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20/12/2014

Le pape appelle tous les catholiques à la lucidité

 pape françois

...y compris dans le domaine (décisif) de l'économie :


 

 

Dans son bel éditorial de Noël de la Lettre de Philanthropos, Fabrice Hadjadj écrit :  

« Le siècle s'ingénie à se rendre aveugle à ce qui saute aux yeux. Et les apôtres y sont condamnés à être ridicules, parce qu'ils n'ont plus seulement à faire des miracles, mais à montrer des évidences premières : qu'il y a des hommes et des femmes ; qu'un enfant naît d'un père et une mère ; que les vaches ne sont pas carnivores ; qu'on ne fait pas pousser l'herbe en tirant dessus ; que la table est plus conviviale que la tablette ; que la nuit n'est pas le jour... Si l'adage ''je ne crois que ce que je vois'' est la marque d'une imbécillité crasse, il est probable que celui qui énonce qu'on ne voit que ce qu'on croit relève d'une sagesse profonde. Pour être attentif au visible, il faut croire qu'il procède d'une source invisible et souveraine... Telle est notre confiance. Quand rien ne va plus de soi, tout ne peut plus que repartir de Dieu.. » 

Fabrice Hadjadj a raison dans son constat. A-t-il raison dans sa conclusion ?  Si l'on s'en tient à ce qu'il  semble dire là, il a l'air de croire que la nature est absorbée par la surnature et que le réel échappe (désormais ?) à la saisie de l'intelligence humaine « naturelle ». D'où le risque de voir des catholiques s'envoler dans la spiritualité planante (très loin au dessus des « sujets qui divisent » : comme si l'exercice de la raison pouvait opérer sans confrontations – y compris et d'abord entre catholiques, chez lesquels elles sont signe de vitalité.  La religion de l'incarné n'est pas un refuge.

Fabrice Hadjadj penserait-il que la pression du « siècle » est irrésistible, et qu'un non-croyant ne peut y échapper par ses propres moyens ? Ce serait désespérer de la doctrine sociale de l'Eglise, plate-forme proposée à tous (croyants et incroyants) sur la base de la condition humaine partagée ; et ce serait nier les rencontres concrètes, entre croyants et incroyants (et entre croyants des diverses religions), sur le terrain des luttes pour la justice sociale et environnementale qui fait partie du bien commun... Que cette négation soit le fait de « libéraux-conservateurs » rivés au modèle économique dominant, c'est normal ; mais Fabrice Hadjadj n'en faisait pas partie à l'époque où je l'ai rencontré, et je suis certain qu'il n'en fait pas plus partie aujourd'hui.

Ce que je regrette aussi (et dont je m'étonne), c'est qu'il ne mentionne pas la cause seconde de la crise de civilisation. Elle est déterminante. Par l'effet de quoi notre société est-elle livrée à un engrenage de négation de toutes les réalités ?  Michéa et d'autres, notamment Escudero*, l'ont expliqué de longue date : c'est par l'extension des domaines de la marchandise. Interdire progressivement ce qui était naturel et gratuit, pour le contrefaire en laboratoire et le vendre au consommateur... C'est indispensable, paraît-il, à « la croissance », qui par définition doit être sans limites. Tout est ainsi voué à devenir marchandise, y compris notre vie la plus intime.  Libération du 8 décembre met par exemple au jour « l'agenda caché du ''transhumanisme'' : l'ultra-marchandisation d'un corps pièces et main d'oeuvre... Parti à l'assaut de nos dernières zones de non-productivité, le turbo-capitalisme numérique s'attaque maintenant à notre obsolescence programmée ». C'est-à-dire aux limites de la condition humaine, condition et limites de l'être sexué qui naît et meurt ! Le système économique –  constate Libé –  veut « transcender la triste condition humaine par l'hybridation du corps et de la machine et la seule force du génie humain... » En 2030, « des nanorobots (à avaler en solution buvable) permettront la connexion électro-biochimique entre notre néocortex et le cloud » !

« Préparez-vous pour la pensée hybride », répète Ray Kurzweil, directeur de recherches chez Google.  Car ce n'est pas un délire de SF, mais un chantier économique actionné par des géants du business : « Google, Apple, Facebook et Amazon », signale le journal. Les géants du Web ambitionnent de récupérer toutes les données, y compris celles de notre santé, « pour nous les revendre sous la forme de pubs et de nouveaux services ». En France, souligne le philosophe Jean-Michel Besnier (Paris IV), le « progressisme » inspirant ce chantier est assumé «par les différents ministères et l'académie des sciences, car il va dans le sens des intérêts économiques et industriels... »  Ces intérêts sont donc le critère de l'académie des sciences ? On redoute qu'ils soient aussi celui de notables non académiciens – y compris hélas en milieu catholique. D'où certains discours étrangement complaisants envers le transhumanisme : « il y a du bien dans tout, abstenons-nous de juger, ne faisons pas de procès à la science », etc.

C'est que le transhumanisme, né du business cybernétique (Silicon Valley), imprègne aux USA la National Science Foundation et le département du Commerce. L'idée est de confier le pouvoir sur la santé publique aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, intelligence artificielle et sciences cognitives), dont les opérateurs sont les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). « Google a investi des millions de dollars dans des sociétés spécialisées en intelligence artificielle, en robotique, biologie moléculaire et séquençage ADN », note Libération. Ainsi les GAFA comptent prendre en main le pouvoir médical, à travers une médecine devenant prédictive « grâce au diagnostic anticipé établi par des algorithmes moulinant des milliards de données ». Les géants américains s'affrontent pour prendre les commandes de cette révolution bio-informatique ; une filiale de Google a déposé le brevet d'une méthode « permettant de fabriquer un bébé à la carte grâce à la sélection des gamètes de donneurs d'ovules ou de sperme ». Ce projet est en attente, mais la firme propose déjà à ses clients un service d'analyse génétique familiale, de même que les grandes multinationales prennent en charge la congélation des ovocytes de leurs salariées pour qu'elles ne fassent pas d'enfants durant leur carrière... 

Il y a péril en la demeure et Hadjadj a raison de dire que l'effacement de « l'anthropologie » (ou de la conscience lucide des fondamentaux de la condition humaine) est lié à l'effacement de l'idée d'un Dieu Créateur : cet effacement est la cause première de la crise. Son origine remonte aux Lumières ; j'espère qu'on me pardonnera de manquer de bienveillance en évoquant celles-ci – quoiqu'il y ait du bien dans tout et qu'il ne faille pas juger, etc.

Mais l'analyse sociétale, si elle est catholique, n'a pas le droit de négliger les causes secondes. Elle n'a donc pas le droit de zapper le facteur économique et financier. Même si l'économique et le financier sont au dessus de tout soupçon dans l'esprit de bons catholiques, il est l'objet de soupçons de la part du magistère de l'Eglise. Et le mot soupçons est faible, si l'on regarde par exemple les déclarations du pape François ! Son exhortation apostolique La joie de l'Evangile désigne vigoureusement l'économique-financier comme la cause seconde, et appelle à lui résister :

  

<< L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue... >>

   

Esquiver les paroles du pape serait sans excuse. Déplorons que des catholiques diplômés d'HEC cessent d'écouter le pape dès qu'il parle d'économie : d'autant que le pape Bergoglio ne fait que renforcer ce que disaient déjà le pape Ratzinger et le pape Wojtyla ! Mais les intellectuels catholiques, pour leur part, n'ont pas la circonstance atténuante (ou aggravante) d'appartenir au milieu HEC : ils ont donc les mains libres et l'esprit aussi. Nous autres, fidèles du rang, nous attendons beaucoup d'eux.

 

Commentaires

DISCUSSION

> Pas d’accord avec vous, PP, pour faire porter le chapeau d’un nouvel élitisme de l’enfouissement en Dieu, coupé du réel, à Fabrice Hadjadj, enfouissement qui serait la marque d’une certaine bourgeoisie catho préférant le repli sur ses « valeurs » à l’évangélisation. En tout cas, il me semble que les lecteurs de votre billet pourraient l’interpréter en ce sens.
Le philosophe et homme de théâtre membre du Conseil pontifical pour les laïcs, loin de pontifier dans son coin, se confronte au contraire aux réalités à coups de livres et de conférences, et comme directeur et enseignant de l’Institut Philanthopos, des réalités sur lesquelles il répond bien présent, par exemple la famille (son dernier ouvrage) ou l’évangélisation. Dans son autre ouvrage publié en 2014, « Puisque tout est en voie de destruction. Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité », que je n’ai pas encore lu, il nous propose certes, d’après la présentation du livre, de retrouver la ferveur eschatologique de l’Église primitive : « Il est désormais impossible d’adosser lucidement la culture à un espoir humain, y écrit-il par exemple, il n’est plus d’autre voie que de recourir à l’espérance théologale. Cela renvoie au mot “apocalypse”, lequel signifie à la fois désastre et révélation ». Et plus loin : « Quand la terre serait consumée demain, le chrétien n’en continuerait pas moins aujourd’hui d’accueillir des enfants, de leur apprendre à lire et à compter, à témoigner devant les princes ».
Une telle déclaration pourrait laisser penser qu’Hadjadj disserte et ne mouille pas vraiment la chemise. Mais c’est tout le contraire. Oui, Hadjadj nous donne les armes – les mots – pour témoigner devant les princes. Et peut-être mieux encore que ne l’ont fait un Péguy, un Bernanos, un Claudel !

Denis


[ PP à D.
- Mais où voyez-vous que je mette en doute les qualités éminentes de Fabrice Hadjadj, et que je lui fasse porter quelque "chapeau" que ce soit ? ou (ce serait encore plus absurde) que je l'identifie à "une certaine bourgeoisie catho" ? Il me semble que ma note est assez claire pour ne pas autoriser cette fausse lecture.
- Ne transformez pas un problème d'analyse en considérations ad hominem ! (bien que ce genre de transposition soit un réflexe - d'esquive - chez certains catholiques français devant la discussion en raison : chose dont ils ont une sainte horreur... que vous n'aviez jamais manifestée jusqu'à présent).
- Je me permets de vous prier de vouloir bien relire la note ci-dessus, et de discerner le point précis qu'elle soulève.
Ce point ne concerne évidemment pas la personne (ni les mérites indiscutables) de Fabrice Hadjadj.
N'est concerné que l'un des éléments de son texte, ou plutôt un facteur qui n'y figure pas et dont je regrette l'absence (ce qui est mon droit).
Je regrette que Fabrice Hadjadj omette de mentionner une cause seconde - l'économique -, qui explique pourtant les dégâts humains et environnementaux auxquels son texte fait fortement allusion.
- Lorsque l'on étudie les problèmes de société, il y a un stade de l'analyse où il faut accepter de prendre en compte le rôle des "structures de péché". Joseph Ratzinger nous a enseigné cette notion... Le modèle économique est la grande structure de péché d'aujourd'hui, qui transforme en ravage "sociétal" (collectif) la rupture intellectuelle anthropologique
- Pourquoi tant de catholiques bien pensants persistent-ils à esquiver ce stade de l'analyse ? Parce que leur réflexe est de considérer la critique des structures économiques comme "socialiste", donc à fuir sans examen...
Or le pape ne cesse d'attirer l'attention (la vôtre, cher Denis) sur l'urgence de mettre en cause le modèle économique actuel, matrice de la "culture du rebut" !
Je regrette donc que Fabrice Hadjadj ne mentionne pas le rôle du modèle économique. Il userait ainsi de son influence, que vous saluez et que je salue, pour aider des catholiques français à ne plus se dérober à un discernement auquel le pape les appelle.
Tant que des catholiques français s'y déroberont, ils se déroberont à un aspect de leur devoir spirituel, intellectuel et politique : et cela à propos du problème le plus lourd et le plus grave de notre époque : l'Idole Argent, comme dit le pape.
Alors, de grâce, pas de procès d'intentions, ni d'indignation sans motif ; et ne passons pas à côté de la question. ]

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Écrit par : Denis / | 20/12/2014

PREMIÈRE ET SECONDE

> Peut-être faut-il effectivement préciser comme vous le faites d'ailleurs dans l'ensemble de votre blog que l'économie est un facteur essentiel et une cause de bien des évènements qui nous adviennent. Je suis également d'accord pour la qualifier de seconde, ce qui finalement nous fait rejoindre Fabrice Hadjadj : son propos est quant à lui de dénoncer les causes premières.
En définitive, est-il possible d'expliquer les effets de la chute du deuxième domino sans expliquer qu'il y en a eu un qui a précédé ?
A l'inverse, peut-on affirmer qu'il y a eu chute d'un premier domino et imaginer qu'il n'y en a pas eu un second en relais de tout ce qui a suivi ?
Ainsi donc F. Hadjadj a raison à mon sens d'insister en affirmant que l'oubli de Dieu et de toute forme de transcendance est la cause d'une réelle et surtout inévitable confusion.
C'est à partir de cette confusion que certains mal intentionnés se permettent d'abolir toutes les distinctions qui nous paraissaient évidentes et dont FH cite quelques exemples en introduction. En terme d'économie, il semble bien que si cette confusion n'existait pas, personne ne pourrait nous vendre des céréales stériles et mortifères, des vaches carnivores, des poulets malades, des enfants sélectionnés... Personne ne nous ferait passer la nuit pour le jour, les heures de travail pour des heures de repos, de la vie privée pour de la vie publique (et inversement), de l'artificiel pour du vivant, de l'achat pour de la parentalité, de l'animal pour de l'humain -et tant d'autres...
Il me semble que F. Hadjadj est simplement en train de nous dire que pour agir il faut, comme condition nécessaire et préalable, être éveillé. Le reste en découle naturellement.
Je note donc plutôt une complémentarité qu'une opposition -même apparente- entre PP et FH. Je me demande même s'il fallait le préciser ?

Fernand Naudin


[ PP à FN - Merci de l'avoir vu et dit ! Il faut habituer le milieu catholique français à ne plus avoir peur des débats de fond, qui sont dans la tradition vivante de notre Eglise. ]

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Écrit par : Fernand Naudin / | 20/12/2014

LA GRÂCE ET LA NATURE

> Si je comprends bien ce que vous nous dites cher PP, c'est que croiser les bras sous prétexte que la situation est désespérée, en s'en remettant à la grâce seule n'est pas chrétien? Non non, et je crois même que ce serait contre-nature, et hérétique.
Contre-nature parce que la vie est apparue, s'est multipliée, diversifiée, alors que mathématiquement elle n'avait aucune chance. La nature aveugle avance pourtant têtue, avec un génie qu'elle laisse échapper sans chercher à contrôler, et une forme de légèreté insupportable aux esprits comptables (elle s'amuse à créer des êtres drôles de laideur, de formes et consistances improbables, mystérieux, provocants, émouvants, époustouflants de beauté,...) là où elle aurait dû raisonnablement renoncer ( par exemple dans les très grandes profondeurs, sans lumière, milieu soufré,...): ce nous doit être leçon, loi naturelle inspirante.
Le chrétien est un pratiquant de cette loi naturelle, d'avancer continument, tous talents débridés parce que tout donné, sans retenue aucune, et donc en insouciance au coeur même du désespoir,- même sous la torture tous ses cheveux sont comptés!-, Jésus clef de voûte de cette loi naturelle. Il en est le mystère incarné.
Autant que je comprenne la grâce depuis mon ignorance, elle n'est pas hors de la nature, elle en est la clef, la porte, l'ARN premier et le développement ultime, l'origine, le processus et la fin, tous les stades de révélation. Ce par quoi la nature se donne en son mystère, ce qui en elle la dépasse et la fait s'élever au-dessus d'elle, ce qui hors d'elle va s'abaissant jusqu'à elle pour s'unir à elle en son humilité. Si tout est grâce,je crois que tout dans la Création achevée, glorifiée, est aussi devenu nature.
Nous ne sortirons pas de la crise sans précédent qui fait vaciller la vie-même sur Terre, en nous sortant du monde pour une vie en apesanteur, hors-sol, et comme cela me tente, ce doux renoncement pour se retirer en lévitation!!, mais en mettant nos forces débiles au travail de libération, millimètre cube par millimètre cube, de notre Terre nourricière, et de chacun de ses habitants. En lombrics.
En loup aussi!: pour signe d'espoir "raisonnable", en effet, cette vidéo:
http://www.demotivateur.fr/article-buzz/quand-ils-ont-amen-s-ces-loups-dans-le-parc-ils-n-auraient-jamais-imagin-tout-ce-qui-se-produirait-ensuite--1439
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Écrit par : Anne Josnin / | 20/12/2014

BRISE D'INTELLIGENCE

Chacun son métier et la Parole sera bien disséminée ?
Il me semble que l'auteur de "Réussir sa mort" ou "Et les violents s'en emparent" induit suffisamment dans ses publications le facteur économique que vous évoquez, Patrice, certes sans théoriser ni jouer au pamphlétaire, mais enfin si on lit Hadjaj et qu'on y réfléchit un petit peu... mais, je peux bien sûr me tromper !
Je ne crois pas qu'une seule ligne officielle émanant du Vatican dans le domaine économique ait posé la moindre difficulté d'adéquation avec la pensée de Fabrice Hadjaj, et qu'un seul passage de ses écrits vienne à l'encontre de ce que prônent les derniers Souverains Pontifes en la matière.
Mais, vous préfèreriez - nous préfèrerions - le voir plus engagé là-dedans, est-ce bien raisonnable, si on le qualifie généralement de penseur, Fabrice Hadjaj ne s'est, je crois, jamais défini comme penseur-économiste. Après tout, nous avons la parole forte et claire d'un Gaël Giraud, par exemple, dans ce domaine-là.

Sans doute ne peut-on pas être sur tous les fronts, et sans doute faut-il laisser le multi-tâches aux robots ou à ces petits mufles qui pullulent, avatars de la pensée-zapette, un avis sur tout et d'accord avec le plus "cool" en termes d'image immédiatement reçue d'entre ceux qui se sont exprimés !
Après tout, Patrice, considérez la multitude de nos saints, nous avons des mystiques, des théologiens, des saints, disons, "de terrain", de prodigieux soulageurs de maux, sociaux ou cliniques, des combattants (spirituels ou...moins), des martyrs, des ermites, des fondateurs d'Ordres et bien d'autres catégories encore sur l'infini nuancier de la sainteté.
Certains -beaucoup- émargent à plusieurs d'entre ces catégories. Mais jamais à toutes ça va de soi, et somme toute de façon exceptionnelle à plus de deux.

N'empêche que ce sont autant de témoignages, autant de modèles.
Et ceci n'est pas "écartable", comme on di(sai)t dans un vieux patois oïl: cette variété fait le corpus de la chrétienté.
Sachez, Patrice, que je suis ravi que vous évoquiez Fabrice Hadjaj, qui, dans le paysage des lettres catholiques contemporaines (francophones de surcroît), fait souffler depuis une quinzaine d'années une brise d'intelligence et de fraîcheur qui me semble de tout premier plan !
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Écrit par : Aventin / | 20/12/2014

SORTIR DU BOIS

> Nul ici ne craint le débat de fond. Que PP déplore ne pas trouver dans un texte de circonstance (édito de Noël) de FH ce que lui-même développe à longueur d'année sur ce blog... soit. Mais le ton est rude. Alors, certes, on peut invoquer la virile 'conférence' à la Montaigne... Mais ne serait-il pas plus utile, pour savoir ce que FH pense de ces sujets, de lire et de commenter ses derniers livres, son intervention sur RND, etc., plutôt que de lui faire ce qui ressemble fort à un procès d'intention (il a péché par omission du plan économique !) ? On y trouve les mêmes idées que celles que développe PP. FH attaque le transhumanisme et sa cause économique dès qu'il en a l'occasion. Mais, comme le dit F. Naudin, il se situe sur un plan légèrement différent, et complémentaire, un plan philosophique, métaphysique (quoique toujours très concret, jamais 'planant' : il suffit de le lire, de l'écouter pour s'en convaincre). Le plan économique est important également. Alors, oui, il a dû parler devant les bisounours d'Ecologie humaine, oui, il est interviewé dans 'Famille chrétienne' (dont PP reconnaît lui-même l'évolution vers le mieux)... mais cela suffit-il à l'associer à ces anciens d'HEC non repentis, à ces chrétiens mal dégrossis de leurs réflexes bourgeois ?
J'apprécie le ton prophétique, parfois hirsute, du genre 'claque dans la figure', de ce blog, et dont S. Lellouche est un éminent représentant (merci pour le lien vers l'article expliquant le passif de Mutadis et de GHD). Mais, franchement, FH n'est pas attaquable. Si ce billet cherche à le 'faire sortir du bois', si c'est une manière de lui dire qu'il est trop prudent, pas assez virulent dans ses dénonciations du système actuel, après tout, pourquoi pas ? J'aimerais bien que PP lui écrive directement et qu'on ait lecture de leur échange... Chiche !

Alex


[ PP à Alex - Non, Alex, vous ne pouvez pas dire que le billet "l'associe" à ce public. Ce que dit le billet, c'est que l'ascendant de FH pourrait servir, aussi, à ouvrir les yeux de la grosse fraction du public qui persiste à les garder fermés (ainsi que les oreilles) lorsque l'Eglise met en cause le système économique qui régente l'univers actuel.
Dans ce domaine le pape parle fort et clair, pourquoi les intellectuels catholiques français sont-ils évasifs ?
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Écrit par : Alex / | 20/12/2014

à Alex

> "Pas attaquable" ? FH n'est pas "attaqué". La note de PP soulève juste un problème. On va s'affoler parce qu'un catholique soulève un point à propos d'un texte d'un autre catholique ?
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Écrit par : angelo rossi / | 20/12/2014

à Alex

> Vous avez lu la fin de l'article de PP : appel aux intellectuels catholiques parce qu'ils ont les mains et l'esprit libres. "Nous attendons beaucoup d'eux". Vous trouvez ça "rude" envers F. Hadjadj ? Je ne pense pas que ça l'est.
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Écrit par : Nati / | 20/12/2014

@ nati, angelo rossi, PP :

> je réitère : lisons et diffusons les livres (c'est là qu'est la pensée d'un auteur) de FH... et de G. Giraud, et des autres intellectuels... catholiques ou pas, du moment que cela est juste et vrai, que cela va dans le bon sens. Après, j'aimerais vraiment lire un livre d'entretiens entre FH et PP... À moins que cela ne serve à rien parce qu'ils se découvriraient trop d'accord.
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Écrit par : Alex / | 20/12/2014

EN CONCLUSION

> Merci, cher PP, de réveiller le débat sur l’idole Argent avec une constance prophétique, et de nous rappeler, ainsi que vous le faites dans votre réponse à Alex (venu à mon secours, ce qui ne vous étonnera guère !) : « Dans ce domaine le pape parle fort et clair, pourquoi les intellectuels catholiques français sont-ils évasifs ? »
Je ne pense pas qu’Hadjadj soit évasif, mais il me semble qu’il est plus facile, par la foi, d’intérioriser le partage auquel nous appelle l’Eglise dans le domaine économique que de placer précisément cette exigence du partage en conséquence d’une vision intellectuelle et morale de la marchandisation du monde avec ses ravages tant écologiques que sociaux.
Autrement dit, la priorité qui consiste à ouvrir nos cœurs à la surnature du message évangélique, dans l’ordre de la charité, ne cédera jamais le terrain, à mon humble avis, à toutes nos espérances touchant notre vie « naturelle » ici-bas.
Une tentative d’explication – naïve ? – de ma part de la discrétion que vous reprochez aux intellectuels catholiques, dont F. Hadjadj, sur les enjeux économiques et écologiques…
Au reste, pour en finir avec la culture du déchet et du rejet de l’ultra-libéralisme en route vers le post-humain, deux choses…
1/ Je comprends la stratégie de la bienveillance du courant de l’écologie humaine, je la vois comme une composante essentielle de ce que les chrétiens appellent le « sacrement du frère ». Sans bienveillance mutuelle, impossible d’agir pour le bien commun !
2/ Je crois de plus en plus, pour rendre à certains patrons le goût de partager avec leur prochain, à une rébellion des salariés d’un certain nombre de grosses PME tentés par des actions de groupe en justice, parfois directement engagées par les instances représentatives du personnel (via comités d’entreprise et CHSCT), lorsque ces salariés ont été indûment spoliés. Voir par exemple la situation de WKF ( http://snj-paris-idf.org/2014/11/26/wolters-kluwer-france-le-tour-de-passe-passe-financier-devant-le-tgi-de-nanterre/ ) ; il y a de la bienveillance aussi à mettre certains dirigeants d’entreprises devant leurs responsabilités (une perspective comparable se fait jour dans l’entreprise qui m’emploie).
Alors, PP ac/vs Hadjadj, oui, cent fois oui, nous avons besoin de ces débats, mais cela ne doit pas nous distraire d’un engagement parmi nos frères et sœurs, sur le terrain !

Denis


[ PP à Denis - Parfaitement d'accord, cher Denis. Et encore une fois, l'observation que j'ai faite sur un paragraphe de FH correspond juste : 1. à l'influence de son auteur dans le public catholique francophone, 2. au vœu de voir les intellectuels catholiques, dont FH en première ligne, aider nombre de cathos français à sortir du conformisme de milieu qui les rend (involontairement) sourds aux appels du pape dans le domaine CRUCIAL de l'économie-finance.
Ce problème de surdité sociologique, je ne l'invente pas ; j'en discutais encore avant-hier avec un interlocuteur ecclésiastique très conscient de la situation, et de la nécessité d'un rééquilibrage d'urgence pour une "mise en phase" avec les directives papales...
Et plus généralement : aidons nous les uns les autres à renouer avec l'habitude catholique de la 'disputatio', vigoureuse quand la circonstance et le sujet le demandent, sans perdre de vue l'humilité parce qu'aucun de nous n'est individuellement infaillible et que nous sommes tous sauvés par le même Fils, dans le même Esprit, pour le même Père. Comment être fermes mais humbles, pour éviter de tomber dans la "foi des démons" ? Par grâce seulement... ]

réponse au commentaire

Écrit par : Denis / | 20/12/2014

ZEMMOUR, ONFRAY - MAIS LES INTELLECTUELS CATHOLIQUES ?

> S’il y en a un qui n’évacue pas le facteur économique, c’est Eric Zemmour. N’étant pas croyant, il en fait même la cause première. J’ai co-animé cette semaine une conférence de Zemmour à Lyon sur les « 40 ans qui ont défait la famille », son propos est sans équivoque à cet égard. Il l’a répété pendant 1h30.
Llire cette bonne interview de JF Kahn qui souligne cet aspect du discours de Zemmour dont les médias se gardent de parler :
« si 'Le Suicide français' est le livre le plus réactionnaire écrit depuis longtemps, c'est aussi un brûlot antilibéral. Sur le plan économique et social, c'est un véritable manifeste néo-marxiste dans lequel Zemmour se déchaîne contre le capitalisme financier responsable, selon lui, de toutes les dérives. (…) Tout cela en dit long sur le débat d'idées aujourd'hui : on ne lit plus, on raisonne par étiquette et on lance des anathèmes à partir de petites phrases. »*
On peut citer également Michel Onfray :
« Les élections sont des parodies qui se servent des grands mots – démocratie, peuple, nation, république -, mais qui cachent mal le cynisme des gouvernants : il s’agit pour eux d’installer et de maintenir en place une tyrannie soft qui produit un homme unidimensionnel – le consommateur abruti et aliéné – comme jamais aucune dictature n’a réussi à en produire. »
Qu’il s’agisse de Zemmour ou d’Onfray, les polémiques que l’on crée contre ces auteurs populaires en vue de les disqualifier ne portent pas sur cet aspect – soigneusement évité - de leur discours, qui dénonce les rouages de la machine.
Bien sûr, Zemmour et Onfray ne sont pas "catholiquement correct" dans tout ce qu’ils disent, mais ils sont avance sur la plupart des intellectuels catholiques sur la dénonciation de la machine économique.
C’est tout de même un problème que l’intelligence catholique soit à la traine et parfois même à la ramasse...
Je souligne que ces auteurs populaires sont lus par le plus grand public, ce qui n’est le cas des intellectuels catholiques.
Je trouve que les intellectuels catholiques restent trop prudents, sont en retrait par rapport à ce qu’a écrit avec force le pape dans 'Evangelii Gaudium' sur l’économie. L’appel que leur lance Patrice me semble donc particulièrement bienvenu.
En attendant, en effet, d’autres occupent la place, avec talent. Or des talents, nous en avons, ils sont sous le boisseau…

* Lien JF Kahn ici : http://www.lefigaro.fr/vox/medias/2014/12/20/31008-20141220ARTFIG00144-jean-francois-kahn-eric-zemmour-est-victime-d-une-fatwa-mediatique.php
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Écrit par : Guillaume de Prémare / | 21/12/2014

LEUR INCOHÉRENCE

> Que Zemmour et Onfray puissent être populaires, voilà le problème. La stratégie de ces auteurs, purs produits du système médiatique, consiste à dire n'importe quoi : avec eux, nous quittons le domaine de la réflexion et des arguments rationnels. Pas étonnant qu'ils soient omniprésents dans les médias.
Leurs textes et leurs propos enregistrés fourmillent d'erreurs factuelles, de pseudo-démonstrations qui n'obéissent plus à aucune méthode d'investigation répertoriée, philosophique ou journalistique. C'est le règne du relativisme, propre à la société du spectacle : comme disait l'autre, "le medium c'est le message".
Par ailleurs, ce qui me frappe chez ces fabricants d'opinion (que je n'ose pas qualifier d'intellectuels) c'est leur incohérence : comment peut-on critiquer sérieusement le système capitaliste tout en soutenant aveuglément comme ils le font la machine productiviste? - leur hostilité envers l'écologie politique, entre autres leur négationnisme climatique, dérive justement de leur technolâtrie béate. Puisque le progrès technique est censé apporter la prospérité commune et l'épanouissement individuel.
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Écrit par : Blaise / | 21/12/2014

ONFRAY

> La citation d'Onfray par G. de Prémare est caractéristique : Il s'agit pour notre pseudo-philosophe de dénoncer ce que par ailleurs il souhaite ardemment et promeut avec constance. Paul Ariès avait déjà pointé les inconséquences de ce "philosophe" de plateau télé. Bref : la révolte pour la frime. L'attitude d'Onfray à l'égard de la société de consommation pourrait se résumer ainsi : moins mais plus.
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Écrit par : Blaise / | 21/12/2014

"DIEU SE RIT"

> Nous devrions méditer ce qu’écrivait Bossuet au livre II de son 'Histoire des variations des Eglises protestantes' : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je ? Quand on l’approuve, et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance. »
Et je propose comme illustrations modernes, Onfray, Zemmour et les autres "experts" médiatiques, secrétés par la société du spectacle.
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Écrit par : Blaise / | 21/12/2014

@ Blaise

> vJe ne vois pas les choses comme vous, Blaise. Je viens d'entendre Zemmour à Lyon, il a expliqué le processus de déconstruction de la famille, comment la droite conservatrice l'avait initié, et le lien de causalité avec la machine marchande. Il n'a pas dit "n'importe quoi", il était bien "dans le domaine de la réflexion et des arguments rationnels".
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Écrit par : Guillaume de Prémare / | 21/12/2014

POPULAIRE

> Les catholiques français actuels font surtout partie de milieux aisés... Une urgence est donc de les évangéliser à la DSE, mais une autre,parmi d'autres, est aussi de renouer avec les milieux plus humbles, moins aisés, et de relancer les formes de dévotion populaire.
Les sanctuaires sont des endroits très propices à cela, mais je rêve aussi de faire un jour les rogations autour des champs, dans notre paroisse rurale, avec notre curé congolais...
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Écrit par : Alex / | 21/12/2014

Cher Guillaume,

> quand je vois Laurence Parisot monter au créneau pour attaquer Zemmour au nom du libéralisme (sur twitter), après les menaces lancées par le PDG de Huawey France contre Elise Lucet, j'ai honte que ce ne soient pas les cathos qui soient les premières cibles de ces gens-là.
Et on comprend la vraie raison de la mise au pilori du premier: non pas son racisme, dont tout ce petit monde se rit en privé, mais bien qu'il remette en cause le système (qui s'accommode très bien des racismes, extrémismes, totalitarismes de tous bord,... tant qu'ils achètent des armes, des téléphones portable et des pizzas tout en jouant en bourse et achetant des clubs de foot).
Zemmour a rejoint le peuple en sa souffrance, et on craint sa popularité (démagogie?), voilà ce que je crois comprendre.
Quand nous, par "gentillesse", au fond peur de nous mêler aux Kevin et Alison (prénoms des derniers de classes selon les statistiques) nous sommes restés au chaud, serviteurs zélés, des puissants, avec comme excuse qui ne trompe que notre mauvaise-foi que nous allons les évangéliser. Hmpff!
Nous avons bien mené notre petite révolution avec la Manif pour Tous, mais en prenant bien garde de ne pas nous laisser polluer par le mauvais goût du peuple, en la gardant pure de toute revendication sociale, syndicale, (qui se soucie du scandale des retraites non versées chez les cathos, hein?) : une "révolution" désincarnée où les énergies de nos jeunes se dissipent en pure perte, quand le peuple les attend.
Les combats font rage pourtant depuis des décennies déjà et sur le front de l'écologie, et sur le front de l'anti "totalitarisme libéral", menés par quelques réseaux de résistance de la première heure, ignorés des médias mais subissant ces persécutions silencieuses que nos néophytes de la LMPT ont découvert avec des cris d'orfraie.
Et oui, cela fait déjà un moment que notre démocratie est un décors en trompe l'oeil, mais avec des oubliettes réelles.
Cher Serge,
je te rejoins dans ta critique de 'La Croix' (sur un autre fil de commentaires): si nous savons faire le tri entre les articles, le peuple lui en son bon sens n'applique pas dans ses jugements le discernement ignatien, et depuis longtemps associe les catholiques au système (vous savez, ces gens qui passent leur temps à dire "Il faut faire comme ci et pas comme ça" avec des gros yeux au peuple, tout en faisant les yeux doux aux dirigeants - il faut les comprendre ! et manger à leur table).
C'est pourquoi la bienveillance a un autre nom: collaboration.
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Écrit par : Anne Josnin / | 22/12/2014

PAS FACILE POUR EUX

> Soyons lucides et ne nous cachons pas derrière notre petit doigt: beaucoup de cathos ont une position aisée et une fonction qui leur procure l'estime des autres comme d'eux-mêmes.
Pas facile donc d'attaquer le système qui vous procure ce confort.
Remarquez que je ne les juge pas, voyant dans la force de l'éducation et de la pression du milieu familial une gangue dont il faut une petite révolte pour s'extraire.
Du reste j'ai remarqué le même formatage prononcé chez les cathos "de la classe ouvrière". Mais ces derniers sont bien désorientés par la nouvelle gauche libérale et orphelins idéologiquement.
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Écrit par : JClaude / | 22/12/2014

PÉGUY ET SA 'NOTE CONJOINTE'

> Merci Patrice, merci Guillaume et les autres intervenants, pour vos commentaires pertinents et constructifs, un esprit de 'disputatio' vigoureux dans une vraie "bienveillance" (dans le sens plénier du terme, en charité, et en vérité).
S'agissant des intellectuels catholiques, certes, pour dire les choses platement, chacun en effet ne peut être à la fois au four et au moulin, et se "spécialiser" dans tous les domaines.
On n’attendrait pas nécessairement a priori d’un bon philosophe, qu’il soit aussi un « bon économiste ».
Toutefois, s'agissant précisément de l'économie, et de sa prégnance sur chaque domaine de notre vie, y-compris les plus intimes, le problème est également et d’abord d'ordre métaphysique et anthropologique, bien plus que "technique".
De façon prémonitoire et prophétique, Péguy dénonçait déjà cette réalité dans son texte "un monde prostitutionnel" :
« Et pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul en face de l'esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.) Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul devant Dieu »

Avant de constituer une "question pratique", cette réalité "première", au sens où elle norme désormais tout notre quotidien, jusqu'à notre affectivité et notre psychologie, est d'ordre anthropologique, métaphysique, et spirituel. C'est réellement LA réalité centrale, d'essence totalisante, en dehors de laquelle il n'est pas possible de comprendre notre société dans son fondement métaphysique réel, comme dans ses (dys)fonctionnements concrets, et partant, d'envisager tout idée même d'évangélisation, qui ne peut être qu’ancrée dans le réel.
Dès lors, il est en effet difficilement concevable que cette réalité centrale au cœur du drame spirituel actuel, puisse ne constituer qu'une donnée plus ou moins accessoire dans la pensée d'intellectuels catholiques, aussi brillants, talentueux et profonds puissent-ils être.
Je vous livre in extenso le texte de Péguy évoqué ci-dessus.
C’est un texte fondateur, que chaque catholique devrait lire, relire et faire lire :


'Note conjointe sur M. Descartes' (1914)

« Je l'ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne. Le monde moderne a fait à l'humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l'histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n'y a pas de précédents. Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. Et pour être juste, il faut même dire : Pour la première fois dans l'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d'un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent. Pour la première fois dans l'histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d'un seul mouvement et d'un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne. Et pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul en face de l'esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.)

Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est seul devant Dieu.

Il a ramassé en lui tout ce qu'il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c'est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu'à l'échange a complètement envahi la valeur à échanger.

Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.

L'instrument est devenu la matière et l'objet et le monde.

C'est un cataclysme aussi nouveau, c'est un événement aussi monstrueux, c'est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l'année elle-même, l'année réelle, (et c'est bien un peu ce qui arrive dans l'histoire); et si l'horloge se mettait à être le temps; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.

De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n'en est pas digne. Elle vient de l'argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.

Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers, (et peut-être et souvent le même), de cette universelle interchangeabilité.

Le monde moderne n'est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu'il est universellement interchangeable.

Il ne s'est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu'il avait tout réduit en argent, il s'est trouvé que tout était bassesse et turpitude.

Je parlerai un langage grossier. Je dirai : Pour la première fois dans l'histoire du monde l'argent est le maître du curé comme il est le maître du philosophe. Il est le maître du pasteur comme il est le maître du rabbin. Et il est le maître du poète comme il est le maître du statuaire et du peintre.

Le monde moderne a créé une situation nouvelle, nova ab integro. L'argent est le maître de l'homme d'Etat comme il est le maître de l'homme d'affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l'Etat comme il est le maître de l'école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé.

Et il est le maître de la justice plus profondément qu'il n'était le maître de l'iniquité. Et il est le maître de la vertu plus profondément qu'il n'était le maître du vice.

Il est le maître de la morale plus profondément qu'il n'était le maître des immoralités. »

(Ed. Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres en prose complètes, tome III, pp. 1455-1457)
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Écrit par : jwarren / | 22/12/2014

PÉGUY

> Mieux vaut lire Péguy que Zemmour. Avec Zemmour, nous sommes dans la pose, le temps médiatique, l'indistinction du vrai et du faux; Péguy, lui, nous fait entrer dans l'intelligence des choses; il nous met en garde contre le tout-fait de la pensée. De l'anti-Zemmour, pourrait-on dire (et de l'anti-Noël Mamère).
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Écrit par : Blaise / | 22/12/2014

AMI ET ENNEMI

> Charles Péguy nous met en garde contre les fausses distinctions. Ainsi, avant sa conversion, en 1902, il n’hésitait pas à suggérer que Tolstoï était plus authentiquement chrétien que l’archevêque de Paris – et que les athées anticléricaux avaient su identifier leur véritable ennemi ; ou encore, en 1910, il pouvait qualifier de moderne le projet maurrassien de restauration monarchique, imprégné de rationalisme et de positivisme.
Qui est mon ami ? et mon ennemi ? voilà la question qui se pose.
Et d’abord méfions-nous des faux amis. Il ne suffit pas de prendre le contre-pied de l’adversaire pour être dans le vrai ni penser juste. Souvent, le contraire n’est qu’un reflet, une image inversée ; la contradiction peut cacher, recouvrir une similarité plus profonde.
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Écrit par : Blaise / | 22/12/2014

DE PARTOUT

> Eric Zemmour fait dans son livre l'analyse que les origines de la crise morale que nous vivons sont économiques et trouvent leurs racines dans la fantastique expansion du consumérisme marchand.
Quand on lit chez Michel Onfray:
"Mes points communs avec Zemmour (...) les voici: refus du libéralisme comme horizon indépassable, refus de l'Europe telle quelle fonctionne comme instrument de la machine libérale, critique de l'euro comme rouage de cette machine, confusion des partis de gouvernement dans une même condamnation parce que porteurs du projet libéral, souci du peuple et de son génie propre, condamnation des technostructures qui abolissent la souveraineté populaire, sens et goût de l'histoire"
(http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/12/21/31003-20141221ARTFIG00129-michel-onfray-eric-zemmour-est-un-bouc-emissaire-ideal-pour-la-gauche.php)
on ne peut que se réjouir que la prise de conscience viennent de partout, y compris de personnes avec lesquels nous ne sommes pas d'accord sur tout, et pas seulement des milieux catholiques, parfois (comme ça a été noté ici) un peu trop en symbiose avec un système que le pape dénonce.
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Écrit par : Alexandre / | 23/12/2014

@ Anne Josnin

> Il n'est pas exclu qu'un avenir relativement proche dissipe ce qu'il y a de théâtre d'ombres dans ce que nous vivons collectivement. Et peut-être chacun de nous passera-t-il au "révélateur", un peu comme l'image se fixe progressivement dans l'obscurité. L'épreuve de vérité en quelque sorte...
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@ jwarren

Très impressionnant texte de Péguy, merci.

@ tous de joyeuses fêtes de Noël

Écrit par : Guillaume de Prémare | 24/12/2014

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