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Bégaudeau : ”La bourgeoisie humaniste et cool devient agressive dès qu'elle se sent menacée”

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Auteur notamment d’une Histoire de ta bêtise (Fayard 2019) qui cloue au mur la bourgeoisie contemporaine, Bégaudeau répond sur deux pages aux questions du JDD 5/08). De quoi réveiller de leur somnambulisme les suiveurs de Marion Maréchal ou – dans un autre genre –  de Christine Pedotti ?  Extraits :

 

<<  …JDD – Aimez-vous Pascal pour sa radicalité ?

FB – Je me méfie de la demi-mesure, de la tiédeur ! À force de nuances, une pensée finit par ne plus rien vouloir dire. Dans Les provinciales, Pascal […] s’en prend aux demi-habiles. Les demi-habiles habitent un lieu pertinent pour vivre, mais certainement pas pour réfléchir. La pensée n’a rien à voir avec une dissertation de Sciences Po. […]  La radicalité du constat de Pascal sur la condition humaine me paraît juste : tout est absurde. Nous venons du néant et nous y retournerons. [...]  À condition radicalement absurde, il ne peut y avoir que solution radicale : la croyance en Dieu. Tout faux-fuyant par rapport à l’absurdité de la vie me paraît sans issue... >>

 

<< …JDD – ‘Histoire de ta bêtise’ cible la bourgeoisie macronienne. Pourquoi tant de polémiques autour du livre ?

FB – Les éditorialistes sont, dans leur immense majorité, du centre-droit. Le macronisme est leur emblème. […]  Ils m’ont donc tous posé des questions autour du sujet qui les passionne : vous ne votez pas, vous ne faites pas barrage à l’extrême droite… >>  *

 

<< …JDD – Pourquoi ‘Histoire de ta bêtise’ vous a-t-il valu d’être renvoyé de la revue ‘Transfuge’ ?

FB –  Le directeur de Transfuge a vécu mon essai comme une déclaration de guerre contre lui. Il s’est reconnu dans le livre. Histoire de ta bêtise montre que cette bourgeoisie humaniste et cool devient agressive dès qu’elle se sent menacée, notamment par une adversité de classe. Elle montre alors son fond invariant agressif. Elle sort ses armes habituelles, comme le licenciement. Le bourgeois cool devient un bourgeois pas cool…>>

 

<< …JDD – Qu’est-ce qui fait de vous un écrivain engagé, appartenant à la gauche radicale ?

FB –  << Tous les écrivains sont engagés... [Même] la littérature féminine de bas étage est engagée. Elle propose une découpe du réel qui absorbe la question sociale pour se recentrer sur la question sentimentale. C’est un engagement de considérer que notre existence sociale est secondaire dans notre aventure humaine. C’est une conviction libérale. Tout le monde est engagé : il faut simplement être conscient de sa propre situation… [Mais] la saisie morale de l’art me met hors de moi. Je protège l’art contre ceux qui veulent le mettre sous surveillance morale et politique. >>

 

__________

(*)  En 2019 à France Culture, il explique son abstention au second tour de la présidentielle :  « Le geste même de voter est un geste anti-politique. […] Avoir habitué des générations entières depuis deux cents ans, en France, à voter, a probablement beaucoup fait pour la dépolitisation, en tout cas la perte d'un certain nombre de réflexes de réelle citoyenneté ou de réelle activité politique. Le vote a donc une certaine toxicité insidieuse. »

 

 

 

En 2018, Bégaudeau publiait Une certaine inquiétude (Albin Michel). Commentaire de ce livre d’entretiens par l’Observatoire foi et culture de la Conférence des évêques de France :

<< Dans Une certaine inquiétude François Bégaudeau et Sean Rose échangent sous forme épistolaire à propos du christianisme. L’un est athée et déclare : « S’il s’agit de transmettre des valeurs, qu’avons-nous besoin du christianisme ? La morale humaniste y suffit, qui n’a jamais fait que séculariser, en les amendant à peine, les axiomes de la morale chrétienne. (…) Ce que je viens chercher dans le christianisme, ce que j’ai la sensation de pouvoir y trouver n’est sûrement pas une morale… » (F. Bégaudeau, p. 46 et 49). L’autre est un croyant qui exprime sa joie de croire malgré le doute : « Le christianisme est une religion de l’incarnation, c’est ce qui m’y plaît tant. Mourir à soi et renaître à la lumière. Les cloches de Pâques ont sonné, les orgues muettes durant toute la période du carême ont retenti, l’église Saint-Georges s’est illuminée de la joie d’accueillir les nouveaux chrétiens » (S. Rose p. 67).

Qui est François Bégaudeau ? Né à Luçon en Vendée, François Bégaudeau passe toute son enfance à Nantes. Il est le fils d’enseignants dans un environnement classé à gauche, son père étant «plutôt parti communiste français». Durant ses années d’études supérieures, il fonde le groupe punk rock Zabriskie, dont il est le chanteur et le parolier. Agrégé de lettres modernes, il poursuit d’abord une carrière d’enseignant. Il écrit des articles pour les Cahiers du cinéma dont il devient le rédacteur à part entière à partir de 2003. Auteur de nombreux essais et romans, il est aussi, entre autres, réalisateur de Entre les murs, un essai qu’il adapte pour la télévision et dans lequel il relate le quotidien d’un enseignant dans le nord de Paris. Incisif, ce film eut un assez grand retentissement (palme d’or à Cannes en 2008).

Qui est Sean Rose ? Sean Rose est né à Saïgon en novembre 1969. Il est de nationalité britannique. Après des études de Droit, de philosophie et de langues orientales, il a collaboré à Lire, aux Inrocks, à Libération etc. Il est actuellement chroniqueur à France 24. Sean Rose est un croyant pratiquant… tellement désorienté par les réalités humaines, trop humaines, qu’on pourrait dire qu’il doute beaucoup.

Qu’est-ce qu’avoir la foi ? Que signifie qu’on l’abandonne ou que l’on s’en passe ? L’échange épistolaire de ces deux écrivains quarantenaires nous montre combien ce sujet demeure vif, brûlant, inquiet. Pour eux, la question de Dieu n’est pas réglée, et les interrogations sur le Christ, le mal, l’amour et la haine sont nombreuses.

François Bégaudeau est un athée déclaré tellement questionné par le geste du Christ qu’on pourrait dire qu’il croit un peu. Ainsi, il propose cette définition de l’amour du prochain : « Non celui qui habite à côté, mais celui qui passe à côté. Qui passe par là. Le premier venu. N’importe qui. Le Christ aime n’importe qui. L’aime indépendamment de ses mérites et démérites. Inconditionnellement. N’importe qui inclut mes ennemis, que le Christ m’engage à aimer, mais aussi les gens que je déteste » (p. 90). Et il s’interroge : « Qu’entend le christianisme par aimer, s’il s’agit d’aimer celui que je n’aime pas ? » (p. 91).

Sean Rose, quant à lui, livre ses hésitations, exprime la fragilité de sa foi. Il s’interroge sur le mal et le malheur : « Pour tout avouer, en ces temps difficiles, je ne me sens guère habilité à parler foi, il faudrait plus de mains que je n’en ai pour protéger la flamme. Plus que jamais, je suis croyant sceptique. Si notre conversation sur la zone grise de la foi et du doute s’est longtemps dégagée de la clameur du monde, de sa fureur et de son effroi, si nous avons laissé l’actualité au seuil, la question du mal me hante et avec elle celle des vertus chrétiennes pour le combattre revient sur le tapis… » (p. 105-106). La question du mal est abordée par les deux auteurs avec beaucoup de gravité. Des événements récents comme l’assassinat du père Hamel ou l’attentat de Nice, font l’objet d’échanges très profonds. Sean Rose fait référence à la vision de l’enfer par le starets Zosime dans Les Frères Karamazov. François Bégaudeau lui répond en citant Journal d’un curé de campagne de Bernanos.

Les réflexions sur la pauvreté et la richesse ont une dimension évangélique. « Dès lors, que ferons-nous de notre confort ? Nous contenterons-nous de penser aux pauvres ? Pour ma part j’ai coutume de dire qu’il faut penser avec les pauvres, depuis les pauvres… » (François Bégaudeau, p. 162). « Mais si le pauvre est la figure emblématique, c’est d’une part, je vais me répéter, à cause du mouvement d’humilité, d’abaissement – la kénose – qui fut au départ de l’incarnation du Verbe divin en l’humanité de Jésus et d’autre part, et précisément pour cette raison, parce que Dieu, étant Dieu du vivant, aime et prend soin de tout ce qui est la vie jusque dans sa plus faible expression : le pauvre, le malade, le moribond, l’enfant à naître… » (Sean Rose, p. 165-166).

L’échange entre ces deux écrivains est une dispute théologique rythmée par une belle amitié. Leurs confidences sur des vies parfois chaotiques font place au paradoxe : l’athée se déclare soudain « écrivain chrétien » quand le croyant lutte pour ne pas perdre une foi précaire. Il y a une sorte d’impatience et de souffrance dans les pages de ce livre magnifique. Les deux auteurs cherchent la vérité et nous invitent à faire de même.

Hubert Herbreteau  >>

 

 

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L'homélie que n'ont pas lue (et ne liront pas) les opérateurs du pathétique buzz sur le ”pape idolâtre”...

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MESSE POUR LA CONCLUSION DU SYNODE DES ÉVÊQUES

HOMÉLIE DU PAPE FRANÇOIS

basilique vaticane
XXXe dimanche du Temps ordinaire, 27 octobre 2019

 

<<  La Parole de Dieu nous aide aujourd’hui à prier à travers trois personnages : dans la parabole de Jésus, le pharisien et le publicain prient ; dans la première Lecture, on parle de la prière du pauvre.

LA PRIÈRE DU PHARISIEN commence ainsi : « Mon Dieu, je te rends grâce ». C’est un très bon début parce que la meilleure prière est la prière de gratitude, celle de louange. Mais nous voyons immédiatement le motif pour lequel il rend grâce : « parce que je ne suis pas comme les autres hommes » (Lc 18, 11). Et il explique aussi le motif : il jeûne deux fois par semaine, alors que c’était obligatoire une fois par an ; il verse le dixième de tout ce qu’il a, or la dîme était prescrite seulement pour les produits les plus importants (cf. Dt 14, 22 ss). En somme, il se vante parce qu’il accomplit au mieux des préceptes particuliers. Mais il oublie le plus grand : aimer Dieu et le prochain (cf. Mt 22, 36-40). Trop sûr de lui-même, de sa capacité d’observer les commandements, de ses mérites et de ses vertus, il est centré sur lui-même. Le drame de cet homme, c’est qu’il est dépourvu d’amour. Mais même les meilleures choses, sans amour, ne servent à rien, comme dit saint Paul (cf. 1 Co 13). Et sans amour, quel est le résultat ? C’est qu’à la fin, au lieu de prier, il se loue lui-même. En fait, il ne demande rien au Seigneur parce qu’il ne se sent pas dans le besoin ou redevable, mais il se sent créditeur. Il est dans le temple de Dieu, mais il pratique la religion du moi. Et tant de groupes “illustres”, de “chrétiens catholiques”, sont sur ce chemin !

Et en plus de Dieu, il oublie le prochain, mieux il le méprise : pour lui, le prochain est vil, il n’a pas de valeur. Lui se considère meilleur que les autres qu’il appelle, littéralement, “les restants, les restes” (“loipoi”, Lc 18, 11). C’est-à-dire qu’ils sont “des restes”, des déchets dont il faut s’éloigner. Que de fois ne voyons-nous pas cette dynamique en acte dans la vie et dans l’histoire ! Que de fois celui qui est devant, comme le pharisien par rapport au publicain, n’élève-t-il pas des murs pour accroitre les distances, en rendant les autres encore plus des déchets. Ou bien en les considérant rétrogrades et vils, il méprise leurs traditions, il efface leurs histoires, il occupe leurs territoires, usurpe leurs biens. Que de prétendues supériorités qui se transforment en oppressions et en exploitations, même aujourd’hui - nous l’avons vu durant le Synode lorsque nous avons parlé de l’exploitation de la création, des gens, des populations de l’Amazonie, de la traite des personnes, du commerce des personnes ! Les erreurs du passé n’ont pas suffi pour qu’on arrête de détruire les autres et d’infliger des blessures à nos frères et à notre sœur terre : nous l’avons vu dans le visage défiguré de l’Amazonie. La religion du moi continue, hypocrite avec ses rites et ses “prières” – bien des gens se déclarent catholiques mais ont oublié d’être chrétiens et humains -, elle oublie le vrai culte à Dieu qui passe toujours par l’amour du prochain. Même des chrétiens qui prient et vont à la messe le dimanche sont adeptes de cette religion du moi. Nous pouvons nous examiner intérieurement pour voir si, même pour nous, quelqu’un est inférieur, jetable, même seulement en paroles. Prions pour demander la grâce de ne pas nous considérer supérieurs, de ne pas nous croire en règle, de ne pas devenir cyniques et moqueurs. Demandons à Jésus de nous guérir de la propension à dire du mal et à nous plaindre des autres, de la propension à mépriser quelqu’un : ce sont des choses qui déplaisent à Dieu. Et providentiellement, aujourd’hui, prennent part avec nous à cette Messe non seulement les indigènes de l’Amazonie, mais aussi les plus pauvres des sociétés développées, nos frères et sœurs malades de la Communauté de l’Arche. Ils sont avec nous, au premier rang.

LA PRIÈRE DU PUBLICAIN nous aide au contraire à comprendre ce qui plaît à Dieu. Il ne commence pas par ses mérites, mais par ses lacunes ; non pas par sa richesse, mais par sa pauvreté : ce n’est pas une pauvreté économique – les publicains étaient riches et gagnaient même injustement aux dépens de leurs compatriotes – mais il sent une pauvreté de vie, parce qu’on ne vit jamais bien dans le péché. Cet homme qui exploite les autres se reconnaît pauvre devant Dieu et le Seigneur écoute sa prière, faite simplement de sept paroles mais traduisant des attitudes vraies. En fait, pendant que le pharisien était devant et debout (cf. v. 11), le publicain se tient à distance et “n’ose même pas lever les yeux vers le ciel”, parce qu’il croit que le Ciel existe et est grand, tandis que lui se sent petit. Et “il se frappe la poitrine” (cf. v. 13), parce que dans la poitrine il y a le cœur. Sa prière naît précisément du cœur, est transparente : il met devant Dieu son cœur, pas les apparences. Prier, c’est se laisser regarder de l’intérieur par Dieu – c’est Dieu qui me regarde quand je prie –, sans feintes, sans excuses, sans justifications. Souvent nous font rire les repentirs remplis de justifications. Plus qu’un repentir, cela ressemble à une autocanonisation. En effet, c’est du diable que viennent opacité et fausseté – ce sont les justifications -, de Dieu lumière et vérité, la transparence de mon cœur. C’était beau et je vous suis très reconnaissant, chers Pères et Frères synodaux, d’avoir dialogué, durant ces semaines, de tout cœur, avec sincérité et franchise, en mettant devant Dieu et nos frères les fatigues et les espérances.

Aujourd’hui, en regardant le publicain, nous redécouvrons d’où repartir : de la conviction d’avoir tous besoin du salut. C’est le premier pas de la religion de Dieu qui est miséricorde envers celui qui se reconnaît misérable. Au contraire, la racine de toute faute spirituelle, comme enseignaient les anciens moines, c’est de se croire juste. Se considérer juste, c’est laisser Dieu, l’unique juste, hors de la maison. Cette attitude de départ est si importante que Jésus nous l’illustre par une comparaison paradoxale, en mettant ensemble dans la parabole la personne la plus pieuse et la plus dévote de l’époque, le pharisien, et le pécheur public par excellence, le publicain. Et le jugement est inversé : celui qui est bon mais présomptueux échoue ; celui qui est mauvais mais humble est exalté par Dieu. Si nous nous examinons intérieurement avec sincérité, nous voyons en nous tous les deux, le publicain et le pharisien. Nous sommes un peu publicains, parce que nous sommes pécheurs, et un peu pharisiens, parce que nous sommes présomptueux, capables de nous justifier nous-mêmes, champions dans des justifications artificielles ! Avec les autres, ça fonctionne souvent, mais pas avec Dieu. Avec Dieu, ce procédé ne fonctionne pas. Prions pour demander la grâce de sentir que nous avons besoin de miséricorde, que nous sommes intérieurement pauvres. C’est aussi pourquoi, ça nous fait du bien de fréquenter les pauvres, pour nous rappeler d’être pauvres, pour nous rappeler que c’est seulement dans un climat de pauvreté intérieure que le salut de Dieu agit.

Nous arrivons ainsi à LA PRIERE DU PAUVRE de la première lecture. Cette prière, dit Ben Sira le Sage, « traverse les nuées » (35, 21). Tandis que la prière de celui qui se considère juste reste à terre, écrasée par les forces de gravité de l’égoïsme, celle du pauvre monte directement vers Dieu. Le sens de la foi du peuple de Dieu a vu dans les pauvres “les portiers du Ciel”: ce sensus fidei qui manque dans la déclaration [du pharisien]. Ce sont eux qui nous ouvriront toutes grandes ou non les portes de la vie éternelle, eux qui se ne sont pas vus comme des patrons en cette vie, qui ne se sont pas mis eux-mêmes avant les autres, qui ont eu seulement en Dieu leur richesse. Ils sont des icônes vivantes de la prophétie chrétienne.

Durant ce Synode, nous avons eu la grâce d’écouter les voix des pauvres et de réfléchir sur la précarité de leurs vies, menacées par des modèles de développement prédateurs. Et pourtant, précisément dans cette situation, beaucoup nous ont témoigné qu’il est possible de regarder la réalité différemment, en l’accueillant à mains ouvertes comme un don, en considérant la création non pas comme un moyen à exploiter, mais comme une maison à protéger, en ayant confiance en Dieu. Il est Père et, Ben Sira le Sage le dit encore, « il écoute la prière de l’opprimé » (v. 16). Et bien des fois, même dans l’Eglise, les voix des pauvres ne sont pas écoutées, voire sont bafouées ou sont réduites au silence parce qu’elles sont gênantes. Prions pour demander la grâce de savoir écouter le cri des pauvres : c’est le cri d’espérance de l’Eglise. Le cri des pauvres, c’est le cri de l’espérance de l’Église. En faisant nôtre leur cri, notre prière aussi, nous en sommes certains, traversera les nuages. >>

 

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Les graves motifs du Motu proprio 'Traditionis custodes'' : 2. la lettre explicative du pape aux évêques

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Face au torrent de fantasmes qui se déverse sur Facebook à propos du Motu proprio, il faut rester sereins, étudier le document et comprendre loyalement les raisons de la décision du pape – demandée par les évêques, pour des motifs dont il a été question ici récemment à propos de l'exemple de Dijon :

 Conférence des évêques de France

Motu proprio 'Traditionis Custodes' :

la lettre du pape François aux évêques

 

“Chers frères dans l’épiscopat,

Comme mon prédécesseur Benoît XVI l’a fait avec Summorum Pontificum, j’ai moi aussi l’intention d’accompagner le Motu proprio Traditionis custodes d’une lettre, pour illustrer les raisons qui m’ont conduit à cette décision. Je m’adresse à vous avec confiance et franchise (parrhesia, en grec, ndlr), au nom de ce partage du « souci de toute l’Église, qui contribue par excellence au bien de l’Église universelle », comme le rappelle le Concile Vatican II .

Les motifs qui ont poussé saint Jean-Paul II et Benoît XVI à accorder la possibilité d’utiliser le Missel romain promulgué par saint Pie V, publié par saint Jean XXIII en 1962, pour la célébration du Sacrifice eucharistique sont évidentes pour tous. La faculté, accordée par indult de la Congrégation pour le culte divin en 1984 et confirmée par saint Jean-Paul II dans le Motu proprio Ecclesia Dei de 1988 [3], était avant tout motivée par la volonté de favoriser la réduction du schisme avec le mouvement guidé de Mgr Lefebvre. La demande, adressée aux évêques, d’accueillir avec générosité les « justes aspirations » des fidèles qui demandaient l’usage de ce Missel, avait donc une raison ecclésiale de recomposition de l’unité de l’Église.

Cette faculté a été interprétée par beaucoup au sein de l’Église comme la possibilité d’utiliser librement le Missel romain promulgué par saint Pie V, déterminant une utilisation parallèle au Missel romain promulgué par saint Paul VI. Pour réguler cette situation, Benoît XVI est intervenu sur la question des années plus tard, régulant un fait interne à l’Église, à savoir que de nombreux prêtres et de nombreuses communautés avaient « utilisé avec gratitude la possibilité offerte par le Motu proprio » de saint Jean-Paul II. Soulignant combien cette évolution n’était pas prévisible en 1988, le Motu proprio Summorum Pontificum de 2007 entendait introduire « une réglementation juridique plus claire » [4]. Pour favoriser l’accès à ceux – même jeunes -, « qui découvrent cette forme liturgique, se sentent attirés par elle et y trouvent une forme particulièrement appropriée pour eux, de rencontre avec le Mystère de la Très Sainte Eucharistie » , a déclaré Benoît XVI « le Missel promulgué par saint Pie V et de nouveau publié par le bienheureux Jean XXIII comme une expression extraordinaire de la même lex orandi« , accordant une « possibilité plus large d’utiliser le Missel de 1962 ».

A l’appui de son choix il y avait la conviction que cette disposition ne remettrait pas en doute l’une des décisions essentielles du Concile Vatican II, en en minant de cette façon l’autorité : le Motu proprio reconnaissait pleinement que « le Missel promulgué par Paul VI est l’expression ordinaire de la lex orandi de l’Église catholique de rite latin ». La reconnaissance du Missel promulguée par saint Pie V « comme une expression extraordinaire de la lex orandi elle-même » ne voulait en aucune manière méconnaître la réforme liturgique, mais était dictée par le désir de répondre aux « prières insistantes de ces fidèles », leur permettant de « célébrer le Sacrifice de la Messe selon l’édition typique du Missel romain promulgué par le bienheureux Jean XXIII en 1962 et jamais abrogé, comme forme extraordinaire de la Liturgie de l’Église ». Il était conforté dans son discernement par le fait que ceux qui désiraient « retrouver la forme, qui leur est chère, de la sainte Liturgie », « acceptaient clairement le caractère contraignant du concile Vatican II et étaient fidèles au pape et aux évêques ». Il déclarait également infondée la crainte de scissions dans les communautés paroissiales, parce que « les deux formes de l’usage du Rite Romain auraient pu s’enrichir mutuellement ». C’est pourquoi il invitait les évêques à surmonter les doutes et les peurs et à recevoir les normes, « en veillant à ce que tout se passe dans la paix et la sérénité », avec la promesse que « l’on pouvait chercher des voies pour trouver un remède »,  au cas où « de graves difficultés seraient venues à la lumière » dans l’application de la normative après « l’entrée en vigueur du Motu proprio » .

Treize ans plus tard, j’ai chargé la Congrégation pour la doctrine de la foi de vous adresser un questionnaire sur l’application du Motu proprio Summorum Pontificum. Les réponses parvenues ont révélé une situation douloureuse qui m’inquiète, me confirmant la nécessité d’intervenir. Malheureusement, l’intention pastorale de mes prédécesseurs, qui avaient entendu « faire tous les efforts afin que tous ceux qui ont vraiment le désir de l’unité aient la possibilité rester dans cette unité ou la retrouver », a été souvent gravement négligée. Une possibilité offerte par saint Jean-Paul II et avec une  magnanimité encore plus grande par Benoît XVI afin de recomposer l’unité du corps ecclésial dans le respect des différentes sensibilités liturgiques a été utilisée pour augmenter les distances, durcir les différences, construire des oppositions qui blessent l’Église et en entravent la progression, en l’exposant au risque de divisions.

Je suis également attristé par les abus de part et d’autre dans la célébration de la liturgie. Comme Benoît XVI, je stigmatise moi aussi que « dans de nombreux endroits on ne célèbre pas de façon fidèle aux prescriptions du nouveau Missel, mais qu’il soit même compris comme une autorisation ou jusqu’à une obligation à la créativité, qui conduit souvent à des déformations à la limite de ce qui est supportable ». Mais je ne suis pas moins attristé par une utilisation instrumentale du Missale romanum de 1962, toujours plus caractérisée par un refus croissant non seulement de la réforme liturgique, mais du concile Vatican II, avec l’affirmation infondée et insoutenable qu’il aurait trahi la Tradition et la « vraie Église ». S’il est vrai que le chemin de l’Église doit être compris dans le dynamisme de la Tradition, « qui tire son origine des Apôtres et qui progresse dans l’Église sous l’assistance de l’Esprit Saint » (DV 8), le concile Vatican II, au cours duquel l’épiscopat catholique s’est mis à l’écoute pour discerner le chemin que l’Esprit indiquait à l’Église, constitue l’étape la plus récente de ce dynamisme. Douter du concile, signifie douter des intentions mêmes des Pères, qui ont exercé leur pouvoir collégial de façon solennelle cum Petro et sub Petro au concile œcuménique, et, en dernière analyse, c’est douter de l’Esprit-Saint lui-même qui guide l’Église.

Le concile Vatican II lui-même éclaire le sens du choix de revoir la concession permise par mes prédécesseurs. Parmi les voeux que les évêques ont indiqué avec le plus d’insistance, émerge celui de la participation pleine, consciente et active de tout le peuple de Dieu à la liturgie, dans la ligne de ce qui a déjà été affirmé par Pie XII dans l’encyclique Mediator Dei sur la renouveau de la liturgie. La constitution Sacrosanctum Concilium a confirmé cette demande, en délibérant sur « la réforme et la croissance de la liturgie », en indiquant les principes qui devraient guider la réforme. En particulier, il a établi que ces principes concernaient le rite romain, tandis que pour les autres rites légitimement reconnus, il demandaient qu’ils soient « prudemment révisés de manière intégrale dans l’esprit de la saine tradition et qu’on les dote d’une vigueur nouvelle selon les circonstances et les besoins de le temps ». C’est sur la base de ces principes, que la réforme liturgique s’est faite, sa plus haute expression étant le Missel romain, publié in editio typica par saint Paul VI  et révisé par saint Jean-Paul II. Force est donc de constater que le rite romain, adapté plusieurs fois au cours des siècles aux nécessités des époques, a non seulement été conservé, mais renouvelé « dans le fidèle respect de la Tradition ». Quiconque désire célébrer avec dévotion selon la forme liturgique antécédente n’aura aucune difficulté à trouver dans le Missel romain réformé selon l’esprit du concile Vatican II, tous les éléments du rite romain, en particulier le canon romain qui constitue un des éléments les plus caractéristiques.

il y a une dernière raison que je veux ajouter au fondement de mon choix : sont toujours plus évidents, dans les paroles et dans les attitudes de beaucoup, la relation étroite entre le choix des célébrations selon les livres liturgiques précédant le concile Vatican II et le rejet de l’Église et de ses institutions au nom de ce qu’ils considèrent comme la « vraie Église ». Il s’agit d’un comportement qui contredit la communion, nourrissant cette incitation à la division« Je suis à Paul ; Moi, par contre, à Apollos ; Je suis de Céphas ; Je suis du Christ »contre laquelle l’apôtre Paul a réagi fermement.

C’est pour défendre l’unité du Corps du Christ que je suis contraint de révoquer la faculté accordée par mes prédécesseurs. L’usage déformé qui en a été fait est contraire aux raisons qui les ont conduits à leur laisser la liberté de célébrer la messe avec le Missale Romanum de 1962. Puisque « les célébrations liturgiques n

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UE : l'heure étant grave, BHL va arpenter les capitales

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Dans Libération, un singulier appel de (ou à ?) la jet-set littéraire :

 

 

Nos dirigeants comptent avoir bientôt fermé la parenthèse du mouvement social et renoué avec leur programme des européennes : une campagne  "progressistes" contre "populistes", selon le schéma fixé par l'Elysée depuis quatre mois.

Il existe des levées "populistes" à travers l'Europe. Mais : 1. encore faudrait-il voir ce qu'elles sont (et ce dont elles sont le contrecoup), au lieu de parler d'elles comme de sorcières de Salem ;  2.  très disparates, elles n'ont pour point commun que le rejet des mots de passe baptisés "progressisme" (en France) par le think-tank de M. Macron.

Croire que ces populismes sont une "Internationale rouge-brune" serait une hallucination. Faire semblant de le croire est une grosse ficelle.

La grosse ficelle s'étale dans la presse d'aujourd'hui et fait du bruit dans les agences. C'est un cahier de 7 pages dans Libération, conçu et présenté par Bernard-Henri Lévy sous le titre : "30 écrivains alertent – L'Europe est en péril". Les 30 écrivains sont de vieux habitués de la jet-society littéraire, dont plusieurs vivent aux Etats-Unis.

Les sept pages s'ouvrent sur un manifeste, non signé mais dont l'emphase trahit l'auteur : BHL en personne. "Des élections européennes qui, si rien ne change, si rien ne vient endiguer la vague qui enfle et qui pousse et qui monte, et si ne se manifeste pas très vite sur tout le continent un nouvel esprit de résistance, risquent d'être les plus calamiteuses que nous ayons connues..."  Prophétie pourtant réfutée d'avance et par Libé soi-même, qui constate, page 6, l'improbabilité de cette "vague" : détenteurs aujourd'hui de 151 sièges, les partis europhobes ou populistes "sont en recul ou affaiblis dans plusieurs pays (Pays-Bas, Danemark, Pologne).... Surtout, le départ du Royaume-Uni va priver les anti-européens des contingents des eurosceptiques du Parti conservateur (19 sièges et des europhobes de l'Ukip (7 députés)." Les politologues ne prévoient donc qu'une vaguelette populiste europhobe :  153 à 168 députés sur 705, ce qui relativise les choses. D'autant qu'il y a peu d'entente entre ces divers partis, et que n'y ont pas remédié les gesticulations d'un Steve Bannon pris au sérieux seulement par le cardinal Burke  –  qui pèse moins que sa cape.

Viennent ensuite huit brefs textes (pourquoi seulement huit ?).

► Le premier est bien sûr de BHL. Il nous annonce un geste décisif : donner sa personne à l'Europe. "Je vais jouer, dans les principales capitales européennes, une pièce que j'ai écrite et que j'actualiserai au gré de l'actualité [*]... Ce sera un monologue que je jouerai seul en scène... Mon idée est de sillonner l'Europe. D'aller partout... Ce sera ma manière d'essayer de donner un corps, une chair, au patriotisme européen que ce manifeste propose... "

► De Lima, M. Mario Vargas Llosa (chantre octogénaire de la théorie du ruissellement "qui ne s'est jamais vérifiée nulle part" comme dit le pape), dit son mépris envers les victimes de la mondialisation ultralibérale : "Les populismes sont une réponse tribale à la mondialisation, qui produit de l'incertitude et de la peur avant tout dans les 'tribus' ethniques, religieuses et politiques les plus primitives..."

► De New-York, M. Salman Rushdie croit voir une alliance rouge-brune submerger l'Europe via la République française : "Une alliance macabre est en train de se nouer entre l'extrême droite et l'extrême gauche..."  Dommage que l'eurologue Quatremer montre le contraire dans le même cahier de Libé, en page 7 : "Une alliance entre gauche et droite radicale étant exclue par nature", le cas de figure prévu à Bruxelles est plutôt un Parlement européen reconfiguré par des majorités de circonstance : conservateurs-socialistes-libéraux-Verts. Le probable est souvent prosaïque...

► Plus jeune mais non moins euro-correct, le romancier Roberto Saviano (Gomorra) affirme que l'UE a "apporté 70 ans de paix" (répons rituel mais inverse de la réalité) ;  et que les "souverainistes" ne sont pas sérieux quand ils disent "non à l'Europe des banques, oui à l'Europe des nations" : "comme c'est facile !", ironise M. Saviano. C'est en effet plus facile – et pertinent – que d'affirmer, comme le romancier, ceci qui est n'importe quoi : "L'idée d'Europe a débuté avec le concept du droit. L'Europe forteresse est son contraire. L'Europe qui devient un territoire où il est aisé d'occulter l'argent sale est terrible..." Révélons à M. Saviano que l'Europe du droit a "débuté" avec le Grand Empire napoléonien (1811), qui précisément était une Europe-forteresse (blocus continental). Demandons-lui aussi en quoi les paradis fiscaux de l'UE seraient une "Europe-forteresse", étant plutôt des sanctuaires de la finance sans frontières.

► Y aura-t-il un juste dans Sodome ?  Non, une juste : c'est l'écrivain(e) Leila Slimani. Elle constate : "Le projet européen n'est pas parfait, il y a un déficit démocratique évident. On a échoué à construire une Europe des âmes..." Mme Slimani a raison d'indiquer ces deux carences ; mais elles sont si profondes qu'elles devraient suffire à juger l'UE et à chercher les linéaments d'une autre Europe. Le déficit démocratique était voulu dès l'origine, selon le programme de technocratie financière fixé dès 1947 par Jean Monnet. Quant à l'âme, c'est une dimension qui ne relève pas de la "construction" (seul Staline parlait d' "ingénieurs des âmes").  Le spirituel et le charnel sont inséparables, contrairement à ce que proclame BHL depuis quarante ans... Déclarer suspect le charnel, proposer un culte de l'abstrait comme l'ont fait les propagandistes d'un juridisme censé cimenter l'UE, revenait à condamner la construction européenne à s'effriter en fin de parcours dans la confusion générale. C'est ce qui arrive aux tours de Babel [2] :  relire Genèse 11, 1-9.  

Etc. On peut supposer que le directeur de Libération a ressenti un malaise en voyant les déclarations peu philanthropiques des écrivains réunis par BHL. Notamment en constatant leur refus d'admettre que les convulsions qualifiées de "populistes" ne sont que des effets, et que leur cause est le système économique ultralibéral...

M. Joffrin a donc voulu combler ce manque en affirmant dans son éditorial, page 6, que "si l'appel des écrivains a un sens, c'est bien de rappeler que l'histoire doit appartenir aux hommes et aux femmes, qu'elle dépend de l'esprit des peuples, de leur imaginaire et de leur âme, non des forces impersonnelles du marché".  Hélas pour le directeur, ce "sens" ne figure pas dans le manifeste de BHL. Ni dans les textes de ses amis.

M. Joffrin conclut que "la question sociale est le point faible du libéralisme économique qui domine depuis longtemps la politique de l'Union et qui creuse sans cesse le fossé entre les classes dirigeantes et la population". C'est vrai. Et c'est structurel. Et c'est ce que dit M. Joffrin... Mais ce n'est pas ce que disent BHL ou Mario Vargas Llosa.

On a l'impression bizarre que les journalistes de Libération ne sont pas sur la même fréquence que les auteurs du manifeste.

Comment expliquer cela ?  J'avoue ma profonde, profonde perplexité.

 

__________

[1]  "Actualiser l'actualité" : BHL est un maître de l'allitération.

[2]  Sur le chantier de Babel, "quand une brique tombait tout le monde était très affligé, mais si quelqu'un tombait et mourait, on ne lui prêtait aucune attention" ('Pirqé de rabbi Eliezer', section I (IXe siècle).

 

 

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Un livre-enquête de Jean Ziegler : ”Destruction massive (géopolitique de la faim)” - Seuil, 2011

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Synthèse, par Serge Lellouche, de cette enquête qui démasque le libre-échangisme néolibéral : 

 

Né en Suisse en 1934, Jean Ziegler est un homme politique, altermondialiste et sociologue. Il a été rapporteur spécial des Nations-Unies pour le droit à l'alimentation (de 2000 à 2008). Dans ce contexte, il a pu observer pour ce qu'il est le "libre-échangisme" néolibéral : un très profitable assassinat de masse par la faim. Dans cette synthèse, les phrases à la première personne du singulier sont de lui.

 

Avant-propos : Je me souviens d'une aube claire de la saison sèche dans le petit village de Saga, à une centaine de kilomètres au sud de Niamey, au Niger. Toute la région est en détresse. Une chaleur jamais atteinte de mémoires d'anciens, une sécheresse de deux ans, l'épuisement des fourrages, des attaques de criquets. Le paludisme, les fièvres secouent les enfants. Les hommes et les bêtes souffrent de la soif et de la faim.

J'attends devant le dispensaire des sœurs de Mère Teresa. Le rendez-vous a été fixé par le représentant du Programme alimentaire mondial (PAM) à Niamey. Le ciel est rouge. Le grand disque pourpre du soleil monte lentement à l'horizon. Devant la porte de métal gris, les femmes s'agglutinent, le visage marqué par l'angoisse et l'infinie lassitude. Toutes portent dans leurs bras un enfant. Beaucoup de ces femmes ont marché toute la nuit, certaines même plusieurs jours ; elles tiennent à peine debout. Des dizaines de femmes ont passé une ou plusieurs nuits dans des trous creusés à mains nues dans le sol dure de la savane. Elles vont avec une infinie patience, tenter leur chance une nouvelle fois ce matin.

Enfin, j'entends des pas dans la cour. Une clé tourne dans la serrure. Une sœur d'origine européenne, aux beaux yeux graves, apparaît. La grappe humaine s'agite, vibrionne, pousse, se colle au portail. La sœur, d'un rapide coup d'oeil, tente d'identifier les enfants qui ont encore une chance de vivre. Elle parle doucement, dans un haoussa parfait, aux mères angoissées. La sœur allemande a les larmes aux yeux. Une centaine de mère, refusées ce jour-là, demeurent silencieuses, dignes, totalement désespérées. Ces mères-là abandonnent le combat. Elles s'en iront dans la savane. Elles retourneront dans leur village où la nourriture manque pourtant. Un petit groupe décide de rester sur place ; l'aube reviendra, elles reviendront demain.

Chez les sœurs de Mère Teresa, à Saga, un enfant souffrant de malnutrition aiguë et sévère se rétablit au maximum en douze jours. Couché sur une natte, on lui administre à intervalles réguliers un liquide nutritif par voie intraveineuse. Avec une douceur infinie, sa mère, assise en tailleur à côté de lui, chasse inlassablement les grosses mouches brillantes qui bourdonnent dans le baraquement. L'âge des enfants oscille entre six mois et dix ans. La plupart sont squelettiques. De l'autre côté de la cour, au pied de la petite chapelle blanche, les tombes sont nombreuses.

Les sœurs travaillent nuit et jour. Certaines ont manifestement atteint l'extrême limite de l'épuisement. Dans le baraquement, la chaleur est étouffante; la lumière blanche du midi sahélien m'aveugle. Sous le baobab, la sœur allemande me parle : «Vous avez-vu?» me demande-t-elle d'une voix lasse. «J'ai vu». Elle reste silencieuse, les bras noués autour de ses genoux...

Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné.

La destruction, chaque année de dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants par la faim, constitue le scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim alors que l'agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d'êtres humains.

A cette destruction massive, l'opinion publique oppose une indifférence glacée. Tout au plus lui accorde-t-elle une attention distraite lors de catastrophes particulièrement «visibles», comme celle qui, depuis l'été 2011, menace d'anéantissement le chiffre exorbitant de 12 millions d'êtres humains dans cinq pays de la Corne de l'Afrique.

Depuis peu, de nouveaux fléaux se sont abattus sur les peuples affamés de l'hémisphère Sud : les vols de terre par les trusts de biocarburants et la spéculation financière sur les aliments de base. Les dirigeants des sociétés transcontinentales de l'agro-industrie et des Hedge Funds, par leurs actions, engagent la vie et la mort des habitants de la planète. L'obsession du profit, la cupidité illimitée des oligarchies prédatrices du capital financier globalisé l'emportent sur toute autre considération. Dans le même temps, combien de fois n'ai-je entendu à la suite de conférences, des objections du type : «Monsieur, si les africains ne faisaient pas des enfants à tort et à travers, ils auraient moins faim!».

Et que dire des seigneurs des trusts agroalimentaires, des dirigeants de l'OMC ou du FMI, des diplomates occidentaux, des requins tigres de la spéculation et des vautours de l'«or vert» qui prétendent que la faim, phénomène naturel, ne saurait être vaincue que par la nature elle-même : un marché mondial en quelque sorte autorégulé? Celui-ci créerait, comme par nécessité, des richesses dont bénéficieraient tout naturellement les centaines de millions d'affamés...

«Ce n'est pas seulement la violence immédiate qui a permis à l'ordre de se maintenir, mais que les hommes eux-mêmes ont appris à l'approuver» (Max Horkheimer).

 

Le Massacre : Le droit humain à l'alimentation, définit par l'article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels est certainement le droit qui est le plus constamment et le plus massivement violé sur notre planète. La faim tient du crime organisé. On lit dans l'Ecclésiastique : «Une maigre nourriture, c'est la vie des pauvres, les en priver, c'est commettre un meurtre. C'est tuer son prochain que de lui ôter sa substance, c'est répandre le sang que de priver le salarié de son dû» (34, 21-22).

Selon l'ONU, le nombre de personnes gravement et en permanence sous-alimentées s'élevait en 2009 à 1023 millions. Mourir de faim est douloureux. L'agonie est longue et provoque des souffrances intolérables. Elle détruit lentement le corps et le psychique. L'angoisse, le désespoir, un sentiment panique de solitude et d'abandon accompagnent la déchéance physique. Chez les enfants sous-alimentés, l'agonie est d'autant plus rapide. Le corps épuise d'abord ses réserves en sucre, puis en graisse. Les enfants deviennent léthargiques, perdent vite du poids, leur système immunitaire s'effondre et les diarrhées accélèrent l'agonie.

Chez l'être humain, les neurones du cerveau se forment entre zéro et cinq ans. Si durant ce temps l'enfant ne reçoit pas une nourriture adéquate, suffisante et régulière, il restera mutilé à vie. Son destin est scellé, il restera un crucifié de naissance. L'espérance de vie en Suisse : 83 ans ; elle est de 32 ans au Swaziland, petit royaume d'Afrique australe ravagé par le sida et la faim.

La faim est, et de loin, la principale cause de mort et de déréliction sur notre planète. L'objectif de l'ONU de réduire de moitié, d'ici 2015, le nombre de personnes souffrant de la faim, ne sera bien évidemment pas atteint. La FAO l'admet elle-même.

Qui sont les plus exposés à la faim? Majoritairement les communautés rurales pauvres des pays du Sud : travailleurs migrants sans terre ou métayers surexploités par les propriétaires. Ainsi dans le nord du Bangladesh, les métayers musulmans doivent remettre à leur land lords hindous vivant à Calcutta, les quatre cinquièmes de leurs récoltes. Le nombre de travailleurs ruraux sans terre est estimé à environ 500 millions de personnes. Ils sont les plus pauvres parmi les pauvres de la Terre.

90% des paysans du Sud ne disposent comme outils de travail, que de la houe, de la machette et de la faux. Seulement 3,8% des terres d'Afrique subsaharienne sont irriguées. L'acheminement des récoltes vers les marchés est un autre grand problème. J'ai vécu en Ethiopie, en 2003, cette situation absurde : à Makele, au Tigray, sur les hauts plateaux martyrisés par les vents, là où le sol est craquelé et poussiéreux, la famine ravageait 7 millions de personnes. Or, à 600 kilomètres plus à l'ouest, au Gondar, des dizaines de milliers de tonnes de teff pourrissaient dans les greniers, faute de routes et de camions capables de transférer la nourriture salvatrice...

Par ailleurs, dans les campagnes d'Amérique centrale et du Sud, en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, la violence est endémique. En 2005, au cours de notre séjour au Guatemala, 387 personnes ont été assassinées. Parmi les victimes, quatre jeunes syndicalistes paysans. Des tueurs avaient mitraillé leur voiture dans la sierra de Chuacas. L'ONU évidemment ne fera rien. Planqués dans leurs villas à Ciudad Guatemala, les fonctionnaires onusiens se contentent d'administrer de coûteux programmes dits de développement. Au Guatemala, en 2011, 1,86% de la population possède 57% des terres arables, tandis que 90% des producteurs survivent sur des lopins de 1 hectare ou moins.

Après 2005, la courbe globale des victimes de la faim a grimpé de manière catastrophique, en lien direct avec avec la flambée des prix des aliments de base que sont le riz, le blé et le maïs. En février 2011, la FAO a lancé l'alerte : 80 pays se trouvaient alors au seuil de l'insécurité alimentaire.

Arrêtons nous maintenant sur le cas du Niger. Dans ce magnifique pays du Sahel qui abrite certaines des cultures les plus splendides de l'humanité, seul 4% du territoire national est apte à la production agricole. Le Niger, écrasé par la dette extérieure, subit la loi d'airain du FMI qui a ravagé le pays par plusieurs programmes d' «ajustement structurel» successifs. Le FMI a notamment ordonné la liquidation de l'Office national vétérinaire, ouvrant le marché aux sociétés multinationales privées de la pharmacopée animale. Désormais, les éleveurs nigériens doivent acheter sur le marché libre de Niamey les antiparasitoses, vaccins et vitamines pour traiter leurs bêtes aux prix dictés par les multinationales occidentales. La majorité des éleveurs sont bien incapables de payer les nouveaux prix, avec les conséquences que cela implique sur la santé des bêtes et par extension sur la santé humaine.

A ce pays de famines récurrentes, le FMI a imposé la dissolution des stocks de réserves détenus par l'Etat, qui s'élevait à 40 000 tonnes de céréales, prévus en cas d'urgence alimentaire. La direction Afrique du FMI à Washington est d'avis que ces stocks de réserves pervertissent le libre fonctionnement du marché. Le commerce des céréales ne saurait être l'affaire de l'Etat, puisqu'il viole le dogme sacro-saint du libre-échange.

Le Niger est une néocolonie française. Deuxième pays le plus pauvre du monde, il est pourtant le deuxième producteur d'uranium au monde! Areva, société d'Etat française, exerce le monopole d'exploitation des mines d'Arlit. Les redevances payées par Areva au gouvernement de Niamey sont ridiculement faibles. Lorsque, face à cette tutelle, le Niger envisagea des accords d'exploitation minière avec des sociétés chinoises, la sanction fut immédiate, sous la forme d'un coup d'Etat militaire portant au pouvoir un obscur militaire, qui rompit toute discussion avec les chinois et réaffirma «la gratitude et la loyauté» du Niger vis-à-vis d'Areva.

Le deuxième producteur d'uranium du monde n'a pas été en mesure de financer un projet de mise en place d'un système d'irrigation qui aurait permis l'autosuffisance alimentaire du Niger, mettant à l'abri de la faim 10 millions de nigériens. La misère des peuples du Niger est à l'origine de la révolte touarègue, endémique depuis dix ans, et de l'infiltration de réseaux liés à Al-Qaida. Les tueurs d'Al-Qaida, spécialisés dans la prise d'otages d'européens, recrutent sans peine des jeunes touaregs réduits par la politique d'Areva à une vie de chômage permanent, de désespoir et de misère.

 

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21/01/2014 | Lien permanent

Jean Ziegler et la ”géopolitique de la faim” [2]

 libre-échangisme,altermondialisme

"Les traders spéculent sur la mort..."  Suite et fin :

 

Les vautours de l'«or vert» :

Le mensonge : Il existe deux filières principales de biocarburant (ou agrocarburant) : le bioéthanol (obtenu par la transformation notamment de betterave, canne à sucre, blé maïs...) et le biodiesel (huile végétale ou animale). Les trusts des agrocarburants mettent en avant l'argument écologique de la lutte contre le réchauffement climatique et l'épuisement des ressources fossiles.

De fait, la dégradation climatique fait son œuvre : partout les déserts progressent. En Chine et en Mongolie, chaque année de nouveaux pâturages et champs vivriers sont avalés par des dunes de sable qui progressent vers l'intérieur des terres. Au Sahel, le Sahara avance dans certaines zones de 5 kilomètres par an. En Afrique, l'ONU estime à 25 millions le nombre de réfugiés écologiques, venant rejoindre les bidonvilles des grandes métropoles.

Les sociétés transcontinentales productrices d'agrocarburants ont réussi à persuader une grande part de l'opinion publique mondiale et la quasi-totalité des Etats occidentaux, que l'énergie végétale constituait l'arme miracle face au dérèglement climatique. C'est un mensonge absolu, qui fait l'impasse sur les coûts environnementaux des agrocarburants qui nécessitent une quantité énorme d'eau et d'énergie. Or, partout, l'eau potable se raréfie. Un homme sur trois en est réduit à boire de l'eau polluée. Selon l'OMS, l'augmentation du nombre de décès liés à la consommation d'eau contaminée est en spectaculaire ascension. Il faut 4000 litres d'eau pour fabriquer 1 litre de bioéthanol. De plus, la quantité d'énergie fossile nécessaire pour ce même litre est considérable. Loin de le faire baisser, les agrocarburants contribuent à l'augmentation du dioxyde de carbone dans l'atmosphère.

L'obsession de Barack Obama : Chaque année, les multinationales d'origine américaine productrice de biocarburants, reçoivent plusieurs milliards de dollars d'aides gouvernementales. Dans son discours sur l'état de l'Union en 2011, Obama en a fait une priorité, une cause de sécurité nationale, afin de réduire la dépendance des Etats-Unis des importations de pétrole. Dès janvier 2007, Georges W.Bush fut l'initiateur du programme de biocarburants, fixant ainsi ses buts : dans les dix ans à venir, les Etats-Unis devaient réduire de 20% la consommation d'énergie fossile et multiplier par 7 la production de biocarburants.

Cette simple comparaison suffit pour prendre la mesure du crime que constitue cette politique : le réservoir d'une voiture de taille moyenne fonctionnant au bioéthanol contient 50 litres. Pour fabriquer 50 litres de bioéthanol, il faut détruire 358 kilogrammes de maïs. Au Mexique, en Zambie, le maïs est la nourriture de base. Avec 358 kilogrammes de maïs, un enfant zambien ou mexicain vit une année. Telle est la politique des réservoirs pleins et des ventres vides.

La malédiction de la canne à sucre : Non seulement les agrocarburants dévorent chaque année des centaines de millions de tonnes de maïs, libèrent dans l'atmosphère des millions de tonnes de dioxyde de carbone, mais en plus, partout ils provoquent des désastres sociaux.

Prenons l'exemple du Brésil. Nous remontons en Jeep la vallée de Capibaribe où l'océan vert de la canne à sucre s'étend à l'infini. James Thorlby, un prêtre écossais, est assis sur le siège avant. Nous avançons en territoire ennemi, celui des barons du sucre, qui ont partie liée avec la police militaire. Son ami Chico Mendez a été assassiné. Lui est vivant. Très provisoirement précise-t-il...

Il y a quelques années encore, c'était ici des terres vivrières occupées par des petites fermes de 1 à 2 hectares. Les familles y vivaient pauvrement, mais en sécurité et dans un certain bien-être. Des financiers ont obtenus des autorités le «déclassement», c'est à dire la privatisation de ces terres. Les petits cultivateurs de haricots et de céréales vivant ici ont alors été expulsés vers les bidonvilles de Recife. Sauf ceux qui ont accepté, pour un salaire de misère, de devenirs coupeurs de canne.

Au Brésil, la production de biocarburants jouit d'une priorité absolue. C'est la fierté du gouvernement. En 2009, le Brésil a exporté 4 milliards de litres de bioéthanol. La mise en œuvre du plan a conduit à la rapide concentration des terres entre les mains de quelques barons autochtones et des sociétés multinationales, qui ont pour nom Louis Dreyfus, Bunge, Noble Group, aux groupes financiers appartenant à Bill Gates et Georges Soros, ainsi qu'aux fonds souverains de Chine. La production de l' «or vert» signe l'arrêt de mort de la petite et moyenne ferme familiale et donc de la souveraineté alimentaire du pays. Pour libérer l'espace, la forêt est brûlée par dizaine de milliers d'hectares chaque année. Par ailleurs, on ne compte plus les appropriations illégales de terres, les déplacements forcés, assassinats sélectifs et «disparitions».

Le Brésil est entré dans le cercle vicieux du marché international de l'alimentaire : en important des denrées qu'il ne produit plus, il amplifie la demande mondiale qui entraîne l'augmentation des prix. C'est ainsi qu'en 2008 les paysans n'ont pu acheter suffisamment de nourriture en raison de l'augmentation brutale des prix. Soucieux de réduire leurs coûts, les producteurs d'agrocarburants exploitent par millions les travailleurs migrants, accumulent les bas salaires, horaires inhumains et conditions de travail proches de l'esclavage. Des millions de travailleurs sans terre sont sur les routes, sans domicile fixe, louant leur force de travail au gré des saisons, déracinés, loin de leurs familles en voie de dislocation.

Cette malédiction de l' «or vert» s'étend à plusieurs pays d'Asie, d'Amérique latine et d'Afrique, comme au Cameroun où le groupe Français Bolloré a partiellement pris possession de la société camerounaise de palmerais. La destruction des forêts primaires y va bon train, et ici comme ailleurs les expropriations, la dislocation sociale et les mécanismes de la faim et de la soif n'en sont que plus accentués.

En 2007, devant l'Assemblée générale des nations unies, j'avais déclaré : «produire des agrocarburants avec des aliments est criminel». J'en avais demandé l'interdiction. Trois des plus puissantes fédérations de producteurs de bioéthanol sont alors vigoureusement intervenues auprès de Kofi Annan pour dénoncer ma déclaration «apocalyptique» et «absurde».

 

Les spéculateurs :

Les «requins tigres» : Le requin tigre est capable de détecter une goutte de sans diluée dans 4 600 000 litres d'eau. Le spéculateur en biens alimentaires agissant à la bourse des matières premières agricoles à Chicago est lui aussi capable de détecter ses victimes à des dizaines de kilomètres et de les anéantir en un instant, tout en satisfaisant sa voracité, autrement dit en réalisant des profits faramineux. Les lois du marché font que seule la demande solvable est comblée. Elles imposent l'ignorance délibérée du fait que l'alimentation est un droit humain, un droit pour tous. Le spéculateur en matières premières alimentaires avale tout ce qui est susceptible de lui rapporter quelque chose : il joue avec la terre, les intrants, les semences, les engrais, les crédits et les aliments.

Jusqu'à peu, l'essentiel des spéculateurs opéraient sur les marchés financiers. En 2007, ces marchés ont implosé : des milliers de milliards de dollars de valeurs patrimoniales ont été détruits. Dans la foulée, partout en Occident, des hommes et des femmes ont perdu leur emploi ; les gouvernements ont réduits leurs prestations sociales ; dans l'hémisphère sud, des dizaines de millions de personnes supplémentaires ont sombré dans le martyre de la sous-alimentation. Les prédateurs boursiers, en revanche, ont été largement redotés par les Etats. L'argent public finance désormais leurs Ferrari, leurs hélicoptères privés et leurs demeures de luxe en Floride ou aux Bahamas.

Le banditisme bancaire est plus florissant que jamais ; mais suite à l'implosion des marchés financiers, les requins tigres les plus dangereux, avant tout les Hedge Funds américains, ont migré sur les marchés des matières premières, notamment sur les marchés agroalimentaires. Pour les spéculateurs, les produits agricoles sont des produits de marché comme les autres. Ils jouent «à la hausse», c'est tout. Pratiquement tous les experts reconnaissent que dans la flambée des prix alimentaires, la spéculation joue un rôle déterminant. Entre 2003 et 2008 les spéculations sur les matières premières au moyen de fonds indexés ont augmenté de 2300%. Selon la FAO (rapport 2011), seulement 2% des contrats futures portant sur des matières premières aboutissent effectivement à la livraison d'une marchandise. Les 98% restants sont revendus par les spéculateurs avant la date d'expiration. Frederick Kaufmann résume la situation : «Plus les prix du marché des aliments augmentent, plus ce marché attire l'argent et plus les prix alimentaires, déjà hauts, grimpent». Philippe Chalmin interroge : «Quelle est cette civilisation qui n'a rien trouvé de mieux que le jeu -l'anticipation spéculative- pour fixer le prix du pain des hommes, de leur bol de riz ?». Entre la raison marchande et le droit à l'alimentation, l'antinomie est absolue. Les spéculateurs jouent avec la vie de millions d'êtres humains. Abolir totalement et immédiatement la spéculation sur les denrées alimentaires constitue une exigence de la raison.

Genève, capitale mondiale des spéculateurs agroalimentaires : Le combat contre la spéculation est indissociable de celui contre les paradis fiscaux où sont domiciliées les sociétés spéculatives. 27% de tous les patrimoines off-shore du monde sont gérés en Suisse, où le secret bancaire reste la loi suprême du pays, et où la mansuétude fiscale y est extrême. Le lobby bancaire est tout-puissant à Genève. Mais depuis 2007, Genève est aussi devenue la capitale de la spéculation, notamment sur les matières premières agroalimentaires. Nombre de Hedge Funds ont déménagé à Genève.

Les traders sur les matières premières agroalimentaires sont allègrement financés par les banques genevoises. Pour les deux tiers des spéculateurs rôdant dans la jungle genevoise, il n'existe donc aucun contrôle. Le gouvernement du Canton de Genève est aux petits soins avec les requins tigres. Outre les multiples privilèges fiscaux qu'il leur reconnaît, il subventionne et patronne la conférence annuelle que ceux-ci organisent à Genève.

Les managers des Hedge Funds se sont réunis le 7 juin 2011 à l'Hôtel Kempinski, sur le quai du Mont-Blanc. On y lit sur la brochure d'annonce : «L'agriculture est aujourd'hui la lumière rayonnante de l'univers des investisseurs». La promesse? Des managers de haut vol expliqueront comment «réaliser des profits élevés sur des marchés passionnants»... L'attitude des autorités genevoises relève du scandale. Une ONG catholique, «Action de Carême», et une autre protestante, «Pain pour le prochain», ont d'ailleurs adressé une lettre de protestation vigoureuse au gouvernement...qui n'a pas daigné répondre.

Vol de terres, résistance des damnés : En Afrique en 2010, 41 millions d'hectares de terres arables ont été acheté, loué ou acquis par les mêmes Hedge Funds qui paradent au bord du Lac Léman, ainsi que des banques européennes, des fonds d'Etats saoudiens, sud-coréens, singapouriens, chinois et autres. Au Sud-Soudan, l'administration a bradé au trust agroalimentaire texan Nile Tradind and Development Inc. 600 000 hectares de terres arables au prix de...3 centimes l'hectare! La même société jouit d'une option pour 400 000 hectares supplémentaires. Partout les mêmes procédés que ceux mis en œuvre par les vautours de l' «or vert». Des familles entières se voient privées d'accès aux ressources naturelles et chassées de leurs terres. L'expulsion des petits paysans de leurs terre, outre la sécurité alimentaire qu'elle met gravement en cause, engendre une destruction en cours d'un savoir-faire paysan ancestral, transmis de génération en génération, qui disparaît sous nos yeux : la connai

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21/01/2014 | Lien permanent

Ruppert et Mulot vont au Paradis

Dans un album intitulé Le Royaume, deux jeunes auteurs de BD montrent l'incapacité de notre société (libérale-nihiliste) à admettre l'au-delà. Et c'est l'une des explications du recul du christianisme dans les pays riches :

 

bd,christianisme

L'éternité, un prolongement sinistre

de la société matérialiste-mercantile ?

 

Libération de ce matin. «Ruppert et Mulot, la petite trentaine et un peu moins », signent cet album [1] « un étrange objet géant, format journal, avec au milieu une double page à monter et coller soi-même, pour faire un cornet dans lequel on voit des choses de l'autre monde. Le récit  du Royaume consiste surtout dans son médium, une espèce d'espace intersidéral où flottent des personnages, dont on comprend assez vite qu'ils tournent autour de leur propre mort. Sauf que l'instant de la mort est escamoté et que rien ne sépare l'absurde des situations vécues des rituels qui caractérisent l'au-delà... »

Instant de la mort « escamoté », enfermement dans « l'absurde » de ce qu'on vit ici-bas dans notre société... Et la suite développe cet enfermement (si j'ose dire). Le Royaume, explique Jérôme Mulot, est un livre qui parle de la vie après la mort : « C'est une sorte de Divine Comédie contemporaine, comme si chaque société et chaque époque avaient l'au-delà qui lui correspond. Le Royaume trace le portrait de l'au-delà de notre époque. »

C'est-à-dire ? Réponse de Florent Ruppert : « On n'a pas voulu faire un au-delà manichéen, mais un au-delà qui parle d'un monde où les responsabilités et les culpabilités des citoyens sont plus diluées ». Zapper les responsabilités, juger « manichéen » de distinguer le bien et le mal, c'est la philosophie du capitalisme tardif (qui fait commerce de toutes les pulsions) ; l'au-delà imaginé par notre société ne saurait comporter une rétribution de nos actes terrestres.

« On a choisi de diviser cet espace infini en plein de mini-sous-espaces infinis où nos personnages se promènent en se demandant comment occuper leur temps libre », dit Ruppert. Oui, mais l'au-delà n'est peut-être pas une sorte de RTT monstrueusement allongée. L'au-delà est peut-être hors de l'espace et du temps. L'au-delà est peut-être Dieu lui-même : « éternel », c'est-à-dire englobant infiniment l'espace-temps. C'est ce que croient les monothéistes. Mais Ruppert et Mulot se voulant « athées » (ce qui n'est pourtant pas la meilleure façon d'être rebelle en 2011), leur paradis est « un royaume où il n'y a pas de roi » :

« Ou plutôt : tout le monde y est son propre roi. Dans notre au-delà, il n'y a pas de dieux et, à vrai dire, c'est un au-delà athée, comme nous. […] D'ailleurs, on était vraiment agacé par la main-mise des religions sur cet espace imaginaire... »

Mais comment y aurait-il une vie dans l'au-delà si l'âme n'existe pas, et comment y aurait-il des âmes s'il n'y a pas un Créateur ? La logique de l'athéisme est de voir l'esprit comme une étincelle que produit la machine biologique tant qu'elle fonctionne ; ensuite, tout s'éteint. Alors pourquoi imaginer une survie dans un au-delà impensable ? Surtout une survie comme celle-là :

« Nos personnages passent par exemple des années entières dans des orgies sexuelles gigantesques pour se réchauffer, ou ont des peines d'amour qui durent des siècles, ou font de la danse classique nus en apesanteur, ou bien encore sombrent dans la drogue et l'alcool. Comment fait-on pour être heureux au paradis ? Est-ce un objectif possible quand on flotte dans l'espace jusqu'à la fin des temps ? Est-ce que les humains s'organisent en micro-sociétés dans l'au-delà ? Avec encore des systèmes hiérarchiques ? »

Ici, le journaliste soulève le vrai problème : « La mort est le point aveugle de votre oeuvre... »

Réponse de Ruppert :

« Disons qu'il y a un seul endroit où on en parle de manière assez directe, c'est avec cette femme dont le mari est handicapé mental, parce qu'il a un trou dans le visage à cause d'un accident post mortem. Elle se sépare de lui en le mettant dans un cercueil à la dernière page et le jette dans l'espace. Ce monsieur n'est pas vraiment mort, on ne meurt pas dans l'au-delà, mais cette femme a besoin, pour pouvoir faire son deuil, d'utiliser un rite funéraire. On se sert de ce personnage pour ouvrir la question de la mort dans un livre qui ne parle que de ça sans jamais le faire vraiment... »

Cette métaphore est trois fois terrifiante :

- elle rend la mort invincible : l'ayant zappée ici-bas, nous serions condamnés à la « revivre » indéfiniment là-haut ;

- l'idée de « se séparer » d'un handicapé, cache nos hantises inavouées : l'euthanasie, l'avortement, l'eugénisme ;

- noter aussi la sournoiserie de l'expression contemporaine « faire son deuil » : c'est un euphémisme pour dire « se débarrasser » (d'un remords, d'une frustration, etc).

Ruppert et Mulot ont l'air de décrire notre société sans la dénoncer, comme des Houellebecq de la BD. A moins qu'ils soient au second degré et veuillent faire ressortir l'absurdité matérialiste-mercantile ?

Il y a une piste. Dans un passage de l'interview, Ruppert dit :

« Dans la Divine Comédie, la partie où Dante va aux enfers est très intéressante à lire et à se représenter, mais la partie où Dante va au paradis est à l'inverse plutôt superbarbante, comme si le bonheur et la plénitude de l'amour de Dieu passaient mal à l'écran... »

Dans une société où « passer à l'écran » est la condition de tout, l'impossibilité d'imaginer l'inimaginable est un handicap. C'est l'une des explications du recul du christianisme dans les sociétés livrées au  spectaculaire, celles de l'hémisphère Nord. Proposons donc à Ruppert, à Mulot et au journaliste de Libération, Eric Loret, quelques éléments chrétiens :

> Ceux qu'exprime par exemple un maître spirituel carme du XXe siècle, le P. Marie-Eugène [2] :

« Dieu est flamme, la flamme qui monte, le brasier. Dieu est le brasier qui lance des étincelles, qui lance des rayons... »

«  On l'a vu par des visions symboliques, comme Moïse au désert ; mais personne n'est sorti de ce brasier, de cet infini, de cet être transcendant qu'est Dieu, pour nous dire ce qu'il y a en Lui. Un seul en est descendu : "C'est moi", voilà ce que dit Notre-Seigneur... Seul, le Fils de l'homme vient des régions de Dieu... C'est un mouvement, oui : "Dieu a tellement aimé le monde qu'Il a envoyé son Fils"..  Voilà le geste, capital, essentiel, qui va nous dire la nature de Dieu. Oui, ce Dieu n'est pas seulement brasier qui lance des étincelles, des rayons, et d'où sont montées ces étincelles que sont les anges... Dieu, par ce mouvement d'amour qui est en lui, fait un mouvement si puissant qu'il "éjecte", en quelque sorte, quelque chose de Lui : son Verbe, son Fils. »

«Cette puissance expansive qu'est Dieu trouve sa joie ainsi à engendrer, toute sa joie à produire... Cela ne se produit pas dans le temps, à un moment donné ; cela a toujours été, Dieu a toujours été ainsi, il n'a pas commencé... Dieu engendrera toujours, l'Esprit saint jaillira toujours... Et Dieu est toujours heureux, Dieu est infiniment heureux. Le voilà, le bonheur de Dieu ! »

«  Qu'est-ce que nous ferions au paradis si nous ne trouvions pas Dieu ? Nous ne sommes pas là-haut pour aller trouver nos cousins ni nos neveux, mais pour trouver Dieu, pour contempler cet inaccessible, cet infini, et le saisir avec le moyen, l'instrument, le lumen gloriae [3]  qui nous sera donné et dont la capacité sera à la mesure de notre charité... »

> Ou Hans Urs von Balthasar, dans Credo [4] :

« Nous croyons à la vie éternelle, sans pouvoir nous faire une idée de ce qu'elle sera... En Dieu, identité personnelle veut dire don de soi, amour, fécondité, et ce n'est qu'ainsi que Dieu est vie éternelle : comme Celui qui gouverne éternellement dans le mouvement de se donner, de rendre heureux. Le pur contraire du morne ennui d'un être-pour-soi qui ne débouche sur rien. Il s'agit essentiellement d'un aller-au-delà-de-soi, avec toutes les surprises et les aventures qu'une telle sortie de soi promet.

« On doit seulement éliminer de son esprit toute temporalité, qui fait infailliblement aboutir chaque voie à un but précis – et puis après ? Dans l'éternel, le surgissement est toujours un "maintenant" d'actualité : maintenant J'engendre un Dieu qui est mon Fils ; maintenant Je vis l'indicible miracle d'être du Père et de Lui devoir ce que je suis ; maintenant notre amour se consomme et produit l'Esprit commun de l'amour comme un Troisième, comme fruit et témoin de notre amour, qu'Il fait éternellement se déployer. Et parce que ce maintenant est tout entier événement, le contraire d'une stagnation, c'est le plus passionnant qui soit. Tout comme, sur terre, il y a des surgissements de l'amour bien avant qu'ils se transforment en accoutumance, et peut-être en satiété. "La résurrection et la vie" : de même que résurrection dit tournant formidable, tournant du vide à la plénitude, une seule fois et maintenant,  de même, aussi, la vie éternelle...

« Pour celui qui, venant de sa propre vie étroite et amortie, reçoit la possibilité d'entrer dans cette vie de Dieu, tout se passe comme si s'ouvraient pour lui, lui coupant le souffle, des espaces à perte de vue. Des espaces dans lesquels on peut se précipiter dans la liberté la plus parfaite. Et ces espaces sont eux-mêmes des libertés qui attirent notre amour, l'accueillent, lui répondent... Ainsi s'accumulent, dans la communion des saints en Dieu, au-delà de tout ce qu'on peut dénombrer, les aventures de l'amour créateur et inventif. La vie en Dieu devient miracle absolu. »

 

 

_________

[1]  L'Association éd.

[2]  Editions du Carmel, 2007.

[3]  « Au Ciel, Dieu donne à l'homme, après sa mort, une connaissance surnaturelle immédiate de lui-même qui permet de Le voir face à face tel qu'Il est. Cette puissance de vision s'appelle le lumen gloriae<

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Semaine Sainte : message de Mgr Fouad Twal, patriarche latin de Jérusalem

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« Nous voici parvenus au seuil

de la Semaine Sainte,

la grande semaine

et le sommet

de l'année chrétienne…

<<   …Durant cette semaine bénie, Dieu nous donne la grâce de revivre l'événement du Salut : avec Jésus, en Jésus, nous allons passer de la mort à la vie, nous allons nous dépouiller de l'homme ancien pour revêtir l'homme nouveau. Cette semaine est le résumé de toute notre vie chrétienne.

Mais ne nous trompons pas! Les récits de la Passion, de la Mort et de la Résurrection de notre Seigneur Jésus ne relatent pas seulement des événements historiques révolus, dont nous ferions pieusement mémoire chaque année tout en restant extérieurs au drame qui se joue... Non, nous sommes à l'intérieur du drame, et le drame se joue à l'intérieur de nous ! Nous participons au mystère du Salut et le mystère du salut s'accomplit en nous ! C'est pourquoi nous nous reconnaissons si bien en chaque acteur de cet événement pascal :

en Jésus et ses souffrances, les mêmes qui se répètent en chacun de nous tout au long de notre vie : faim, trahison, fatigue, injustice…

en Pierre, impulsif, généreux, mais très vulnérable ;

en Judas et les apôtres ;

en Pilate et les chefs des prêtres, qui jugent et frappent sans miséricorde ;

en la foule qui tantôt acclame et tantôt rugit ;

en la Vierge Marie, dont le cœur est transpercé d'un glaive, mais qui accompagne Jésus dans son chemin de croix et reste à ses côtés dans les moments les plus dramatiques, en silence mais dans un abandon confiant et total ;

dans les soldats, qui se moquent, frappent ou sont indifférents aux souffrances du Christ ;

dans Véronique et les saintes femmes, qui pleurent et essaient de soulager les souffrances du Maître ;

dans Simon de Cyrène et Joseph d'Arimathie ;

dans le Bon Larron qui appelle Jésus et réussit, aux derniers moments de sa vie, à dérober le paradis même...

Dans notre vie, nous sommes tour à tour chacun de ces personnages.

Mais Celui qui attire le plus notre regard, qui nous touche, nous émeut et nous transforme de l'intérieur, c'est le Christ Jésus. C'est Lui que nous ne devons pas quitter des yeux tout au long de cette Semaine sainte... C'est vers Jésus que nous devons tourner nos yeux et notre cœur “pour le connaître, lui, avec la puissance de sa Résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conformes dans sa mort afin de parvenir, si possible, à ressusciter d'entre les morts
(Ph 3, 10-11)
.

Vivons donc ce drame sacré de l'intérieur, faisons une plongée dans le temps et reportons-nous deux mille ans en arrière dans cette même ville de Jérusalem, ses ruelles étroites et sinueuses, usées par le temps et les hommes, qui témoignent de l’événement le plus important de l’histoire humaine : la Rédemption. Joignons-nous au groupe des apôtres et à la foule des pèlerins qui nous arrivent de tous les coins du monde, suivons Jésus en portant nos propres croix et efforçons-nous de communier avec amour à ses souffrances, à sa mort et à sa résurrection.

C'est le Dimanche des Rameaux. La ville de Jérusalem est en liesse, la fièvre messianique atteint son paroxysme. Nous aussi, venus de tout le pays avec nos paroissiens, nos jeunes et nos scouts, mêlés aux nombreux groupes de touristes, de pèlerins et de soldats, nous faisons partie de la foule, aux côtés des apôtres, des disciples et des enfants enthousiastes. Avec eux nous crions : “Un grand prophète s'est levé parmi nous ! Dieu a visité son peuple  !” “Hosanna au Fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !” Nous sommes dans la joie, la fête et la louange. Nous acclamons ce messie qui a accompli tant de signes et de prodiges autour de nous et en nous, qui enseigne avec une telle autorité, qui est l'envoyé de Dieu.

Nous sommes fiers d'être de sa suite, d'être de ses proches, d'être vus en sa compagnie. Il est acclamé comme un roi, et nous sommes heureux de faire partie de sa cour...

Comme nous avons raison !

Mais en même temps, comprenons-nous bien à ce moment-là que Jésus est le messie éternel, le Sauveur de l’humanité, et qu'il se situe bien au-dessus de nos systèmes humains, de nos structures politiques et de nos divisions ? Quelle image avons-nous du Christ Jésus? Et par suite, quels sont les signes caractéristiques de notre identité chrétienne ? Sommes-nous seulement fiers de faire partie d'un groupe à part, guidé par un chef puissant ?  Ou bien sommes-nous éblouis devant l'immense amour du Christ pour nous, et désireux de l'aimer en retour ?

Jeudi saint, l'ambiance est très différente de celle de dimanche dernier. Le soir est tombé. Nous participons avec les disciples au dernier repas de Jésus. L'atmosphère est solennelle, mystérieuse, pesante. La tristesse empoigne nos cœurs, sans que nous sachions expliquer pourquoi... Nous ne comprenons pas vraiment le sens de ce qui se passe. Les paroles du Maître nous paraissent obscures, ses gestes énigmatiques. “Prenez et mangez, ceci est mon corps... Prenez et buvez, ceci est mon sang...
Puis il nous donne ses dernières recommandations, son testament. Pourquoi? Va-t-il mourir, lui qui a ressuscité tant de morts? Va-t-il partir, nous quitter, lui qui a marché avec nous pendant trois années entières? “ - Maître, où vas-tu? - Là où je vais, vous ne pouvez pas venir maintenant
(Jn 13, 36)
.
Et voilà que le Maître s'agenouille devant nous pour nous laver les pieds! Lui dont Jean le Baptiste avait déclaré n'être pas digne de toucher les pieds... Comme Pierre, nous sommes bouleversés par l'humilité de Jésus. Comme il est différent du Roi et du Messie que nous attendions!... “Je ne suis pas venu pour être servi mais pour servir et donner ma vie en rançon pour la multitude.”
Puis nous l'accompagnons jusqu'au jardin des Oliviers, de l'autre côté du Cédron. Jésus est oppressé, angoissé. Il nous emmène avec Pierre, Jacques et Jean à l'écart, et nous demande de veiller avec lui. Mais nos paupières sont lourdes, aussi lourdes que nos cœurs, et nous nous endormons, laissant le Maître souffrir seul son agonie.... Pardonne-nous, Seigneur, de “n'avoir pu veiller une heure avec toi”!
Alors arrive une troupe en armes, guidée par Judas. – Traître !, lui crions-nous. Nous voudrions le frapper, le tuer pour avoir trahi le Maître... Mais nous même, combien de fois avons-nous trahi la confiance du Maître et celle de nos amis, de nos aimés ou de nos supérieurs? Et comme les disciples nous nous enfuyons souvent au moment où notre présence et notre témoignage seraient les plus nécessaires ! Pourtant, comme Pierre, nous avions dit à Jésus : “Je donnerai ma vie pour toi!
(Jn 13, 37) ; et encore : “Si tous viennent à tomber, moi je ne tomberai pas! (Mc 14, 29)
.
Seigneur, pardonne-nous nos lâchetés.
Plus tard, dans la soirée, Pierre dira par trois fois : “Je ne connais pas cet homme.” En chacun de nous il y a un Pierre, petit ou grand, qui a l’audace de promettre des miracles et le courage de renier.
Seigneur, pardonne-nous nos reniements.

Vendredi saint. Jésus a passé la nuit en prison, seul, angoissé. Il a dû prier comme jamais les paroles du psaume 87 : “Tu m’a mis au plus profond de la fosse, en des lieux engloutis, ténébreux. Ma compagne, c'est la ténèbre...” Puis au matin, il a été emmené au tribunal de Pilate comme un criminel, lui l'Innocent... Il a été jugé au terme d'un procès inique, lui le juste Juge des vivants et des morts... Il a été condamné, lui qui jamais n'a condamné personne... On l'a cruellement flagellé, lui qui caressait la tête des petits enfants et touchait avec douceur les lépreux et les malades pour les guérir... On l'a condamné à mort, lui qui est la Résurrection et la vie des morts... Comment les hommes ont-ils pu se rendre coupables d'une telle injustice, d'un tel aveuglement, d'un tel déchaînement de haine?... Comment avons-nous pu infliger tout cela à Jésus ?...
Et le voilà, Jésus, le Messie que nous avons tant acclamé il y a quelques jours, qui sort en titubant de chez Pilate, portant sur ses épaules sa lourde croix. Il marche dans les ruelles étroites, sinueuses et montantes de Jérusalem. Nous, nous suivons la scène, mais de loin ; de cette manière, personne ne remarquera notre présence... Nous avons trop peur de souffrir et de mourir comme lui. Les soldats crient et frappent le Maître pour le stimuler et réveiller les dernières forces qui lui restent. Et voilà que Jésus tombe ! Voir notre Maître tomber, lui que nous avons contemplé debout dans la gloire sur le mont Thabor... Trois fois il tombe, mais il se relève et poursuit péniblement sa  via crucis...
Arrivé au Golgotha, il est crucifié entre deux malfaiteurs. Marie sa mère est près de lui, avec d'autres femmes. Jean est là lui aussi. Quel terrible spectacle ! C'est trop dur à supporter... Notre cœur est partagé entre la compassion et la révolte. La compassion pour le Maître qui souffre le martyre alors “qu'il n'a rien fait de mal”, bien au contraire : “Il est toujours passé en faisant le bien.” La révolte, car ce Maître-là, qui tant de fois a révélé sa puissance en paroles, laisse faire les hommes et demeure muet comme une brebis devant les tondeurs”... ce Maître-là, qui tant de fois a révélé sa puissance en actes, reste impuissant... Nous avons parfois envie de dire, avec les chefs des prêtres : “Mais descends de la croix ! Sauve-toi toi-même, toi qui en a sauvé tant d'autres !
(Mt 27, 42).
Voir Jésus en croix est une épreuve pour notre foi. Il a accompli tant de signes durant son ministère public... mais cette fois, où est le signe ? Quelle est la signification de tout ceci ?
Or voici que Jésus clame en un grand cri : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
(Mt 27, 46)
. Puis il expire. Il est mort. Tout est fini.
Pourquoi rester là à le regarder, à contempler ce pitoyable échec ? Rentrons chez nous.

Aujourd'hui, Samedi saint, tout est vide. Le Maître est mort. Nos espoirs les plus fous se sont envolés. Nous sommes rassemblés avec les apôtres et les disciples, et nous ressassons notre tristesse, notre désillusion, mais aussi notre honte et notre culpabilité de n'avoir pas été à la hauteur. Le seul réconfort que nous trouvons nous vient de Marie, la Mère. Elle souffre, cela se voit, mais en même temps elle est dans la paix. Elle nous invite à croire, à espérer contre toute espérance. Jésus ne peut ni se tromper ni nous tromper. La lumière va se lever. Quand? Comment? Et pourquoi tout cela? C’est le jour des “pourquoi”, mais aucune réponse n’arrive encore... Seul le cœur de mère de Marie pressent l'indicible... Marie croit de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force. Faisons comme elle.

Dimanche de la Résurrection. Nous avons d'abord du mal à croire ce que Marie Madeleine et les femmes viennent nous raconter. Elles disent avoir vu le Maître vivant! Elles disent qu'il nous attend en Galilée. Des racontars de bonnes femmes, rien de plus...
Et pourtant ?
Et pourtant, si c'était vrai ?
Voici que Pierre et Jean courent au tombeau. Nous les suivons. Notre cœur bondit dans notre poitrine... Que s'est-il passé ? Quelqu'un a-t-il volé le corps ? Le Sanhédrin ? Les Romains ? Mais non, nous pressentons qu'il s'agit d'autre chose... Des bribes de paroles du Maître, qui dormaient en nous, reviennent à notre mémoire. “Le fils de l'Homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes. Ils le condamneront à mort, le livreront aux païens pour qu'il soit humilié, flagellé, crucifié. Et le troisième jour, il ressuscitera.
(Mt 17, 22)
. C'est justement la parole que les anges ont rappelée aux femmes. Mais que signifie donc “ressusciter d'entre les morts”?...
Dans le tombeau, le corps a disparu !

Il ne peut s'agir d'un vol puisque, comme les femmes et Marie Madeleine nous l'ont confirmé, tout est à sa place : voici le linceul, comme vidé de l'intérieur, à l'endroit exact où le corps avait été déposé... voici le linge qui entourait la tête du Maître, affaissé sur lui-même...
Mais alors, les femmes auraient-elles dit vrai ? Le Maître, qui était mort, serait vivant ?
Avec les onze disciples, nous nous rendons en hâte en Galilée, à la montagne que Jésus a indiquée. Le Maître nous attend en Galilée.

 La Galilée, c’est l’Eglise, c’est notre maison, c’est là que nous accomplissons notre service ; la Galilée, c’est tout lieu où le Seigneur nous envoie pour être les témoins joyeux de Sa mort et de Sa résurrection.
Nous arrivons à la montagne. Le Maître est là ! Oui, c'est bien lui ! A la fois différent et le même. Oui, c’est bien nous ! Les mêmes, et pourtant très différents.
Avec Thomas, nous nous écrions : “Mon Seigneur et mon Dieu!” Avec Marie, nous lui disons de tout notre cœur : “Rabbouni !
Oui, le Christ est ressuscité ! Il est vraiment ressuscité !
L'aventure peut continuer. Ou plutôt : tout peut commencer, tout est nouveau ! Pour nous-mêmes, pour notre pays et pour notre Eglise. Le salut est accompli et doit être annoncé à tous les hommes.
La Pâque est à nouveau accomplie dans nos Eglises, nos maisons, dans nos villes et villages, dans nos communautés paroissiales, chez nos moines et moniales, dans nos âmes et nos cœurs, et sur les beaux visages de tous nos chers pèlerins et touristes. L’Alléluia retentit de nouveau !
C’est la fête! Et participant à notre joie, Jésus nous dit : “Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde
(Mt 28, 20)
.

Il est ressuscité, il est vraiment ressuscité !

Bonne fête à vous tous. >>

 

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07/04/2009 | Lien permanent

L'Eglise catholique évolue : une nouvelle génération efface les tabous d'hier

091107_mgr_brugues[1].jpgUn discours crucial de Mgr Bruguès,           secrétaire de la congrégation pour       l'éducation catholique :

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Formation au sacerdoce : entre sécularisme       et modèles d'Eglise (discours aux recteurs des séminaires pontificaux - L'Osservatore Romano, 3 juin)

 

 

<< Il est toujours risqué d'expliquer une situation sociale à partir d'une seule interprétation. Mais certaines clés ouvrent plus de portes que d'autres. Depuis longtemps je suis convaincu que la sécularisation est devenue un mot-clé pour penser aujourd'hui nos sociétés, mais aussi notre Eglise.

La sécularisation représente un processus historique très ancien puisqu'il est né en France au milieu du XVIIIe siècle, avant de s'étendre à l'ensemble des sociétés modernes. Mais la sécularisation de la société varie beaucoup d'un pays à l'autre.

En France et en Belgique, par exemple, elle a tendance à bannir les signes d'appartenance religieuse de la sphère publique et à ramener la foi dans la sphère privée. On remarque la même tendance, mais moins forte, en Espagne, au Portugal et en Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis, en revanche, la sécularisation s'harmonise facilement avec l'expression publique des convictions religieuses : on l'a encore vu à l'occasion des dernières élections présidentielles.

Depuis une dizaine d'années, un débat très intéressant s'est ouvert à ce sujet entre les spécialistes. Jusqu'alors il semblait qu'on devait considérer comme acquis que la sécularisation à l'européenne était la règle et le modèle, celle de type américain étant l'exception. Mais aujourd'hui beaucoup de gens - comme Jürgen Habermas, par exemple - pensent que c'est le contraire qui est vrai et que même en Europe postmoderne les religions joueront un nouveau rôle social.



LA NOUVELLE GENERATION N'A PAS LES « PREJUGES NEGATIFS » DE L'ANCIENNE



Quelque forme qu'elle ait prise, la sécularisation a provoqué dans nos pays un effondrement de la culture chrétienne. Les jeunes qui se présentent dans nos séminaires ne savent plus rien ou presque de la doctrine catholique, de l'histoire de l'Eglise et de ses coutumes. Cette inculture généralisée nous oblige à effectuer des révisions importantes dans la pratique suivie jusqu'à présent. J'en citerai deux.

Tout d'abord, il me paraît indispensable de prévoir pour ces jeunes une période - un an ou plus - de formation initiale, à la fois catéchétique et culturelle. Les programmes peuvent être conçus de différentes manières, en fonction des besoins spécifiques de chaque pays. Personnellement, je pense à une année entière consacrée à l'assimilation du Catéchisme de l'Eglise Catholique, qui se présente comme un résumé très complet.

Deuxièmement, il faudrait revoir nos programmes de formation. Les jeunes qui entrent au séminaire savent qu'ils ne savent pas. Ils sont humbles et désireux d'assimiler le message de l'Eglise. On peut travailler vraiment bien avec eux. Leur manque de culture a ceci de positif qu'ils ne traînent plus avec eux les préjugés négatifs de leurs aînés. C'est une chance. Nous sommes donc amenés à construire sur une “table rase”. Voilà pourquoi je suis favorable à une formation théologique synthétique, cohérente et visant à l'essentiel.

Cela implique que les enseignants et les formateurs renoncent à une formation initiale caractérisée par un esprit critique - comme ce fut le cas de ma génération, pour laquelle la découverte de la Bible et de la doctrine a été contaminée par un esprit de critique systématique - et à la tentation d'une spécialisation trop précoce : précisément parce qu'il manque à ces jeunes le background culturel nécessaire.

Permettez-moi de vous confier quelques questions qui me viennent maintenant à l'esprit. On a mille fois raison de vouloir donner aux futurs prêtres une formation complète et de haut niveau. Comme une mère attentive, l'Eglise veut le meilleur pour ses futurs prêtres. Les cours ont donc été multipliés, au point d'alourdir les programmes d'une façon qui me paraît exagérée. Vous avez probablement senti le risque de découragement chez beaucoup de vos séminaristes. Je pose la question : une perspective encyclopédique est-elle adaptée à ces jeunes qui n'ont reçu aucune formation chrétienne de base? Cette perspective n'a-t-elle pas provoqué une fragmentation de la formation, une accumulation des cours et une organisation trop historicisante? Est-il vraiment nécessaire, par exemple, de donner à des jeunes qui n'ont jamais appris le catéchisme une formation approfondie en sciences humaines ou en techniques de communication?

Je conseillerais de choisir la profondeur plutôt que l'étendue, la synthèse plutôt que la dispersion dans les détails, l'architecture plutôt que la décoration. Autant de raisons me portent à croire que l'étude de la métaphysique, si contraignante soit-elle, est une phase préliminaire absolument indispensable à l'étude de la théologie. Ceux qui viennent chez nous ont souvent reçu une solide formation scientifique et technique - c'est une chance - mais leur manque de culture générale ne leur permet pas d'entrer d'un pas décidé dans la théologie.



LA NOUVELLE GENERATION : UNE « EGLISE DE CONVICTION »



En de nombreuses occasions, j'ai parlé des générations : la mienne, celle qui m'a précédé, les générations futures. C'est pour moi le nœud crucial de la situation actuelle. Certes, le passage d'une génération à l'autre a toujours posé des problèmes d'adaptation, mais ce que nous vivons aujourd'hui est tout à fait particulier.

Le thème de la sécularisation devrait nous aider, là aussi, à mieux comprendre. Elle a connu une accélération sans précédent au cours des années 60. Pour les hommes de ma génération et plus encore pour ceux qui m'ont précédé, souvent nés et élevés dans un milieu chrétien, elle a constitué une découverte essentielle, la grande aventure de leur vie. Ils en sont donc arrivés à interpréter l'”ouverture au monde” souhaitée par le concile Vatican II comme une conversion à la sécularisation.

C'est ainsi que nous avons vécu, ou même favorisé, une auto-sécularisation extrêmement puissante dans la plupart des Eglises occidentales.

Les exemples abondent. Les croyants sont prêts à s'engager au service de la paix, de la justice et de causes humanitaires, mais croient-ils à la vie éternelle ? Nos Eglises ont fait un immense effort pour renouveler la catéchèse, mais cette catéchèse n'a-t-elle pas tendance à négliger les réalités ultimes ? Nos Eglises, sollicitées par l'opinion publique, se sont embarquées dans la plupart des débats éthiques du moment, mais dans quelle mesure parlent-elles du péché, de la grâce et de la vie théologale ? Nos Eglises ont déployé avec succès des trésors d'ingéniosité pour faire mieux participer les fidèles à la liturgie, mais celle-ci n'a-t-elle pas perdu en grande partie le sens du sacré ? Peut-on nier que notre génération, peut-être sans s'en rendre compte, a rêvé d'une “Eglise de purs”, une foi purifiée de toute manifestation religieuse, mettant en garde contre toute manifestation de dévotion populaire comme les processions, les pèlerinages, etc.?

Le choc entre la sécularisation et nos sociétés a profondément transformé nos Eglises. On pourrait avancer l'hypothèse selon laquelle nous sommes passés d'une Eglise d'”appartenance”, où la foi était donnée par le groupe de naissance, à une Eglise de “conviction”, où la foi se définit comme un choix personnel et courageux, souvent en opposition avec le groupe d'origine. Ce passage a été accompagné d'impressionnantes variations numériques. On a vu diminuer à vue d'œil la présence dans les églises, au catéchisme, et dans les séminaires. Toutefois, il y a quelques années, le cardinal Lustiger avait démontré, chiffres en main, qu'en France le rapport entre le nombre des prêtres et celui des pratiquants réels était toujours resté le même.

Nos séminaristes et nos jeunes prêtres appartiennent eux aussi à cette Eglise de “conviction”. Ils ne viennent plus tellement des campagnes mais plutôt des villes et surtout des villes universitaires. Ils ont souvent grandi dans des familles divisées ou “éclatées”, ce qui leur laisse des traces de blessures et, parfois, une sorte d'immaturité affective. Le milieu social d'appartenance ne les soutient plus : ils ont choisi d'être prêtres par conviction et ont renoncé, de ce fait, à toute ambition sociale (ce que je dis n'est pas vrai partout : je connais des communautés africaines où la famille ou le village portent encore des vocations nées dans leur sein). C'est pourquoi ils ont un profil plus déterminé, des individualités plus fortes et des tempéraments plus courageux. A ce titre, ils ont droit à toute notre estime.

La difficulté sur laquelle je voudrais attirer votre attention dépasse donc le cadre d'un simple conflit de générations. Ma génération, j'insiste là-dessus, a identifié l'ouverture au monde à une conversion à la sécularisation, pour laquelle elle a éprouvé une certaine fascination. Les plus jeunes, au contraire, sont nés dans la sécularisation, c'est leur environnement naturel, ils l'ont assimilée avec le lait de la nourrice : mais ils cherchent surtout à prendre leurs distances vis-à-vis d'elle et ils revendiquent leur identité et leurs différences.



D'UNE INTERPRETATION DE VATICAN II À UNE AUTRE



Il existe désormais dans les Eglises européennes, et peut-être aussi dans l'Eglise américaine, une ligne de partage, et parfois de fracture, entre un courant de “composition” et un courant de “contestation”.

Le premier nous conduit à penser qu'il y a, dans la sécularisation, des valeurs à forte matrice chrétienne comme l'égalité, la liberté, la solidarité, la responsabilité et qu'il doit être possible de trouver un accord avec ce courant et de définir des domaines de coopération.

Le second courant, au contraire, invite à prendre ses distances. Il considère que les différences ou les oppositions, surtout dans le domaine de l'éthique, vont devenir de plus en plus marquées. Il propose donc un modèle alternatif par rapport au modèle dominant et accepte de tenir le rôle d'une minorité contestatrice.

Le premier courant a été prédominant pendant l'après-concile; il a fourni la matrice idéologique des interprétations de Vatican II qui se sont imposées à la fin des années 60 et pendant la décennie suivante.

Cela s'est inversé à partir des années 80, surtout - mais pas exclusivement - sous l'influence de Jean-Paul II. Le courant de “composition” a vieilli mais ses adeptes détiennent encore des positions clés dans l'Eglise. Le courant du modèle alternatif s'est considérablement renforcé mais il n'est pas encore devenu dominant. C'est ainsi que s'expliquent les tensions actuelles dans beaucoup d'Eglises de notre continent.

Je n'aurais pas de mal à illustrer par des exemples l'opposition que je viens de décrire.

Les universités catholiques se répartissent aujourd'hui selon cette ligne de partage. Certaines jouent la carte de l'adaptation et de la coopération avec la société sécularisée, ce qui les contraint à prendre leurs distances de manière critique à propos de tel ou tel aspect de la doctrine ou de la morale catholique. D'autres, d'inspiration plus récente, mettent l'accent sur l'affirmation de la foi et la participation active à l'évangélisation. Il en est de même pour les écoles catholiques.

Et, pour revenir au sujet de cette rencontre, on pourrait en dire autant à propos du profil-type de ceux qui frappent à la porte de nos séminaires ou de nos maisons religieuses.

Les candidats de la première tendance sont de plus en plus rares, au grand déplaisir des prêtres des générations les plus âgées.

Les candidats de la seconde tendance sont aujourd'hui plus nombreux que les premiers, mais ils hésitent à franchir le seuil de nos séminaires parce que, souvent, ils n'y trouvent pas ce qu'ils cherchent.

Ils sont porteurs d'une préoccupation d'identité (ils sont parfois qualifiés, avec un certain mépris, d'”identitaires”) : identité chrétienne - en quoi devons-nous nous distinguer de ceux qui ne partagent pas notre foi? - et identité du prêtre, alors que l'identité du moine ou du religieux est plus facilement perceptible.

Comment favoriser une harmonie entre les éducateurs, qui appartiennent souvent au premier courant, et les jeunes qui s'identifient au second ? Les éducateurs continueront-ils à s'attacher à des critères d'admission et de sélection qui datent de leur époque mais ne correspondent plus aux aspirations des plus jeunes ? On m'a cité un séminaire français où les adorations du Saint-Sacrement avaient été supprimées depuis une bonne vingtaine d'années parce qu'elles étaient jugées trop dévotionnelles : les nouveaux séminaristes ont dû se battre pendant plusieurs années pour qu'elles soient rétablies, tandis que certains enseignants ont préféré démissionner face à ce qu'ils considéraient comme un “retour au passé”; en cédant aux demandes des plus jeunes, ils avaient l'impression de renier ce pour quoi ils s'étaient battus toute leur vie.

Dans le diocèse dont j'étais évêque j'ai connu de telles difficultés quand des prêtres plus âgés - ou des communautés paroissiales entières - éprouvaient une grande difficulté à répondre aux aspirations des jeunes prêtres qui leur étaient envoyés.

Je comprends les difficultés que vous rencontrez dans votre ministère de recteurs de séminaires. Plus que le passage d'une génération à une autre, vous devez assurer harmonieusement le passage d'une interprétation du concile Vatican II à une autre et, peut-être, d'un modèle ecclésial à un autre. Votre position est délicate mais elle est absolument essentielle pour l'Eglise. >>

 

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Le cardinal André Vingt-Trois : ”Le signe de la présence du Christ vivant”

Paroles du président des évêques français, le 25 mai à Faverney :

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Le 25 mai, à Faverney (Haute-Saône), le cardinal André Vingt-Trois présidait la célébration du quatrième centenaire du  miracle survenu dans cette ville en 1608: un ostensoir et ses hosties consacrées, sauvés des flammes et suspendus en l'air durant 33 heures devant des milliers de témoins.  

Homélie du cardinal :

 

 

Evangile selon saint Jean chapitre 6, versets 51 à 58

<< Frères et sœurs, croyez-vous vraiment que vous allez vivre éternellement ? Je sais bien que l'on a l'habitude d'écouter l'Évangile d'une oreille accommodatrice et de mettre quelques nuances dans ce que nous entendons, mais enfin, il l'a dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang vivra de ma vie, éternellement ». Les Juifs qui discutaient entre eux et qui se disaient : « Comment cet homme-là peut-il donner sa chair à manger ? », n'étaient pas de mauvais esprits ; ils n'étaient pas des hommes incrédules ; ils étaient peut-être tout simplement des gens qui réfléchissaient. Quand ils entendaient Jésus leur dire qu'il allait leur donner sa chair à manger, on comprend qu'ils se soient posé quelques questions. Les gens de Faverney qui voyaient l'ostensoir au-dessus des flammes, on comprend qu'ils se soient posé quelques questions. Les Juifs sortis d'Egypte qui voyaient s'ouvrir devant eux une longue traversée du désert sans manger et sans boire, on comprend qu'ils se soient posé quelques questions aussi. Alors, nous aussi nous pouvons nous poser des questions ! Ce que nous venons d'entendre, est-ce vraiment la Parole de Dieu ? Ou bien sont-ce seulement des morceaux choisis de textes édifiants que l'on pourrait trouver dans des livres d'images à destination des enfants ou des simples d'esprit ? Ce que nous constituons aujourd'hui, est-ce une assemblée d'Église ? Ou est-ce simplement le rassemblement fortuit de quelques milliers de personnes qui ne savaient pas trop quoi faire ce dimanche et qui ont été attirés curieusement par l'annonce qui avait été faite d'un miracle à Faverney ? Le pain que nous allons recevoir, est-ce vraiment le corps du Christ ou bien seulement une évocation mystérieuse et symbolique d'une forme de présence qui n'est pas vraiment une présence mais qui n'est pas non plus tout à fait une absence ?

 

Vous voyez que, pour les esprits curieux et ingénieux, il y a beaucoup de questions à se poser. Les habitants de Faverney et, à travers eux, nous tous qui sommes ici réunis aujourd'hui, nous avons quand même beaucoup de chance : le « coup » de l'ostensoir qui monte au-dessus des flammes, s'il s'était déroulé seulement devant quelques moines un peu endormis, on aurait pu dire ensuite que c'était une belle supercherie, mais comme il y a eu des milliers de témoins, qui n'étaient pas tous endormis, et dont certains même étaient à jeun, à moins d'être mal renseigné, on ne peut pas dire qu'il s'agit d'une supercherie. Trop de gens ont vu. Ce n'est pas une supercherie, c'est un prodige. Qu'on essaye de l'expliquer, c'est normal : nous sommes faits pour cela, nous avons une intelligence pour essayer de comprendre. On n'y arrive pas toujours et on n'y arrivera peut-être pas non plus ce coup-là, mais le signe ne nous est pas donné pour que l'on découvre de nouvelles lois de la physique ou de la philosophie. Il nous est donné pour que nous prenions position. Les Juifs dans le désert, Dieu ne leur a pas donné la recette de la manne, il leur a donné la manne. Il ne leur a pas demandé d'expliquer comment la manne était arrivée, il leur a demandé de la manger. Pour expliquer, il y a des générations depuis quelques millénaires, et sans doute pour les millénaires à venir, il y a des générations de savants, d'exégètes, d'intelligences brillantes qui cherchent et pourront trouver peut-être une explication. Quand on marche dans le désert du Sinaï, on rencontre parfois des gens qui vous expliquent que tel arbuste produit de temps en temps des fleurs qui, se reposant dans la rosée, donnent une espèce de pâte... Qu'est-ce que cela change ? Que ce soit un arbuste ou que ce soit autre chose ? Ce n'est pas pour cela que l'Ecriture nous l'a raconté.

 

Elle nous a raconté cet épisode pour nous faire comprendre d'où vient la vie de ce peuple qui ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. L'Ecriture nous rapporte à plusieurs reprises cet événement pour nous aider à comprendre que le Peuple sorti d'Egypte, en marche vers la Terre promise, ne devait pas compter sur les relais de poste ou les auberges mais devait compter sur la grâce de Dieu pour arriver au bout. C'est Dieu qui l'a nourri, c'est Dieu qui l'a abreuvé, c'est Dieu qui l'a conduit et c'est Dieu qui l'a mené à bon port, enfin pas ceux-là, les suivants. Parce que, ceux-là, ils sont morts avant d'arriver, justement parce qu'ils n'avaient pas cru que Dieu les conduisait. Il leur a dit : « Puisque vous n'avez pas cru en moi, eh bien, vous ne verrez pas la terre promise », ce sera la génération suivante. C'est pour cela que leur pérégrination a duré quarante ans.

 

Un signe nous est donné pour solliciter, non pas seulement notre esprit curieux, non pas seulement notre intelligence, mais surtout notre foi. Tout à l'heure, celles et ceux d'entre-vous qui s'avanceront pour recevoir l'Eucharistie comme de pauvres gens qui reçoivent leur vie de quelqu'un d'autre, quand le prêtre ou le diacre leur présentera l'hostie en disant : « Le corps du Christ », ils seront devant un prodige bien plus important que de savoir si l'ostensoir penchait un peu sur la grille du chœur ou s'il tenait vraiment tout seul en l'air, un prodige bien plus important que de savoir si la manne venait directement du ciel ou si elle avait transité par un arbuste, ils seront devant un prodige bien plus extraordinaire. Ce pain leur est présenté : « Le corps du Christ », et ils disent : « Amen. J'y crois, je le crois ». Pas parce que le bonhomme qui leur présente le corps du Christ avec son bel habit serait plus fiable qu'un autre ! Ce n'est pas moi que vous allez croire, ce n'est pas moi qui vous ai dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle », c'est le Christ. Amen à Jésus-Christ. Je crois en ce qu'il m'a dit, je crois ce qu'il a dit. Je crois à ce qu'il nous dit : Aujourd'hui, « celui qui mange ma chair et boit mon sang, aura la vie éternelle ». Aujourd'hui !

Les théologiens, à juste titre, cherchent des manières d'exprimer comment ce morceau de pain, apparemment si insignifiant, si pauvre dans sa visibilité et dans sa substance, peut devenir une nourriture de vie éternelle, comment ce morceau de pain peut vraiment être le corps du Christ. Comme l'intelligence humaine est sans limite ou presque, ils trouvent des moyens d'exprimer cela, mais ma foi ne va pas aux théologiens. Je ne crois pas aux explications, je crois à la Parole du Christ. Peut-être ne suis-je pas capable de comprendre ce que cela veut dire, mais je suis capable de dire : « Amen, je crois ». Aujourd'hui, nous qui sommes rassemblés, petit peuple de quelques milliers de personnes dans une grande région qui en compte quelques centaines de milliers, sommes-nous un signe ? Notre prière commune, notre fête célébrée ensemble, veulent-elles dire quelque chose de plus qu'une simple réunion festive, par chance et par grâce sous le soleil. Veulent-elles dire quelque chose de plus sur la présence du Christ aujourd'hui dans le monde ?

 

Car sa présence, nous la croyons dans sa Parole, nous la croyons dans son Eucharistie, nous la croyons dans l'Église, Corps du Christ assemblé. Quand nous nous saluons, quand nous prions ensemble, nous ne faisons pas que dire des formules, nous faisons exister le corps du Christ ressuscité pour ce temps et pour ce monde. Si nous croyons que la Parole que nous avons entendue, c'est sa Parole ; si nous croyons que le pain que nous recevons, c'est son corps si nous croyons que l'assemblée que nous formons, c'est sa présence aujourd'hui dans le monde, alors nous constituons par notre existence un ferment de transformation du monde. De même que la manne a conduit le peuple à travers le désert jusqu'au pays de Canaan, de même que la Parole du Christ rassemble à travers les siècles et les espaces ceux qui la reçoivent comme Parole de Dieu, de même que le pain eucharistique est vénéré comme la présence du Christ au milieu de son peuple, de même l'Église constituée des baptisés, des confirmés dans l'Esprit du Christ est un signe de la réalité de la présence du Christ en ce temps. Non seulement quand nous sommes rassemblés comme aujourd'hui dans une grande fête d'Église, non seulement quand nous sommes rassemblés chaque dimanche dans des Eucharisties qui, pour être moins festives que celle que nous célébrons aujourd'hui, n'en sont pas moins le signe de la présence du Christ vivant, mais encore quand l'Esprit du Christ nous disperse, non pas pour nous perdre et nous noyer à travers les soucis et les activités du jour, non pas pour nous désespérer à travers les épreuves que chacune et chacun d'entre-nous peut rencontrer dans sa vie, mais au contraire pour que nous donnions le témoignage de la foi et de l'espérance, pour manifester que nous croyons que le Christ ressuscité donne à tout homme et à toute femme qui croit en lui la promesse de surmonter non seulement les petites difficultés quotidiennes, non seulement les épreuves plus graves de la maladie, de la trahison, de la séparation, mais encore celle de la mort. Le Christ vivant nous donne l'espérance que, malgré nos faiblesses, nous sommes signe de la promesse de Dieu pour les hommes et pour les femmes de ce temps, pour tous les hommes et toutes les femmes de ce temps, dans toutes les situations où les circonstances de la vie nous placent par notre choix ou contre notre gré, - mais qui d'entre nous choisit vraiment tout ce qu'il vit ?

 

Nous sommes conduits par les circonstances, par les obligations, par les devoirs qui nous échoient, nous sommes conduits à vivre un certain nombre de situations : des situations heureuses, des situations malheureuses, des situations pleines de dynamisme, des situations pleines de fatigue. L'espérance de voir vos enfants et vos jeunes cheminer vers une vie heureuse, la patience d'accompagner vos parents, vos grands-parents, jusqu'au terme d'une vie paisible,... nous savons que tout le monde porte cela en son cœur, mais combien peuvent le réaliser ? La foi au Christ fait de nous des sentinelles vigilantes pour que nous ne nous laissions pas écraser par la vie, submerger par l'existence. Nous pouvons vivre debout parce que Dieu nous promet, mieux encore : il nous donne le pain qui est la chair du Christ.

 

Quand l'Église nous invite à célébrer la fête du Saint-Sacrement, elle ne vise pas à remplacer la célébration dominicale et l'Eucharistie que nous célébrons chaque dimanche, pas plus qu'elle ne veut remplacer la mémoire de la Cène que nous fêtons le Jeudi Saint. Elle veut simplement nous aider à affermir notre foi dans cette présence du Christ : il est vraiment présent et parce qu'il est vraiment présent, chacune et chacun d'entre nous peut, lui aussi, devenir vraiment présent au monde, à l'humanité, à celles et à ceux que la vie met sur votre chemin, pas simplement comme un réconfort moral ou par de vagues sentiments de solidarité, mais comme quelqu'un qui est prêt à donner quelque chose de lui-même parce qu'il reçoit du Christ non seulement quelque chose de lui-même mais sa vie toute entière.

 

Alors, frères et sœurs, dans la mémoire du 400ème anniversaire, et surtout dans la mémoire plus lointaine du 2000ème anniversaire du don que Jésus a fait de sa vie, dans la mémoire plus lointaine encore de ce temps où le peuple sorti d'Egypte a été nourri par Dieu à travers le désert, laissez grandir en vous la certitude paisible que Dieu nous nous a pas sortis de l'esclavage et de la mort pour nous faire crever de faim au milieu du désert ; il ne nous a pas appelé à être baptisés dans son Église pour nous laisser manquer de nourriture et de boissons. Il n'a pas fait de nous des chrétiens pour nous conduire au désespoir. Il veut nous faire partager sa vie et partager sa vie, c'est la joie de notre vie.

Amen. >>

 

 

 

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