coupé le contact avec l'Eglise réelle.
De quelle façon ce milieu a-t-il « coupé le contact » ? En ne prenant pas au sérieux ce que l'Eglise réelle dit et fait. Voire en accusant l'Eglise réelle de ne pas dire et faire ce qu'elle devrait... (selon eux, elle devrait aller dans le sens de leurs opinions libérales-conservatrices). Le catholique identitaire ne lit pas les documents de l'Eglise réelle : mais il écoute volontiers ceux qui les diffament en les déformant. Il est lui-même victime du dessèchement spirituel de la société occidentale : mais il n'identifie pas les vraies causes de ce dessèchement. Il préfère en accuser l'Eglise.
D'où une surenchère permanente sur les réseaux sociaux : surenchère qui ne cesse d'approfondir cette auto-désinformation. On sait que les algorithmes de Facebook, par exemple, fonctionnent en branchant les uns aux autres des gens censés se ressembler par leurs goûts et leurs centres d'intérêt : d'où une « ghettoïsation numérique » de gens qui surenchérissent en boucle sur les mêmes thèmes.
Ainsi se crée une cathosphère artificielle, qui : 1. fait écran entre l'Eglise réelle et l'opinion publique ; 2. enferme les « cathos » identitaires dans une sorte de palais des miroirs.
Quelle sorte d'imagerie renvoient ces miroirs ? Comme on l'a dit au début, l'identitaire est un substitut à l'identité. Ça introduit une contradiction dans tous les domaines, mais spécialement dans le catholicisme.
En effet l'identitaire fonctionne comme une mythologie passéiste. Raymond Aron disait : « Il existe des mythes de droite : le refus d'un certain nombre de réalités actuelles et l'exaltation d'un passé transfiguré ». A l'inverse, la foi au Christ est l'inverse d'un passéisme : à chaque époque elle apporte des réponses nouvelles aux besoins inédits de l'évangélisation - et, par surcroît, aux problèmes de société eux aussi inédits. Comme dit le cardinal de Lubac dans un livre essentiel (Catholicisme, Cerf) : « Sur ses fondements éternels, l'Eglise esr un perpétuel chantier ». Par exemple, aujourd'hui, l'écologie intégrale de Laudato Si' apporte une réponse actuelle aux problèmes - sans précédent - de la planète et de nos sociétés.
Mais un certain nombre de « cathos » français semblent ne pas en avoir conscience. Qu'est-ce qui brouille leur lucidité ? Une angoisse diffuse devant un monde hostile. Le besoin de se rassurer avec une vision du monde simpliste et autoritaire... Vision pas si différente, finalement, de celle des islamistes qu'ils croient combattre.
Or la peur est mauvaise conseillère : elle est à l'origine de toutes les dérives. La dérive identitaire mène hors du christianisme, vers une religiosité servant de prétexte à autre chose que la foi :
- religiosité d'imagerie historique, donc vidée de l'essentiel,
- religiosité faite pour sacraliser des opinions politiques et économiques (souvent en contradiction avec la DSE)...
- ...alors que ces opinions mènent à pactiser avec d'autres identitaires qui, eux, sont de la variété antichrétienne : celle qui prône un culte de l'obscur du sang et du sol, irrationalisme bourrin revendiqué comme « populisme » et menant à justifier n'importe quoi... (p. ex. : des catholiques idolâtrant Trump). Psychiquement, l'identitarisme mène en effet à « libérer les intincts ». Il s'agit toujours de rejeter un surmoi qui bridait l'instinct : d'où (dans le cas de catholiques pour qui l'Evangile était un surmoi) une rupture inconsciente avec cet Evangile - qui, lui, appelle à bien autre chose.
Dans les débats de société, quels sont les effets de la dérive identitaire chez les catholiques ?
Le plus évident est le refus de mettre en cause le système économique : d'où rejet de la DSE réelle (et allergie à l'enseignement du pape François). Ce problème – l'emprise du système économique sur notre existence aujourd'hui – est essentiel pour le bien commun, mais n'a pas d'importance aux yeux des identitaires. Il doit même être gommé puisque sans rapport avec la seule « chose qui compte » à leurs yeux : exalter le passé et les instincts.
Ainsi certains catholiques récusent les directives économiques et sociales de François : pape qui déplaît beaucoup aux identitaires... L'un d'eux, au salon du livre chrétien de Dijon en décembre, me dit : « Cette encyclique Laudato Si' a du mal à passer ». Il ne l'avait pas lue. Ni d'ailleurs Caritas in Veritate ou Centesimus Annus.
Ceux qui sont allergiques au pape vous disent qu'on peut négliger le Magistère économique, écologique et social puisque « ce ne sont pas des dogmes ». Pourtant tout catholique devrait savoir que sa loyauté requise ne se limite pas aux dogmes : et que, oui, le Magistère a divers degrés d'autorité, mais qu'on n'en doit mépriser aucun. La doctrine sociale de l'Eglise doit « inspirer la conduite des fidèles », souligne le Catéchisme (§ 2422), parce qu'elle est un enseignement de l'Eglise relevant de la théologie morale... C'est même « une partie essentielle du message chrétien », écrit Jean-Paul II dans Centesimus Annus. Dans l'exhortation Christifideles laici de 1988, il précise que la doctrine sociale de l'Eglise est là pour « former la conscience sociale » des laïcs à l'aide « de principes de réflexion, de critères de jugement et de directives pour l'action ».
Et les principes de Centesimus Annus, puis de Caritas in Veritate, puis de Laudato Si', sont les mêmes. Ainsi que les constats économiques et scientifiques : car la réalité est la même pour tout le monde (et ça concerne le bien commun) ! Quand Laudato Si' fulmine contre le saccage de la planète, c'est dans le droit fil du message de saint Jean-Paul II du 1er janvier 1990. Quand François critique le productivisme consumériste et l'ultralibéralisme financier dans Laudato Si' ou Evangelii Gaudium (§ 53 s.), il ne fait qu'actualiser et renforcer la critique constante de l'Eglise envers le libéralisme...
Critique traditionnelle, d'ailleurs, puisqu'elle fut amorcée en 1891 par Léon XIII dans Rerum Novarum, qui renvoie dos à dos le collectivisme et le capitalisme libéral. Et puisqu'elle s'enracine dans la célèbre homélie où saint Augustin prône, au delà du caritatif, le changement des structures socio-économiques : « Nous ne devons point souhaiter qu'il y ait des malheureux pour nous permettre d'accomplir des oeuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim : mais mieux vaudrait que nul n'ait faim, et que tu ne donnes [de pain] à personne. Tu habilles qui est nu ; si seulement tous étaient vêtus, et qu'il n'y eût point une telle nécessité ! » [*]
Conclusion :
L'identitarisme en milieu catholique est un problème dont on ne doit pas s'exagérer l'importance. Mais c'est un problème qu'on ne peut pas non plus minimiser : il engage, en même temps, la foi des catholiques concernés - et l'image du catholicisme aux yeux des non-croyants, écrasante majorité de la population.
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[*] Sur la 1ère épître de saint Jean, traité 8, n. 5.