Rechercher : armées privées
Hommage à John le Carré (2)
Dans les années 1970, quand les guerres civiles armées par la CIA ravageaient l'Amérique latine, il disait : "Ce qu'il y a de pire après le communisme est l'anticommunisme”. Retour sur le Carré comme grand témoin politique... Ma chronique à Radio Présence (Toulouse Midi-Pyrénées) et Radio Fidélité Mayenne :
https://www.radiopresence.com/IMG/mp3/16122020_chroeco_airtemps.mp3
<< Une fois n’est pas coutume, parlons d’un écrivain. Celui-là n’est pas banal. C’est David John Moore Cornwell, alias John le Carré, qui vient de mourir à Truro en Cornouailles après une longue carrière de romancier d’espionnage dont les best-sellers ont marqué nos imaginations : L’Espion qui venait du froid (1963, vingt millions d’exemplaires vendus), ou encore La Taupe en 1974, Les gens de Smiley en 1980, Le Tailleur de Panama en 1998… ou son testament politique de 2018 : L’Héritage des espions, aussi mal traduit en français (hélas) que puissant dans sa vision du déclin de l’Angleterre et de l’Europe actuelle.
Car le Carré est aussi un grand témoin politique, et c’est en cela aussi qu’on peut lui rendre hommage. À travers un demi-siècle d’histoire, de la guerre froide aux impasses du Moyen-Orient et au monde de l’argent qui règne finalement aujourd’hui, ses quelque trente livres racontent, en intrigues fascinantes et complexes, la montée de l’absurde dans le monde occidental. D’abord pendant la guerre froide contre l’URSS : guerre claire dans ses objectifs au début, puis se décomposant au fil des années en opérations de plus en plus confuses et de moins en moins justifiables, entraînant souvent des effets contraires au but recherché et se soldant par de terribles dégâts humains : depuis les duels incompréhensibles entre services secrets, admirablement racontées par le Carré, jusqu’aux carnages des guerres civiles et des dictatures sud-américaines armées par Washington dans les années 1970 et qui tuèrent à l’aveuglette des dizaines de milliers d’innocents, dont le saint archevêque du Salvador Oscar Romero. D’où le mot paradoxal de le Carré dans ces années-là : "Ce qu'il y a de pire après le communisme est l'anti-communisme”.
Puis, à partir des années 1990, ses romans décrivent un autre degré de l’absurde : le monde entre dans l’empire de l’argent. Les Etats et leurs services secrets continuent à exister, mais ne savent plus très bien pourquoi. Les classes politiques se confondent avec la sphère financière. Des actions militaires sont réalisées par des armées privées. Et les méthodes de l’espionnage, y compris les pires, passent aux mains des multinationales comme le montrent les films de Hollywood.
Dans son avant-dernier roman, L’Héritage des espions, le Carré fait dire à son personnage George Smiley : “En dehors d’affronter l’ennemi, si j’ai jamais été conscient d’une mission c’était envers l’Europe. Si j’ai eu un idéal hors d’atteinte, c’était de sortir l’Europe des ténèbres dans lesquelles elle se trouvait, pour l’emmener vers un nouvel âge de raison…” L’âge de raison qu’il faudrait atteindre, et la possibilité de l’atteindre, sont un autre débat. Mais c’est l’occasion de relire le Carré : il fait revivre, comme dans un rêve obsédant et crépusculaire, l’univers qui nous a engendrés. >>
16/12/2020 | Lien permanent | Commentaires (1)
Snowden abjure l'idole : malaise chez les idolâtres
L'affaire du défecteur de la NSA en dit long sur le système global :
On ne peut qu'être d'accord avec Libération de ce matin sur l'affaire Snowden : « La sphère privée n'existe plus. C'est la première conséquence de la gigantesque pulsion de surveillance planétaire qui anime les Etats-Unis... Quand à l'espionnage d'ambassades de pays européens alliés et des locaux de l'UE, il symbolise de manière caricaturale la faiblesse du Vieux Continent... L'Europe semble s'interdire de penser l'idée même de "souveraineté numérique", alors que celle-ci fonde désormais une part essentielle de la puissance des Etats. Et s'impose, de fait, comme le sujet éthique, politique, économique, international majeur de l'époque... »
C'est exact. Mais :
> « la sphère privée n'existe plus » par la faute de Washington ; or le libéralisme global (made in USA) annonçait depuis vingt ans – y compris en France – l'apothéose de la sphère privée et la fin de la sphère publique ! Professé chez nous sur un axe allant de Libération aux « libéraux conservateurs », ce dogme était donc un faux-semblant ; on constate aujourd'hui que c'était également un camouflage de la suzeraineté américaine.
> Droguée d'ultralibéralisme et vassale de Washington, l'UE « s'interdit » de penser le monde réel. La révélation Snowden donne des convulsions aux dirigeants européens : ils savaient tout ça (cf. notre note d'hier) mais ne supportent pas de le voir affiché au grand jour, et redoutent les conséquences électorales de cet affichage... Cependant leur trouble ne durera pas, ni ne les conduira à une déclaration d'indépendance. Washington fait le nécessaire pour empêcher toute collusion entre ses vassaux. Et ceux-ci n'ont qu'une envie : oublier au plus vite cet intermède trop réel, pour retourner à leur drogue... Comme disait ce matin Fleur Pellerin (ministre française atlantisée à bloc), le problème euro-américain soulevé par les révélations « n'est pas encore résolu » mais le sera très vite... parce qu'il faut le libre-échange dans les plus brefs délais. Pourquoi le faut-il ? Elle ne l'a pas dit.
> Si le journaliste lui avait demandé pourquoi, Flower Pilgrim aurait répondu en invoquant rituellement la « communauté de valeurs atlantique » : formule fabriquée au temps de la guerre froide, mais creuse en 2013 [1], à moins de donner au mot « valeurs » un sens financier (valeur pour l'actionnaire) décoré de logos arc-en-ciel.
Allons plus loin. L'affaire Snowden montre avec précision ce qu'est l'Imperium américain. Cette idole de l'Europe fait penser au colosse du prophète Daniel (2, 31-35) : la statue « immense et d'aspect terrifiant », dont la tête « est en or pur, la poitrine et les bras en argent, le ventre et les hanches en bronze, les jambes en fer et partiellement en argile ». Plusieurs applications de cette allégorie sont imaginables aujourd'hui... Par exemple : l'argile des pieds du colosse fait penser aux firmes privées auxquelles l'Imperium (tête d'or et bras d'argent) délègue – « externalise » – le plus de tâches possibles en vertu du dogme libéral ; tâches qui incluent les missions de guerre [2] et d'espionnage, puisque les géants du web fonctionnent au profit de la NSA, de la CIA etc. Suffira-t-il, comme dans la vision biblique, d'un caillou frappant l'argile pour que le colosse se désintègre ? C'est peu probable, mais le fait est là : à tout moment, tout salarié de l'une de ces firmes privées peut se mettre à tout raconter...
On peut aussi interpréter l'argile de Daniel (5, 42-43) comme un mauvais présage pour l'Alliance atlantique, « orteils des pieds » (v.42) du colosse. « Le fer mêlé à l'argile, cela signifie que les hommes chercheront à s'unir par des alliances mais ils ne tiendront pas ensemble, pas plus que le fer ne tient à l'argile », explique le prophète au roi Nabuchodonosor... Au livre de la Genèse, l'humanité est désignée par le nom Adam qui veut dire le Terreux, l'Argileux : en 2013, on peut se demander combien de temps les peuples (l'argile) supporteront d'être assujettis par leurs dirigeants au fer de l'alliance US [3], sachant que Washington se méfie du reste du monde – sauf de ses hommes-liges d'Ottawa, Londres, Canberra et Wellington, comme l'établissent les enquêtes du Spiegel et du Guardian. Depuis 1990, les manuels officiels de l'armée américaine définissent comme suspect tout ce Rest Of the World (« ROW »), amis et ennemis confondus...
À la fois autiste et leader mondial autoproclamé, le pouvoir de Washington est le colosse de Daniel. Mais on ne voit pas qu'Obama, Nabuchodonosor de rencontre, ait encore fait le « rêve qui troubla le roi au point de lui faire perdre le sommeil » (Dn 2, 1)...
__________
[1] Raison pour laquelle les « libéraux conservateurs » ne comprennent rien au monde actuel.
[2] cf. les mercenaires en Irak (carnages de civils).
[3] surtout si l'on se souvient qu'en 2010 l'Otan espionnait le Conseil de l'UE : cf. note d'hier.
02/07/2013 | Lien permanent | Commentaires (4)
Wikileaks et les 400 000 rapports
Révélatrice, l'affaire des 400 000 rapports
militaires US en Irak, divulgués par Wikileaks
grâce aux fuites du Pentagone :
Mme Clinton vitupère... non les atrocités de GI's, mais leur divulgation : acte "d'hostilité envers les Etats-Unis", selon elle. Mme Clinton s'exprime comme si elle appartenait à l'administration Bush : ce qui révèle le vrai visage de l'administration Obama. Loin de mériter son Nobel de la Paix (décerné hâtivement en 2009), le président américain n'est que la résultante de forces politico-économiques qui le dépassent. Sans aller jusqu'à dire que le capitalisme porte la guerre comme la nuée l'orage, on doit reconnaître qu'il la produit quand elle lui est nécessaire (cf. 1914)... Mme Clinton, parangon du politically correct, n'est donc pas différente de Mme Rice, parangon du néoconservatisme belliciste ; l'une et l'autre ont la même vision du ROW (Rest Of the World). Là où Mme Clinton est "obamienne" et non bushienne, c'est dans l'hypocrisie vertueuse : au lieu d'approuver les exactions US comme l'aurait fait Rumsfeld ("things happen"), elle les passe sous silence.
Pourtant ces bavures et tortures furent l'effet de l'occupation de l'Irak telle que pensée par les néoconservateurs. Leur décision de ne pas faire aider cette occupation par le Baas et l'armée irakienne (qui ne demandaient que ça), mais de dissoudre ceux-ci et de les menacer, a offert des milliers de cadres aux mouvements insurrectionnels communautaristes. D'où la violence partout, et les ripostes sanglantes des GI's terrorisés ; et non seulement des GI's mais des mercenaires, embauchés massivement par le Pentagone pour faire certains dirty jobs à la place du GI - et qui ont effectivement agi de la façon la plus sale (cf. les 400 000 rapports). Comme quoi le secteur privé peut être pire que le secteur public.
Mme Clinton réagit donc de la seule façon possible pour un ministre impliqué, fût-ce a posteriori, dans une politique qui consista à détruire la société d'un pays qu'on occupait.
Pourquoi cette destruction étrange ? La dissolution de l'armée irakienne et l'éradication du Baas nuisaient aux besoins de l'occupation US, en suscitant la guerre civile et en obligeant les GI's à faire ce qu'ils n'ont jamais su faire : la guerre "dans" une population. (Eux font la guerre "à" la population, souvenons-nous du Vietnam). Alors dans quels intérêts les hommes de Bush ont-ils commis cette sanglante ânerie ? Elle fut imposée aux généraux US par le cabinet suprême de Bush : les hommes qui, lors de la prise de Bagdad, ont aussi donné l'ordre de ne "sécuriser" que le ministère du Pétrole... Cette occupation a donc fait le choix initial de plonger l'Irak dans le chaos. Pour qu'il parte en morceaux ? Peut-être bien. La Maison Blanche a dû ensuite composer avec ses généraux et bricoler autre chose, comme si le plan initial des neocons avait fini par faire peur. Mais c'était trop tard.
Un autre effet de la cagade irakienne fut de priver les Américains de toute chance de réussir quelque chose en Afghanistan. Le problème afghan venant du Pakistan "allié" des Etats-Unis, le résoudre aurait exigé une manoeuvre, très complexe et aléatoire, pour laquelle il eût fallu avoir les mains libres ; or la Maison Blanche se les était coincées dans le piège irakien... Moyennant quoi, en 2010, Obama continue la sale guerre afghane, avec juste un peu plus de mercenaires pour faire tuer un peu moins de GI's. Pendant ce temps, Nicolas Sarkozy dépense l'argent et les soldats de son propre pays en pure perte, pour tenir envers Obama la promesse qu'il avait faite à Bush : le retour dans l'Otan. Faute cruciale de la part d'un chef d'Etat de la Ve République, même si les Français s'en contrefichent pour l'instant. Ils en éprouveront l'ineptie trop tard, eux aussi.
Mais Sarkozy a été touché par la grâce chez Benoît XVI, m'apprend la presse bien-pensante ; il va découvrir (n'en doutons pas) que ces guerres des riches contre les pauvres ont été condamnées par le Vatican.
26/10/2010 | Lien permanent | Commentaires (4)
Afghanistan : il faut lire le dossier du ‘Monde diplomatique’
Dans le numéro de septembre, sept pages d’informations sur l’ampleur et les vraies causes de l’échec “occidental” : diagnostic réaliste dont la classe politico-médiatique française semble pourtant incapable...
Parmi les éléments frappants de ce dossier, les propres aveux de responsables américains :
► LA CAUSE LOINTAINE de tout, avouée au Nouvel Observateur (15/01/1998) par l’ex-conseiller à la sécurité du président Carter, Zbigniew Brzezinski… En 1979 la CIA était intervenue en Afghanistan CINQ MOIS AVANT l’armée soviétique, en armant des moudjahidines contre le gouvernement afghan d’alors : « Selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidines a débuté courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. La réalité, gardée secrète jusqu’à présent, est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul... »
► LES DÉCLARATIONS d'acteurs américains du conflit (Washington Post, 9-10/12 2019) au Bureau de l’inspecteur général spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR) :
Général Douglas Lute, conseiller adjoint à la sécurité nationale de Bush et Obama pour l’Afghanistan et l’Irak (puis représentant des États-Unis à l’OTAN) : « Nous n’avions aucune compréhension fondamentale de l’Afghanistan. Nous ne savions pas ce que nous faisions. (…) Par exemple, sur l’économie. Nous devions établir un “marché florissant”. Nous aurions dû spécifier : “un florissant marché de la drogue”, car c’est la seule partie qui fonctionne. C’est vraiment bien pire que vous ne le pensez. Il y a un manque fondamental de compréhension au départ… »
Colonel (cr) Robert Crowley, conseiller de l'OTAN à Kaboul en 2013-2014 : "Il y avait un certain nombre d'hypothèses erronées dans la stratégie : l'Afghanistan prêt pour adopter la démocratie du jour au lendemain, la population soutenant très vite le gouvernement... Le gouvernement afghan était la plus grande cause d'instabilité à cause de la corruption.”
Ryan C. Crocker, ambassadeur américain à Kaboul en 2002 et 2011-2012 : “Une fois que la corruption a atteint le degré que j’ai vu là-bas, c’est incroyablement difficile, voire carrément impossible, à réparer… Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement, et par inadvertance bien sûr, a été le développement de la corruption de masse. »
► LE RAPPORT DU PENTAGONE (17/08/2021) sur le bilan des vingt ans de guerre et d’occupation US en Afghanistan : « Le gouvernement américain a maladroitement imposé des modèles technocratiques occidentaux aux institutions économiques afghanes. Il a entraîné les forces de sécurité au moyen de systèmes d’armes avancés qu’elles ne pouvaient pas comprendre, et encore moins entretenir. Il a imposé un modèle de droit formel à un pays qui réglait 80 à 90 % de ses différends de façon informelle. Il n’est que rarement parvenu à comprendre, et donc à vaincre, les obstacles culturels et sociaux à l’émancipation des femmes et des filles. Privés de ces connaissances de base, les responsables américains ont souvent délégué leur pouvoir à des agents qui s’en prenaient à la population ou qui détournaient l’aide américaine pour s’enrichir, devenir plus puissants ou soutenir leurs alliés. Le manque de connaissance intime des réalités locales signifiait que les projets destinés à atténuer les conflits les exacerbaient souvent, sans parler des cas où ils finissaient par financer les insurgés par inadvertance. »
Lisez l’intégralité du dossier et des analyses de ce numéro du Monde diplomatique : c’est un contrepoids indispensable à la rhétorique des grands médias et des pré-candidats à l'élection présidentielle française.
02/09/2021 | Lien permanent | Commentaires (2)
Entendu à Paris ce soir : ”s'ils ont peur des Veilleurs, il ne faut vraiment pas qu'ils aillent en Syrie !”
C'est le plus beau mot de la soirée.
(à la Concorde en état de siège : une armée de CRS contre des Veilleurs totalement non-violents...)
-
31/08/2013 | Lien permanent
Les chemins de croix dans la rue : conformes à la lettre et à l'esprit de la loi de 1905...
...qui ne refoule absolument pas les Eglises dans la soi-disant "sphère privée" ! Vidéo : la mise au point du P. Matthieu Rougé citant Mgr Pontier. A voir ici
29/03/2015 | Lien permanent
Gaza pilonnée, bientôt sans eau. C'est pire qu'en 2009...
Mais là, pas question de "sanctions" euro-américaines.
https://fr.news.yahoo.com/israël-accentue-ses-frappes-à-gaza-privé-délectricité-054733259.html
30/07/2014 | Lien permanent
Le pape, les peuples, le virus et le libéralisme
La lettre du pape François “aux mouvements et organisations populaires” sur la crise sanitaire, économique et sociale :
<< Aux frères et aux sœurs des mouvements et organisations populaires
Chers amis,
Je pense souvent à nos rencontres : deux au Vatican et une à Santa-Cruz de la Sierra, et je vous avoue que ce souvenir me fait du bien, me rapproche de vous, me fait repenser à tant de discussions partagées durant ces rencontres et aux nombreux projets qui en sont nés et y ont mûri, et dont beaucoup sont devenus réalité. Aujourd’hui, en pleine pandémie, je pense particulièrement à vous et je tiens à vous dire que je suis à vos côtés.
En ces jours de grande angoisse et de difficultés, nombreux sont ceux qui ont parlé de la pandémie dont nous souffrons en utilisant des métaphores guerrières. Si la lutte contre le Covid-19 est une guerre, alors vous êtes une véritable armée invisible qui combattez dans les tranchées les plus périlleuses : une armée sans autres armes que la solidarité, l’espoir et le sens de la communauté qui renaissent en ces jours où personne ne peut s’en sortir seul. Vous êtes pour moi, comme je vous l’ai dit lors de nos rencontres, de véritables poètes sociaux qui, depuis les périphéries oubliées, apportez des solutions dignes aux problèmes les plus graves de ceux qui sont exclus.
Je sais que très souvent vous n’êtes pas reconnus comme il se doit, car dans ce système vous êtes véritablement invisibles. Les solutions prônées par le marché n’atteignent pas les périphéries, pas plus que la présence protectrice de l’État. Vous n’avez pas non plus les ressources nécessaires pour remplir sa fonction. Vous êtes considérés avec méfiance parce que vous dépassez la simple philanthropie à travers l’organisation communautaire, ou parce que vous revendiquez vos droits au lieu de vous résigner et d’attendre que tombent les miettes de ceux qui détiennent le pouvoir économique. Vous éprouvez souvent de la colère et de l’impuissance face aux inégalités qui persistent, même lorsqu’il n’y a plus d’excuses pour maintenir les privilèges. Toutefois, vous ne vous renfermez pas dans la plainte : vous retroussez vos manches et vous continuez à travailler pour vos familles, pour vos quartiers, pour le bien commun. Votre attitude m’aide, m’interroge et m’apprend beaucoup.
Je pense aux personnes, surtout des femmes, qui multiplient le pain dans les cantines communautaires, en préparant avec deux oignons et un paquet de riz un délicieux ragoût pour des centaines d’enfants ; je pense aux malades, je pense aux personnes âgées. Les grands médias les ignorent. Pas plus qu’on ne parle des paysans ou des petits agriculteurs qui continuent à travailler pour produire de la nourriture sans détruire la nature, sans l’accaparer ni spéculer avec les besoins du peuple. Je veux que vous sachiez que notre Père céleste vous regarde, vous apprécie, vous reconnaît et vous soutient dans votre choix.
"Pas de travailleurs sans droits !"
Comme il est difficile de rester chez soi pour ceux qui vivent dans un petit logement précaire ou qui sont directement sans toit. Comme cela est difficile pour les migrants, pour les personnes privées de liberté ou pour celles qui se soignent d’une addiction. Vous êtes là, physiquement présents auprès d’eux, pour rendre les choses plus faciles et moins douloureuses. Je vous félicite et je vous remercie de tout mon cœur. J’espère que les gouvernements comprendront que Les paradigmes technocratiques (qu’ils soient étatistes ou fondés sur le marché) ne suffisent pas pour affronter cette crise, ni d’ailleurs les autres grands problèmes de l’humanité. Aujourd’hui plus que jamais, ce sont les personnes, les communautés, les peuples qui doivent être au centre de tout, unis pour soigner, pour sauvegarder, pour partager…
Je sais que vous avez été privés des bénéfices de la mondialisation. Vous ne jouissez pas de ces plaisirs superficiels qui anesthésient tant de consciences. Et pourtant, vous en subissez toujours les préjudices. Les maux qui affligent tout un chacun vous frappent doublement. Beaucoup d’entre vous vivent au jour le jour sans aucune garantie juridique pour vous protéger. Les vendeurs ambulants, les recycleurs, les forains, les petits paysans, les bâtisseurs, les couturiers, ceux qui accomplissent différents travaux de soins. Vous, les travailleurs informels, indépendants ou de l’économie populaire, n’avez pas de salaire fixe pour résister à ce moment… et les quarantaines vous deviennent insupportables. Sans doute est-il temps de penser à un salaire universel qui reconnaisse et rende leur dignité aux nobles tâches irremplaçables que vous effectuez, un salaire capable de garantir et de faire de ce slogan, si humain et chrétien, une réalité : pas de travailleur sans droits.
Mettre fin à l’idolâtrie de l’argent
Je voudrais aussi vous inviter à penser à « l’après », car cette tourmente va s’achever et ses graves conséquences se font déjà sentir. Vous ne vivez pas dans l’improvisation, vous avez une culture, une méthodologie, mais surtout la sagesse pétrie du ressenti de la souffrance de l’autre comme la vôtre. Je veux que nous pensions au projet de développement humain intégral auquel nous aspirons, fondé sur le rôle central des peuples dans toute leur diversité et sur l’accès universel aux trois T que vous défendez : terre, toit et travail. J’espère que cette période de danger nous fera abandonner le pilotage automatique, secouera nos consciences endormies et permettra une conversion humaniste et écologique pour mettre fin à l’idolâtrie de l’argent et pour placer la dignité et la vie au centre de l’existence. Notre civilisation, si compétitive et individualiste, avec ses rythmes frénétiques de production et de consommation, ses luxes excessifs et des profits démesurés pour quelques-uns, doit être freinée, se repenser, se régénérer. Vous êtes des bâtisseurs indispensables à ce changement inéluctable. Je dirais même plus, vous avez une voix qualifiée pour témoigner que cela est possible. Vous connaissez bien les crises et les privations… que vous parvenez à transformer avec pudeur, dignité, engagement, effort et solidarité, en promesse de vie pour vos familles et vos communautés.
Continuez à lutter et à prendre soin de chacun de vous comme des frères et sœurs. Je prie pour vous, je prie avec vous et je demande à Dieu, notre Père, de vous bénir, de vous combler de son amour et de vous protéger sur ce chemin, en vous donnant la force qui nous permet de rester debout et qui ne nous déçoit pas : l’espoir. Veuillez aussi prier pour moi, car j’en ai besoin.
Fraternellement,
François
Cité du Vatican, dimanche de Pâques, le 12 avril 2020 >>
21/04/2020 | Lien permanent | Commentaires (5)
Le cas MegaUpload : libération de Kim 'Dotcom' Schmitz
Mais que sont ces soi-disant rebelles de la Toile ?
La justice néo-zélandaise libère sous caution l'Allemand Kim Schmitz, alias Kim Dotcom, 38 ans, arrêté le 20 janvier à Auckland sur un mandat fédéral américain. A propos de ce personnage, je me permets de citer mon bloc-notes du Spectacle du Monde (février) :
20 JANVIER, AUCKLAND (NOUVELLE-ZELANDE) – Là aussi c'est mieux qu'un film policier. Jaillissant de plusieurs hélicoptères, des dizaines de flics couverts de gilets pare-balles débarquent dans le jardin d'une villa cossue ; ils contournent le garage où sont parquées une Cadillac rose et une Rolls Phantom ; enfoncent la porte de la maison, envahissent les couloirs ; se heurtent à une porte blindée sous verrouillage électronique, l'enfoncent aussi, et pénètrent dans une chambre forte où les attend un obèse armé d'un fusil à canon scié. C'est Kim Schmitz, alias Kim dotcom : le fondateur du site internet MegaUpload, qui a été fermé vingt-quatre heures plus tôt par le FBI aux Etats-Unis. MegaUpload (150 millions d'utilisateurs inscrits, 4 % du trafic mondial sur la Toile) est accusé d'avoir fait perdre 500 millions de dollars aux firmes de musique et de cinéma, et d'avoir empoché 175 millions de dollars de profits illégaux ! L'obèse Kim est extrait manu militari de sa chambre forte et enfourné dans d'un hélicoptère. C'est la première arrestation aéroportée pour violation de droits d'auteur... Déjà condamné en Allemagne et en Thaïlande (pour piratage informatique, délit d'initié et abus de biens sociaux), l'inculpé risque vingt ans de prison. À la même heure, à Hongkong, une armée de policiers perquisitionnent un hôtel de grand luxe : c'est là qu'est le siège social de MegaUpload.
Que reproche-t-on à Kim dotcom Schmitz ? La même chose – en plus grand – qu'aux 350 autres sites fermés par le FBI au cours des derniers mois: offrir illégalement des films, de la musique, des vêtements, des médicaments, des logiciels, du Burberry ou du Vuitton contrefaits... Banditisme ? « Non : altermondialisme numérique ! cyber-anarchisme ! » C'est ce que répond la plateforme internet Anonymous, qui lance aussitôt des représailles. Pour venger le gros Kim, des milliers de hackers engorgent et mettent en panne les sites du FBI, du département américain de la Justice, d'Universal Music. Et ceux de l'Elysée, du ministère français de la Défense et de Vivendi... Car Nicolas Sarkozy s'est placé depuis deux ans à l'avant-garde de la défense des droits d'auteur, avec sa loi Hadopi conspuée par les internautes. À Washington, deux projets de lois (« Sopa » et « Pipa »), demandés par Hollywood et les majors de la musique, veulent eux aussi durcir la répression.
Les droits d'auteur peuvent-ils gagner ce combat ? Anonymous affirme que non et brandit sa force de frappe : tous les internautes, sur les cinq continents, peuvent devenir hackers en utilisant cette plateforme – et ainsi prendre part à la guérilla. Une armée sans précédent.
Que dire de ce « combat » international ? Deux lectures du phénomène sont possibles :
- la lecture non-conformiste (notamment catholique), qui reconnaît la légitimité des pouvoirs publics garants d'un bien commun différent des intérêts privés ;
- la lecture conformiste, qui consiste à hurler contre la « répression » et à invoquer la « liberté de la Toile », la « liberté d'entreprendre », etc. C'est la réaction formatée par le libéralisme : ne pas admettre l'existence d'un bien commun.
Si l'on y regarde de plus près, en effet, on constate que Kim Dotcom et les « partis pirates » du web (spécialité des pays riches) ne sont que des extrémistes du système ultralibéral. « Le piratage est un business model comme les autres », déclare un patron de Disney. Il ne s'agit de rien d'autre que de maximiser des profits en violant les dernières lois, et en baptisant cette violation « démocratie liquide »1. Richard Falkvinge (« parti pirate » suédois) déclare : « Je me définis comme ultra-capitaliste... La bataille maintenant se joue sur les droits des citoyens, qui est le sujet majeur, plus important que le système de santé, l'éducation, le nucléaire, la défense et toute cette merde dont on débat depuis quarante ans. »
Ainsi la notion de « citoyen » perdra toute signification, puisqu'il n'y aura plus de « cité » ni de débat « civique » : rien que la guerre économique de tous contre tous, idéal des libéraux... Le renard libre dans le poulailler libre.
Transposée dans le domaine de l'internet, la mentalité « pirate » ultralibérale installe comme seule norme la jouissance individuelle, et récuse toute intervention des pouvoirs publics. C'est le triomphe de l'idéologie prédatrice-consumériste. Elle s'oppose à la pensée sociale chrétienne, et explicitement à la doctrine sociale de l'Eglise catholique exprimée dans son Compendium.
Sachant que l'univers internet se généralise à l'ensemble de la planète (sauf les régions les plus misérables), l'idéologie prédatrice-consumériste prétend ainsi régner sur le monde et lui imposer un empire de marchés et de machines, dominé par des « pirates » : individus prédateurs déliés de tout lien social, et ne voyant dans autrui qu'une source de profits.
Cette idéologie est un danger bien pire que le « contrôle d'Etat » qu'elle prétend dénoncer. Elle est clairement mise en cause par les textes du magistère catholique, notamment Centesimus Annus (Jean-Paul II) et Caritas in Veritate (Benoît XVI), ainsi que les documents des évêques français : Grandir dans la crise (CEF, Cerf) et Quelle société voulons-nous (cardinal Vingt-Trois, Pocket).
_________
1. Alex Morlang, du « parti pirate » berlinois.
22/02/2012 | Lien permanent | Commentaires (8)
Le cardinal Burke peut-il avoir eu ces étranges limiers ?
Selon le New York Times, le cardinal aurait introduit au sein de l'Ordre de Malte les "enquêteurs" d'une organisation privée américaine de chasse aux "traîtres" et aux "hérétiques". Hypothèse tellement improbable que l'on attend un démenti de l'intéressé :
L'édition hebdomadaire du New York Times International (7/02) consacre une demi-page à la fermeté du pape dans l'affaire de l'Ordre de Malte. L'article semble avoir bénéficié d'informations venant des rangs de l'Ordre lui-même. Décrivant le rôle du cardinal américain Burke dans l'embrouille anti-pape qui a mené à la démission du grand maître Festing, le journaliste confirme que tout a commencé par l'action du cardinal pour abattre le grand chancelier de l'Ordre, Albrecht von Boeselager. Mais il signale un élément d'information (américain) qui avait échappé à la presse française. Le voici, traduit par nos soins :
<< Les tensions entre Mr Festing et le grand chancelier Boeselager s'étaient intensifiées récemment jusqu'à accuser Mr Boeselager d'avoir supervisé la distribution de préservatifs alors qu'il dirigeait la branche humanitaire de l'Ordre. Michael Hichborn, président de l'Institut Lépante (organisation catholique conservatrice), avait conduit une investigation à l'intérieur de la branche humanitaire internationale de l'Ordre. Mr Hichborn déclara avoir découvert que la branche humanitaire avait promu l'usage du préservatif en Afrique et au Myanmar, en violation des règles de l'Eglise. En novembre, il envoya une note au cardinal Burke... Quelques jours plus tard, le cardinal Burke écrivit sa "préoccupation" à François. Selon les supporters du cardinal, le pape lui aurait alors donné instruction "d'éradiquer de l'Ordre les éléments maçonniques"... Selon les autres témoignages, le pape avait plutôt pressé le cardinal d'aider cette affaire à se régler par le dialogue. Au lieu de cela, Mr Festing et le cardinal Burke, le 6 décembre, exigèrent la démission de Mr Boeselager. >>
Voici la suite telle que la raconte le NYT : le 21 décembre, outré d'avoir été manipulé par le cardinal Burke, le pape aurait écrit directement au grand maître Festing. Ce message pontifical aurait été accompagné d'une mise en garde du cardinal secrétaire d'Etat Pietro Parolin, comportant notamment la phrase suivante : "Sa Sainteté avait prôné le dialogue comme moyen d'aborder et régler les problèmes éventuels. En aucun cas Elle n'avait parlé d'évincer qui que ce soit !"
Et voici le développement de la situation connu de tout le monde : le Vatican nomme une commission d'enquête. Festing (poussé par Burke) la récuse brutalement en prétextant de la "souveraineté" de l'Ordre... Le pape le convoque à Rome, lui rappelle que l'Ordre doit obéissance filiale au pape, et obtient sa démission. Un autre grand maître sera élu dans les trois mois. Pour empêcher le cardinal Burke de perturber cette élection, le pape nomme un représentant personnel auprès de l'Ordre ; quelques heures avant que cette nomination ne prenne effet, des affiches collées dans Rome accusent François d'avoir "décapité l'Ordre de Malte" (cf ici notre précédente note).
Mais revenons au fait nouveau. Selon le NYT, l'agent du cardinal Burke contre Albrecht von Boeselager serait M. Hichborn, président de l'Institut Lépante. Quelle est cette organisation privée ? Réponse - révélatrice - sur son site :
<< L'Institut Lépante pour la Restauration de Toutes Choses dans le Christ est une organisation de recherche et d'éducation vouée à défendre l'Eglise catholique contre des assauts venus de l'extérieur et de l'intérieur. Que ce soit sous la forme d'armées, d'hérétiques ou de traîtres, des ennemis ont toujours cherché la destruction de l'Eglise qui a dû leur faire face. Aujourd'hui elle affronte les trois menaces à la fois... L'Institut Lépante a été créé dans le but de faire connaître les faits en ce qui concerne des organisations se réclamant du catholicisme ou du christianisme, mais agissant en contradiction avec les enseignements de Notre Seigneur et de son Eglise Sainte et Immaculée... >>
Cette auto-définition est celle de toutes les organisations répondant au type idéologique que les historiens du catholicisme nomment "l'intégrisme". Le prototype en fut le réseau Sodalitium Pianum (nom de code "la Sapinière") du prélat Umberto Benigni : sa vision policière de l'Eglise fit des dégâts considérables de 1909 à 1921 [*]. On vit réapparaître l'équivalent de la Sapinière contre le concile Vatican II. Et l'ère de l'internet favorise le développement de réseaux comparables sous une nouvelle forme... Sans aucun mandat ecclésial, ces organisations sont spécialisées dans les campagnes de dénonciation calomnieuse contre les personnes.
De tout cela se dégagent deux questions :
► Selon le NYT, le cardinal Burke - quoique n'ayant qu'une charge honorifique au sein de l'Ordre de Malte - y aurait introduit les limiers américains de l'Institut Lépante, sorte d'agence privée vouée à la chasse aux "hérétiques" et aux "traîtres" ? Et ce serait eux qui auraient bâti le dossier contre le grand chancelier ? Il y aurait là quelque chose de déroutant, par contraste avec les statuts et coutumes de l'Ordre.
► Non moins étrange : l'affirmation du NYT selon laquelle le cardinal Burke aurait prêté au pape une intention "éradicatrice", dont la formulation ressemblerait plus aux idées du cardinal (et au vocabulaire de l'Institut Lépante) qu'à Laudato Si'. Mais on ne peut imaginer qu'un membre du Sacré Collège ait voulu manipuler le pape à ce point.
On attend, non sans impatience, les démentis du cardinal auprès du journal new-yorkais.
__________
[*] Cf Emile Poulat : Intégrisme et catholicisme intégral (Casterman / Religion et société, 626 pages - 1969).
07/02/2017 | Lien permanent | Commentaires (3)