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Turquie-Syrie : questions brûlantes
...posées par un observateur turc de gauche :
Le 11 mai, la ville turque de Reyhanli dans la région du Hatay (frontalière de la Syrie) a subi un terrible attentat à la voiture piégée : 50 morts. Aussitôt Ankara a accusé les services syriens. Puis annoncé l’arrestation de neuf citoyens turcs "membres d'un groupe marxiste pro-syrien". Et la justice turque a décrété la censure sur "toutes les informations relatives à l’attentat". Quant au régime de Damas, il n'avait aucun intérêt à susciter cet attentat, propre à attirer sur lui les représailles d'un pays membre de l'Otan ! Autant d'étrangetés qu'examine [*] l'essayiste turc de gauche Bahar Kimyongür. Son point de vue est idéologiquement hostile à Erdogan et à l'AKP, mais les questions de fait qu'il soulève méritent l'attention :
<< 14 mai 2013 - Dès le début de l’enquête sur les attentats de Reyhanli, les autorités turques ont accusé les moukhabarat (services secrets syriens) d’en être les auteurs. La police turque a ensuite procédé à des perquisitions et des arrestations dans les milieux de la gauche radicale. Quelques formules lapidaires, deux ou trois slogans, un décret de censure et le tour était joué. Enfin, c'est ce que croyait l'administration AKP...
Le système judiciaire turc n’a jamais été un modèle en matière d’impartialité et la politisation de la magistrature turque n’est un secret pour personne. Le gouvernement turc se sert régulièrement de ses tribunaux pour faire taire ses adversaires. C’est ainsi que la Turquie est devenue la plus grande prison pour journalistes du monde. Dans les affaires Ergenekon et Balyoz, les enquêteurs se sont évertués à démontrer sans succès qu’il existerait un grand complot contre le gouvernement AKP mêlant politiciens, journalistes et militaires kémalistes, groupes mafieux liés à la contre-guérilla, militants marxistes et groupuscules d’extrême droite.
L’accusation selon laquelle des réseaux d’extrême gauche en lien avec les services secrets syriens seraient les responsables de l’attentat de Reyhanli fait partie des classiques de l’AKP et n'a pas vraiment convaincu la population.
La majorité des habitants de Reyhanli pense d’ailleurs que l’attaque est l’œuvre de l’Armée syrienne libre (ASL). De nombreuses personnes interrogées sur place disent même que les rebelles syriens ont été avertis et ont quitté la ville peu avant les explosions. C’est en tout cas ce que relève le député turc du Congrès démocratique du peuple Ertugrul Kürkçü en visite sur les lieux de l'attentat. (Radikal, 13 mai 2013).
Le modus operandi est étranger à la gauche turque
Avec un bilan de 50 morts, 155 blessés et des dégâts ayant touché 735 commerces, 62 véhicules, 8 bâtiments publics et 120 appartements, le double attentat de Reyhanli est l'attaque à l'explosif la plus sanglante de l'histoire de la République de Turquie. Les deux autres attentats les plus meurtriers qui suivent dans cette liste macabre ont été perpétrés par al-Qaïda, les 15 et 23 novembre 2003 à Istanbul et ont respectivement coûté la vie à 27 et à 30 personnes.
Ce détail a son importance. La Turquie est coutumière de la violence politique et la lutte armée y existe depuis le début des années 70. Des dizaines de mouvements marxistes et nationalistes ont pris le maquis contre le régime d'Ankara. Pourtant, aucun d’entre eux, pas même les indépendantistes du PKK aux moyens militaires conséquents, n'ont commis d'attentat aussi meurtrier que celui de Reyhanli. Seule Al Qaïda rivalise avec ce record macabre.
Il est par ailleurs peu probable, sinon impossible, qu'un "groupe marxiste" ait délibérément visé la population civile à Reyhanli comme le prétendent les autorités turques. Ce type d'attentat ne correspond pas du tout au mode opératoire de la gauche radicale. Il est même en totale opposition avec les principes moraux et l'éthique militaire qui animent les marxistes anatoliens.
Le chef du groupe visé dément la version officielle et accuse les mercenaires d’al-Nosra
Les autorités turques désignent explicitement Mihrac Ural, un militant turco-syrien originaire d’Antioche, comme étant le planificateur des attentats de Reyhanli. Mihrac Ural est le chef de la milice syrienne pro-gouvernementale Mouqawama Souriy (Résistance syrienne) qui ratisse les régions forestières de Lattaquié, à la frontière turco-syrienne, pour empêcher l’infiltration des djihadistes venant de Turquie.
Il est aussi le secrétaire-général d’un groupuscule marxiste turc pro-syrien appelé "Urgentistes" (Acilciler) qui s’est dissous en 1988 et qui n’a plus mené d’action armée depuis plus de 30 ans. Dissidente du Parti-Front populaire pour la libération de la Turquie (THKP-C), l’organisation Acilciler tire son nom de son texte fondateur intitulé : "Les questions urgentes de la Révolution en Turquie". Son leader Mihrac Ural n’a plus remis les pieds en Turquie depuis 33 ans. En Turquie même, seule une poignée de jeunes et de nostalgiques, la plupart originaires d’Antioche, la ville natale de Mihrac Ural, se revendiquent de l’héritage de ce groupe.
Ni la Moqawama Souriy, une unité mobile de garde-frontières forte d’à peine quelques combattants armés de kalachnikovs, ni sa version turque Acilciler, inactive depuis des décennies, n’ont les capacités matérielles ni humaines d’organiser un attentat aussi sophistiqué au nez et à la barbe des services secrets turcs et occidentaux. D’après la police turque, le double attentat à la voiture piégée de Reyhanli est une opération complexe nécessitant une bonne coordination, une grande quantité d’explosifs, des véhicules spécialement aménagés, des commandes à distance etc.
Ni Mihrac Ural, ni l’Etat syrien n’ont de raison ni d’intérêt à commettre un pareil crime sur le sol turc et à défier ainsi les armées de l’OTAN. L’un et l’autre ont démenti avec véhémence toute implication dans ce crime terroriste.
Malgré son innocence revendiquée, les rebelles syriens et le gouvernement AKP ont fait de Mihrac Ural leur tête de turc. Sa tête a été mise à prix la semaine dernière par l'Armée syrienne libre (ASL) pour sa prétendue responsabilité dans les massacres visant les quartiers sunnites de Banias.
Comme Reyhanli est majoritairement sunnite et que Mihrac Ural est alaouite, les médias rebelles ont saisi l'occasion pour répandre leur haine de l'alaouite. [...] A-t-on seulement demandé au principal accusé ce qu’il pense de toutes ces accusations ? Voici ce qu’il répond : "La main qui a assassiné à Reyhanli est la même que celle qui assassine à Damas et à Alep. Cette main est celle des forces salafistes, de ces esprits obscurs inspirés par la vengeance et la haine. Le Front Al Nusra assassine l’humanité un jour sur deux en poussant des esprits captifs et soumis à commettre des attentats suicide. Ces assassins qui tuent des êtres innocents n’ont rien d’humain."
Mihrac Ural pointe ensuite une probable mésentente entre le commanditaire et l’exécutant : "Il semblerait que les réseaux sanguinaires se soient retournés contre leurs soutiens militaires et financiers. Cet attentat ressemble à un avertissement..."
Les victimes de l'attentat sont plus pro-Bachar que pro-rebelles
La ville de Reyhanli et ses alentours abritent plusieurs dizaines de milliers de réfugiés syriens sympathisant avec la rébellion anti-baassiste.Or, sur les 50 victimes du double attentat, seules trois d'entre elles sont syriennes.
Les statistiques les plus fiables indiquent que la population turque, y compris l'électorat de l'AKP, est globalement opposée à la guerre entre la Turquie et la Syrie. Les habitants de Reyhanli ne sont pas en reste. Ces derniers jours, ils ont organisé plusieurs manifestations contre les réfugiés et les rebelles syriens. La raison en est que l’arrivée des réfugiés syriens a coïncidé avec une crise économique sans précédent qui frappe les populations vivant du commerce transfrontalier. De plus, le soutien du gouvernement Erdogan aux rebelles syriens a fait du Hatay une véritable poudrière : des hommes armés circulent dans toute la province.
[...] Dans la région d’Adana, des alaouites ont reçu un tract bilingue (arabe et turc) au contenu suivant : "Nous, soldats du bataillon du cheikh Moaz al-Khatib qui menons le djihad sur la voie d’Allah, mettons Assad et ses collaborateurs en garde : Ne soutenez pas le mécréant. Pour éviter que votre tête ne soit détachée de votre corps, empruntez la voie d’Allah. Toi le mécréant qui fait tes ablutions dans la bave du chien Assad, nous déverserons ton sang pour laver la terre sacrée de l’Etat sunnite syrien. Grâce à la puissance qu’Allah donnera à notre bras, votre fin est proche !" (Cumhuriyet, 12 avril 2013).
Transgressant son sens de l’hospitalité légendaire, la population de Reyhanli qui, à l’instar des réfugiés et des rebelles syriens, est majoritairement sunnite, en a elle aussi ras-le-bol du laxisme des autorités turques à l’égard des réfugiés syriens qui sèment l’insécurité et la discorde. Quatre jours avant les attentats, Reyhanli a été le théâtre de violents affrontements entre habitants locaux et réfugiés syriens.
On ne comprend donc pas pourquoi des "agents du régime syrien" auraient attaqué des habitants locaux au lieu de prendre des rebelles pour cible, d’autant que le gouvernement syrien n'a aucun intérêt à cibler une population turque qui lui est favorable. La thèse officielle turque selon laquelle le but des terroristes serait de semer la discorde entre les habitants de Reyhanli et les réfugiés syriens ne tient pas la route puisque cette discorde est déjà une réalité. Rebelles syriens et habitants de Reyhanli sont à couteaux tirés.
L'attentat visait certes à semer la discorde mais une discorde d'une toute autre nature, une discorde que les autorités n'ont visiblement pas réussi à camoufler puisqu'elle n'a pas échappé aux victimes. Les personnes interrogées sur les lieux du massacre ont interprété le double attentat comme une tentative de monter les sunnites du Hatay [...] contre les alaouites "naturellement" pro-Bachar. Mais la population du Hatay n’est pas dupe. Ce dimanche, alaouites, sunnites et chrétiens ont manifesté main dans la main à Antioche en solidarité avec les victimes de Reyhanli et ont appelé le gouvernement turc à la démission.
Un massacre qui arrange l'Etat turc et ses mercenaires syriens
L'administration Erdogan a fait du renversement du gouvernement de Bachar el-Assad une priorité absolue. Toute initiative servant cette cause est parrainée par Ankara. Ces derniers jours, Erdogan a multiplié les provocations guerrières, incitant les puissances occidentales à attaquer la Syrie. Jeudi dernier, il a déclaré à la chaîne étatsunienne NBC News que son pays était prêt à appuyer Washington en cas de conflit avec Damas.
Erdogan a raison de s’affoler. Ses affaires en Syrie ne vont pas bien. Face aux groupes armés qui accusent le coup, l'armée arabe syrienne progresse sur quasi tous les fronts. Elle a reconquis tous les quartiers sud de la ville d'Alep ainsi que des zones stratégiques de la banlieue de Homs et Hama. L'armée est surtout parvenue à sécuriser Damas en remportant la bataille de la Ghouta et a neutralisé l'avancée des rebelles depuis la ville méridionale de Deraa. Elle vient même de pénétrer dans les banlieues de Qousseir où elle n'avait plus mis les pieds depuis plus de huit mois, ce qui va lui permettre de relier Homs au littoral. Les principaux axes routiers du pays sont sur le point de passer intégralement sous contrôle gouvernemental.
[...] Grâce à sa résistance et aux efforts de son allié russe, l'Etat syrien est aussi sur le point de remporter la bataille diplomatique. Les puissances occidentales semblent avoir compris que la Syrie n'est pas une bouchée facile et qu'il faudra trouver un compromis à défaut de pouvoir mettre ce pays à genoux. On se demande dès lors pourquoi l'Etat syrien sacrifierait son précieux avantage et mettrait son existence en péril ?