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10/04/2024

Proposition de lecture spirituelle de la navigation celtique de Sylvain Tesson ('Avec les fées')

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J’aime beaucoup Sylvain Tesson et je ne suis pas le seul. Il méprise notre époque de nombrilistes. Sa quête est au large. C’est l’immense poésie du monde... Et au-delà, encore infiniment plus :


 On a vu Tesson dans l’Himalaya, les steppes d’Asie centrale, les forêts sibériennes, sur les “chemins noirs” gaulois des Cévennes au Mont Saint-Michel ! il cherche “la convergence des sensations, des émotions, des observations” qu’il nomme “croisée des transepts” ou “surgissement des fées”. Son dernier livre (Equateurs littérature) s’intitule : Avec les fées. Cette fois c’est un périple à la voile avec deux amis au long des côtes celtiques de l’Europe, de la Galice au nord de l’Ecosse en passant – bien sûr – par la Bretagne, la Cornouailles, le pays de Galles et l’Irlande : ce “couloir de l’iode et du granit” où les fées, dit-il, “avaient dû se réfugier à la pliure de la terre, de la lumière, de la mer…” “Nous naviguerions vers le nord, passant en revue les promontoires où de vieilles présences attestaient chaque soir les adieux du soleil… Puisque la nuit était tombée sur ce monde de machines et de banquiers, je me donnais trois mois pour essayer d’y voir. Je partais avec les fées.” Il en résulte un livre extraordinaire : par sa beauté d’abord, et par sa sincérité.

Le plus extraordinaire de cette sincérité est sa dimension spirituelle. Tesson hésite profondément. Il hésite entre deux horizons. D’un côté la vision chrétienne (ce qu’il en perçoit). De l’autre la weltanschauung postmoderne, sorte de demi-panthéisme inabouti, avec son grief-réflexe à l’encontre du christianisme. Étranger à la vraie pensée catholique, ce grief est le produit d'une société méprisée par Tesson ; on s'étonne de le voir apparaître dans son livre.

Mais Tesson ne transige pas avec ce qu’il ressent. Dans son périple celtique, quand une atmosphère chrétienne lui convient il le dit. Quitte à se contredire plus loin. Par exemple lors de ses escales bretonnes : “Je marchais vif, le corps fouetté par la lumière. Sur le sentier breton, les chapelles sont semées. Il y avait vingt siècles, un Dieu avait remplacé les antiques présences. Les chapelles avaient conservé les emplacements des vieux sanctuaires. On poussait la porte pour trouver le repos de l’ombre. La religion chrétienne laisse le marcheur s’asseoir un instant, sans obligation de professer un mot… En Bretagne le paysage est une ivresse. La chapelle faisait face au ‘rocher de Morgane’, magicienne et sœur du roi Arthur. Coexistaient sur ce fil de falaise un vaisseau chrétien que couvrait le ciel et un chaos de légende que battait la mer. La croix côtoyait la fée…” Et dans l’aber Wrac’h, au calvaire de Notre-Dame-du-Val : “Toujours s’asseoir au pied des croix. Pourquoi ces bornes antiques procuraient-elles le sentiment de la paix ? …Sous la croix, je révisai mes vues. Ce calvaire n’avait peut-être pas tué le menhir. Peut-être l’avait-il réinventé. Et si le catholicisme celtique, au lieu d’avoir écrasé les paganismes de la bruyère, les avait absorbés pour les repenser ? La fée avait certes reculé devant la croix. Mais son retrait exprimait autre chose qu’un remplacement. C’était peut-être une trajectoire profonde. Elle menait de l’élémentaire au complexe, du mythologique au religieux, de l’unité à la trinité… Le menhir disait : ‘Je suis là, seul debout, pur autel du grand Tout’. Le calvaire répondait : ‘Nous sommes trois qui ne faisons qu’Un’.”

Ailleurs cependant, brièvement, il arrive à Tesson de parler une autre langue étrangement banale : celle d'une christianophobie contemporaine qui lui va mal. Par exemple : “Dans la calcination du désert naissent les dieux uniques. Sur les mers de brisants, les dragons et les fées. Le monothéisme descend du soleil. Les légendes montent de la brume…” Pourtant Tesson a vu à l’extrême Occident les îles-pitons des Skellig, en Irlande, monde de brisants et de brumes où les moines celtes du VIe siècle adoraient fougueusement le Dieu unique !  Autre exemple de bouffée christianophobe : “Pour peu qu’on décrétât qu’il y avait un Dieu, on émettait l’idée que Dieu était plus précieux que le monde, extérieur à lui, et qu’on pouvait donc blesser le monde sans s’en prendre directement à Dieu. Alors, zigouiller les bêtes, égorger les moutons, saloper les marais et cracher sur les combes blessaient la créature mais pas le créateur…” Attribuer la responsabilité de l’abattage industriel et de l’empoisonnement des sols à la Révélation chrétienne est une indéfendable rengaine idéologique. Je ne peux que suggérer à Tesson de lire l’encyclique Laudato Si’ : texte catholique qui fait loi, qui enterre cette fausse idée de la foi chrétienne – et qui restaure la véritable vision christologique et eschatologique du monde.

En effet Laudato Si’ n’invente rien : ce n’est pas un virage opportuniste du catholicisme. Cet enseignement d’un pape du XXIe siècle remet en lumière l’équilibre surnaturel de la pensée catholique, occulté depuis le XIXe siècle au profit du ravage de la planète par le productivisme dont une bourgeoisie dite catholique fait – encore aujourd'hui et malgré le pape – partie intégrante. Refermant la néfaste parenthèse de cette idéologie bourgeoise, Laudato Si’ est la vraie voix du catholicisme : celui qu’exprimait par exemple, une abbesse bénédictine du XIIe siècle, sainte Hildegarde de Bingen. Proclamée docteur de l’Eglise par Benoît XVI en 2012, elle insiste (Livre des œuvres divines) sur l’unité de l’homme et du reste de la création sous l’action permanente du Créateur : “Dieu fit les éléments du monde, et ceux-ci sont en l’homme, et l’homme en est constitué. Il s’agit du feu, de l’air, de l’eau et de la terre ; et ces quatre éléments sont si bien mêlés et unis entre eux que nul d’entre eux ne peut être séparé des autres…”  Dans le même livre, Hildegarde montre que le plan de Dieu sur l’homme est un programme de communion : “Le Créateur de la terre fait de l’âme un véritable atelier, elle est pour l’homme l’instrument de toutes ses œuvres. Dieu la crée en conformité avec Lui-même…” Dans Les causes et les remèdes, elle souligne “l’attachement” entre la créature et Dieu : “Quand Il a fait la lumière, qui peut voler partout, Il avait en même temps l’intention de donner à une vie spirituelle – qui est souffle de vie – une masse corporelle, forme tirée du limon de la terre, si bien attachée à l’esprit qu’elle regarderait vers Dieu avec plus de pénétration…” Le Créateur ne se confond pas avec sa création mais Il ne lui est évidemment pas “extérieur”, et Il n’y a évidemment pas inclus l’homme pour la ravager ni la babéliser mais pour “la cultiver” (livre de la Genèse). Car, dit l’abbesse médiévale, “en l’homme l’âme et le corps sont une œuvre unique de double nature… Lorsque l’homme agit avec justesse, les éléments de l’univers suivent aussi de justes voies ; dans le cas contraire, c’est lui qui est dominé par les éléments” (c’est ce qui se passera huit cents ans après Hildegarde, avec le déréglement climatique). J’aimerais que Sylvain Tesson lise Hildegarde de Bingen.

J’aimerais aussi qu’il lise Louis Bouyer (1913-2004) : surtout Les lieux magiques de la légende du Graal – De Brocéliande en Avalon, paru en 1986 chez ŒIL et encore disponible sur le Net via les sites de librairie. Ce très grand théologien catholique y déploie une science étonnante du cycle arthurien. Au passage, il ouvre des horizons singuliers sur la fusion-transposition spirituelle que la foi au Christ apporta aux aspirations des Celtes préchrétiens, comme Tesson en a eu l’intuition (dans son propre livre) sous le calvaire de Notre-Dame-du-Val. Je cite le Graal de Bouyer : dans le cycle arthurien, le Roi méhaigné et la Plaie douloureuse, “ tous ces traits transposés, transfigurés de la sorte en une évocation de l’Evangile rédempteur, ont leurs attaches premières dans les mythes celtiques et plus définiment irlandais, comme l’a magistralement établi Jean Marx… Le chaudron d’immortalité, qui continue de transparaître sous le revêtement postérieur des reliques de la Passion et de la Cène, en est l’attestation irréfutable… L’essentiel est dans ce roi chrétien (Arthur) devenu le symbole vivant de l’espérance invincible d’un peuple nouvellement converti, le peuple des Bretons, mais pour subir presque aussitôt l’épreuve de l’invasion, de la défaite et de la dispersion, et il va de ce fait précipiter sur lui-même tous les thèmes mythiques de la royauté des anciens Celtes. Réanimés et portés à l’incandescence par le rapprochement du roi et du mage, du sage (Merlin), également celtique et encore plus fabuleux, ces thèmes pourront facilement recevoir un sens chrétien dans la poésie, devenue prophétique, à la manière biblique-évangélique des bardes convertis.”

Cette métamorphose, explique Bouyer, entraînera celle des grands symboles primitifs : la forêt, la source, le lac "en viendront à signifier, non plus les renaissances perpétuelles d’une vie  qui ne se renouvelle dans la mort que pour y tendre à nouveau, mais l’espoir d’une vie déchue dès son origine d’atteindre enfin, à travers cette mort, l’immortalité. Car l’amour divin, christique, immolé, seul plus fort que la mort, se saisit alors de cet autre amour  qui, par la convoitise, ne tendait qu’à la mort, pour le rectifier, le refondre, dans la mort même.”

Bouyer dit aussi, avec Tolkien qu’il a bien connu : “La reprise des figures mythiques, c’est ce que nous voyons par excellence dans la Quête du Graal. S’emparant de personnages humains, de leurs destins jugés exemplaires, dans le roman chrétien le mythe refait surface. Mais ce n’est plus pour figurer l’éternel retour, l’Odyssée de ces dieux naturels, dieux tombés qui ne se relèvent que pour retomber à nouveau. Il narre maintenant notre Enéide spirituelle : la transplantation finale de l’homme déchu en ce foyer surnaturel de la maison céleste, où le Père à jamais l’attend, d’où le Fils est venu le chercher et où l’Esprit, avec le Fils, dans le Fils, le, ramènera… Loin de généraliser les figures (du cycle) en les dépersonnalisant, comme c’était la tendance du mythe originel, il ne leur confère une nouvelle universalité qu’en les douant d’une capacité inépuisable de se personnaliser en chaque destin particulier. D’où la tendance du mythe ainsi renouvelé à s’enraciner au terroir propre de ceux qui le remanient dans un tel esprit. Brocéliande avec Merlin s’implante en l’Argoat, et l’Avalon d’Arthur devient l’île lacustre de Glastonbury...”

Oui : lire Avec les fées peut mener très loin.

 

 

 

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Commentaires

LES GRANDS ESPACES

> Je ressens le livre de Tesson un peu comme vous. C'est un aventurier de l'âme autant que des steppes et des chemins perdus. Ses balancements entre une perception favorable et un "rejet-réflexe" de l'apport chrétien sont le signe de sa sincérité. Ils peuvent aider ses lecteurs, souvent englués dans le rejet (comme 80 % des Français d'aujourd'hui) à s'en extirper pour accéder aux grands espaces.
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Écrit par : Erwan Le Manac'h / | 11/04/2024

TESSON ET BOUYER

> Merci pour cette publication d'une grande profondeur.
J'ai découvert tardivement Sylvain Tesson via le film "Sur les chemins noirs", qui m'a incité à acheter le livre dans la foulée. Ses écrits invitent à la méditation et à une certaine élévation spirituelle, en tout cas assurément à une exploration du monde.
Etonnant comme il met en lumière l'appropriation du message de l'évangile par le monde celtique : miracle de la Révélation pour laquelle certaines cultures s'étaient configuré pour la recevoir.
Je découvre également grâce à vous Louis Bouyer, dont j'ignorai le lien avec J.R.R Tolkien - une référence pour moi dans la transmission de la foi chrétienne par son oeuvre. Encore merci.
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Écrit par : Renaud Voyer / | 13/04/2024

L'ALTERNANCE CHEZ TESSON

> Merci pour cette recension, je vais le lire, comme j'ai lu pas mal des précédents de Tesson. Il y a depuis longtemps, chez lui, cette tension, cette incompréhension de la foi chrétienne, alternant avec une certaine admiration pour la culture et les oeuvres qui en sont issues. Il reste fasciné par ce qu'il pense des divinités païennes antiques, forces de la nature hypostasiées, car au fond c'est un auteur romantique, comme le Breton Chateaubriand (voir la pose que Tesson reprend en photo de promo de ce nouveau livre, décalque du fameux portrait de "René", mais en marinière...), mais sur l'autre bord. Chateaubriand était un chrétien imprégné de paganisme, et Tesson est un païen impressionné par le "génie du christianisme". Un excellent écrivain, en tout cas, que j'aime faire lire et étudier à mes élèves de lycée public ! Tesson est géographe de formation, il adore la terre, mais ressent la transcendance dont elle est issue. Cela dit, en effet, il ressasse de livre en livre ses manques de lectures théologiques sérieuses. Puisse-t-il recevoir vos conseils !
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Écrit par : AlexS / | 14/04/2024

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