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17/02/2011

Ruppert et Mulot vont au Paradis

Dans un album intitulé Le Royaume, deux jeunes auteurs de BD montrent l'incapacité de notre société (libérale-nihiliste) à admettre l'au-delà. Et c'est l'une des explications du recul du christianisme dans les pays riches :


 

bd,christianisme

L'éternité, un prolongement sinistre

de la société matérialiste-mercantile ?

 

Libération de ce matin. «Ruppert et Mulot, la petite trentaine et un peu moins », signent cet album [1] « un étrange objet géant, format journal, avec au milieu une double page à monter et coller soi-même, pour faire un cornet dans lequel on voit des choses de l'autre monde. Le récit  du Royaume consiste surtout dans son médium, une espèce d'espace intersidéral où flottent des personnages, dont on comprend assez vite qu'ils tournent autour de leur propre mort. Sauf que l'instant de la mort est escamoté et que rien ne sépare l'absurde des situations vécues des rituels qui caractérisent l'au-delà... »

Instant de la mort « escamoté », enfermement dans « l'absurde » de ce qu'on vit ici-bas dans notre société... Et la suite développe cet enfermement (si j'ose dire). Le Royaume, explique Jérôme Mulot, est un livre qui parle de la vie après la mort : « C'est une sorte de Divine Comédie contemporaine, comme si chaque société et chaque époque avaient l'au-delà qui lui correspond. Le Royaume trace le portrait de l'au-delà de notre époque. »

C'est-à-dire ? Réponse de Florent Ruppert : « On n'a pas voulu faire un au-delà manichéen, mais un au-delà qui parle d'un monde où les responsabilités et les culpabilités des citoyens sont plus diluées ». Zapper les responsabilités, juger « manichéen » de distinguer le bien et le mal, c'est la philosophie du capitalisme tardif (qui fait commerce de toutes les pulsions) ; l'au-delà imaginé par notre société ne saurait comporter une rétribution de nos actes terrestres.

« On a choisi de diviser cet espace infini en plein de mini-sous-espaces infinis où nos personnages se promènent en se demandant comment occuper leur temps libre », dit Ruppert. Oui, mais l'au-delà n'est peut-être pas une sorte de RTT monstrueusement allongée. L'au-delà est peut-être hors de l'espace et du temps. L'au-delà est peut-être Dieu lui-même : « éternel », c'est-à-dire englobant infiniment l'espace-temps. C'est ce que croient les monothéistes. Mais Ruppert et Mulot se voulant « athées » (ce qui n'est pourtant pas la meilleure façon d'être rebelle en 2011), leur paradis est « un royaume où il n'y a pas de roi » :

« Ou plutôt : tout le monde y est son propre roi. Dans notre au-delà, il n'y a pas de dieux et, à vrai dire, c'est un au-delà athée, comme nous. […] D'ailleurs, on était vraiment agacé par la main-mise des religions sur cet espace imaginaire... »

Mais comment y aurait-il une vie dans l'au-delà si l'âme n'existe pas, et comment y aurait-il des âmes s'il n'y a pas un Créateur ? La logique de l'athéisme est de voir l'esprit comme une étincelle que produit la machine biologique tant qu'elle fonctionne ; ensuite, tout s'éteint. Alors pourquoi imaginer une survie dans un au-delà impensable ? Surtout une survie comme celle-là :

« Nos personnages passent par exemple des années entières dans des orgies sexuelles gigantesques pour se réchauffer, ou ont des peines d'amour qui durent des siècles, ou font de la danse classique nus en apesanteur, ou bien encore sombrent dans la drogue et l'alcool. Comment fait-on pour être heureux au paradis ? Est-ce un objectif possible quand on flotte dans l'espace jusqu'à la fin des temps ? Est-ce que les humains s'organisent en micro-sociétés dans l'au-delà ? Avec encore des systèmes hiérarchiques ? »

Ici, le journaliste soulève le vrai problème : « La mort est le point aveugle de votre oeuvre... »

Réponse de Ruppert :

« Disons qu'il y a un seul endroit où on en parle de manière assez directe, c'est avec cette femme dont le mari est handicapé mental, parce qu'il a un trou dans le visage à cause d'un accident post mortem. Elle se sépare de lui en le mettant dans un cercueil à la dernière page et le jette dans l'espace. Ce monsieur n'est pas vraiment mort, on ne meurt pas dans l'au-delà, mais cette femme a besoin, pour pouvoir faire son deuil, d'utiliser un rite funéraire. On se sert de ce personnage pour ouvrir la question de la mort dans un livre qui ne parle que de ça sans jamais le faire vraiment... »

Cette métaphore est trois fois terrifiante :

- elle rend la mort invincible : l'ayant zappée ici-bas, nous serions condamnés à la « revivre » indéfiniment là-haut ;

- l'idée de « se séparer » d'un handicapé, cache nos hantises inavouées : l'euthanasie, l'avortement, l'eugénisme ;

- noter aussi la sournoiserie de l'expression contemporaine « faire son deuil » : c'est un euphémisme pour dire « se débarrasser » (d'un remords, d'une frustration, etc).

Ruppert et Mulot ont l'air de décrire notre société sans la dénoncer, comme des Houellebecq de la BD. A moins qu'ils soient au second degré et veuillent faire ressortir l'absurdité matérialiste-mercantile ?

Il y a une piste. Dans un passage de l'interview, Ruppert dit :

« Dans la Divine Comédie, la partie où Dante va aux enfers est très intéressante à lire et à se représenter, mais la partie où Dante va au paradis est à l'inverse plutôt superbarbante, comme si le bonheur et la plénitude de l'amour de Dieu passaient mal à l'écran... »

Dans une société où « passer à l'écran » est la condition de tout, l'impossibilité d'imaginer l'inimaginable est un handicap. C'est l'une des explications du recul du christianisme dans les sociétés livrées au  spectaculaire, celles de l'hémisphère Nord. Proposons donc à Ruppert, à Mulot et au journaliste de Libération, Eric Loret, quelques éléments chrétiens :

> Ceux qu'exprime par exemple un maître spirituel carme du XXe siècle, le P. Marie-Eugène [2] :

« Dieu est flamme, la flamme qui monte, le brasier. Dieu est le brasier qui lance des étincelles, qui lance des rayons... »

«  On l'a vu par des visions symboliques, comme Moïse au désert ; mais personne n'est sorti de ce brasier, de cet infini, de cet être transcendant qu'est Dieu, pour nous dire ce qu'il y a en Lui. Un seul en est descendu : "C'est moi", voilà ce que dit Notre-Seigneur... Seul, le Fils de l'homme vient des régions de Dieu... C'est un mouvement, oui : "Dieu a tellement aimé le monde qu'Il a envoyé son Fils"..  Voilà le geste, capital, essentiel, qui va nous dire la nature de Dieu. Oui, ce Dieu n'est pas seulement brasier qui lance des étincelles, des rayons, et d'où sont montées ces étincelles que sont les anges... Dieu, par ce mouvement d'amour qui est en lui, fait un mouvement si puissant qu'il "éjecte", en quelque sorte, quelque chose de Lui : son Verbe, son Fils. »

«Cette puissance expansive qu'est Dieu trouve sa joie ainsi à engendrer, toute sa joie à produire... Cela ne se produit pas dans le temps, à un moment donné ; cela a toujours été, Dieu a toujours été ainsi, il n'a pas commencé... Dieu engendrera toujours, l'Esprit saint jaillira toujours... Et Dieu est toujours heureux, Dieu est infiniment heureux. Le voilà, le bonheur de Dieu ! »

«  Qu'est-ce que nous ferions au paradis si nous ne trouvions pas Dieu ? Nous ne sommes pas là-haut pour aller trouver nos cousins ni nos neveux, mais pour trouver Dieu, pour contempler cet inaccessible, cet infini, et le saisir avec le moyen, l'instrument, le lumen gloriae [3]  qui nous sera donné et dont la capacité sera à la mesure de notre charité... »

> Ou Hans Urs von Balthasar, dans Credo [4] :

« Nous croyons à la vie éternelle, sans pouvoir nous faire une idée de ce qu'elle sera... En Dieu, identité personnelle veut dire don de soi, amour, fécondité, et ce n'est qu'ainsi que Dieu est vie éternelle : comme Celui qui gouverne éternellement dans le mouvement de se donner, de rendre heureux. Le pur contraire du morne ennui d'un être-pour-soi qui ne débouche sur rien. Il s'agit essentiellement d'un aller-au-delà-de-soi, avec toutes les surprises et les aventures qu'une telle sortie de soi promet.

« On doit seulement éliminer de son esprit toute temporalité, qui fait infailliblement aboutir chaque voie à un but précis – et puis après ? Dans l'éternel, le surgissement est toujours un "maintenant" d'actualité : maintenant J'engendre un Dieu qui est mon Fils ; maintenant Je vis l'indicible miracle d'être du Père et de Lui devoir ce que je suis ; maintenant notre amour se consomme et produit l'Esprit commun de l'amour comme un Troisième, comme fruit et témoin de notre amour, qu'Il fait éternellement se déployer. Et parce que ce maintenant est tout entier événement, le contraire d'une stagnation, c'est le plus passionnant qui soit. Tout comme, sur terre, il y a des surgissements de l'amour bien avant qu'ils se transforment en accoutumance, et peut-être en satiété. "La résurrection et la vie" : de même que résurrection dit tournant formidable, tournant du vide à la plénitude, une seule fois et maintenant,  de même, aussi, la vie éternelle...

« Pour celui qui, venant de sa propre vie étroite et amortie, reçoit la possibilité d'entrer dans cette vie de Dieu, tout se passe comme si s'ouvraient pour lui, lui coupant le souffle, des espaces à perte de vue. Des espaces dans lesquels on peut se précipiter dans la liberté la plus parfaite. Et ces espaces sont eux-mêmes des libertés qui attirent notre amour, l'accueillent, lui répondent... Ainsi s'accumulent, dans la communion des saints en Dieu, au-delà de tout ce qu'on peut dénombrer, les aventures de l'amour créateur et inventif. La vie en Dieu devient miracle absolu. »

 

 

_________

[1]  L'Association éd.

[2]  Editions du Carmel, 2007.

[3]  « Au Ciel, Dieu donne à l'homme, après sa mort, une connaissance surnaturelle immédiate de lui-même qui permet de Le voir face à face tel qu'Il est. Cette puissance de vision s'appelle le lumen gloriae, ou lumière de gloire. »

[4]  Nouvelle Cité, 2002.

 

12:11 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : bd, christianisme

Commentaires

IL DENONCE ?

> "Ruppert et Mulot ont l'air de décrire notre société sans la dénoncer, comme des Houellebecq de la BD". Houellebecq dénonce notre société!! Et avec quelle rage!
H.

[ De PP à H. - Veuillez m'excuser de n'avoir pas cette impression, à la lecture de ses livres... ]

cette réponse s'adresse au commentaire

Écrit par : FX Huard/ | 17/02/2011

VOIR DIEU

> Merci PP pour ces citations qui ravivent en nous le désir de voir Dieu.
Si souvent le découragement nous gagne, et la tentation de s'abîmer dans des plaisirs éphémères pour compenser le vertige abyssal qui nous prend face au non-sens de cette vie...
Merci de cette lumière en ce jour !
"Le pur contraire du morne ennui d'un être-pour-soi qui ne débouche sur rien." C'est exactement ce que je ressens !
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Écrit par : Pema/ | 17/02/2011

DEJÀ COMMENCEE

> Une idée à creuser pour Ruppert et Mulot, s’ils donnent une suite à leur Muppet show sur l’au-delà : la vie éternelle est déjà commencée. En particulier pour les chrétiens qui ont ouvert les évangiles : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17:3)
J’ajoute, contrairement à ce que disent ces auteurs de BD, que « l’amour de Dieu », à savoir, Jésus-Christ, « passe très bien à l’écran ». Pour illustration cette page du Net (http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_films_où_apparaît_le_personnage_de_Jésus).
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Écrit par : Denis/ | 17/02/2011

Même impression que FX Huard :

> Houellebecq est un formidable procureur de notre époque, surtout dans ses premiers bouquins, d'ailleurs. Depuis, il se laisse un peu gagner par une sorte de paresse morale et la facilité du jeu médiatique. Mais je suis convaincu que rien n'est perdu. Vous allez voir, encore trois-quatre ans et il va se convertir... Et là, j'aime autant vous dire que ça va saigner !
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Écrit par : Jérôme/ | 17/02/2011

NULLE

En exergue à l'album : "La probabilité qu’une vie après la mort existe est vraisemblablement très faible, mais la probabilité que cet au-delà ressemble à ce que décrivent les religions est, à coup sûr, totalement nulle." Qu'en savent-ils ? Ils me font penser à ce célèbre frangin qui avait fait graver sur sa dalle : "Quand on est mort, on n'est plus rien". Qu'en savait-il ?
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Écrit par : Bernard Gui/ | 17/02/2011

CONTESTATION

> Il y a encore une hypothèse : Ruppert et Mulot, contestataires radicaux quoique athées. Cf ce que je lis sur un site :
"Partant de faits divers aussi sordides qu’hilarants, Ruppert & Mulot montent une histoire en forme de puzzle, dévoilant pièce après pièce les facettes de ce monde de l’après : des objets flottent dans un espace indéfini, les réincarnations sont soumises au bon vouloir d’une bonne femme mal lunée, les gens picolent ou se défoncent (« Après avoir été informé de la non-existence de Dieu, chaque croyant se voit offrir un astéroïde d’héroïne qui remplace pendant un temps la béatitude post-mortem promise par les religieux. »). Quant à la lune, elle s’avère constituée d’un amas moite et confus de milliers de corps nus partouzant. Dans le fond, mort ou vif, rien ne change vraiment. Derrière la provocation évidente de cet Eden démythifié et leur réjouissant humour punk, R&M singent le grotesque de notre société, ridiculisent les inquiétudes et les certitudes illusoires qui régissent notre pensée."
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Écrit par : girolamo/ | 17/02/2011

Les commentaires sont fermés.