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21/01/2014

Jean Ziegler et la "géopolitique de la faim" [2]

 libre-échangisme,altermondialisme

"Les traders spéculent sur la mort..."  Suite et fin :

 


Les vautours de l'«or vert» :

Le mensonge : Il existe deux filières principales de biocarburant (ou agrocarburant) : le bioéthanol (obtenu par la transformation notamment de betterave, canne à sucre, blé maïs...) et le biodiesel (huile végétale ou animale). Les trusts des agrocarburants mettent en avant l'argument écologique de la lutte contre le réchauffement climatique et l'épuisement des ressources fossiles.

De fait, la dégradation climatique fait son œuvre : partout les déserts progressent. En Chine et en Mongolie, chaque année de nouveaux pâturages et champs vivriers sont avalés par des dunes de sable qui progressent vers l'intérieur des terres. Au Sahel, le Sahara avance dans certaines zones de 5 kilomètres par an. En Afrique, l'ONU estime à 25 millions le nombre de réfugiés écologiques, venant rejoindre les bidonvilles des grandes métropoles.

Les sociétés transcontinentales productrices d'agrocarburants ont réussi à persuader une grande part de l'opinion publique mondiale et la quasi-totalité des Etats occidentaux, que l'énergie végétale constituait l'arme miracle face au dérèglement climatique. C'est un mensonge absolu, qui fait l'impasse sur les coûts environnementaux des agrocarburants qui nécessitent une quantité énorme d'eau et d'énergie. Or, partout, l'eau potable se raréfie. Un homme sur trois en est réduit à boire de l'eau polluée. Selon l'OMS, l'augmentation du nombre de décès liés à la consommation d'eau contaminée est en spectaculaire ascension. Il faut 4000 litres d'eau pour fabriquer 1 litre de bioéthanol. De plus, la quantité d'énergie fossile nécessaire pour ce même litre est considérable. Loin de le faire baisser, les agrocarburants contribuent à l'augmentation du dioxyde de carbone dans l'atmosphère.

L'obsession de Barack Obama : Chaque année, les multinationales d'origine américaine productrice de biocarburants, reçoivent plusieurs milliards de dollars d'aides gouvernementales. Dans son discours sur l'état de l'Union en 2011, Obama en a fait une priorité, une cause de sécurité nationale, afin de réduire la dépendance des Etats-Unis des importations de pétrole. Dès janvier 2007, Georges W.Bush fut l'initiateur du programme de biocarburants, fixant ainsi ses buts : dans les dix ans à venir, les Etats-Unis devaient réduire de 20% la consommation d'énergie fossile et multiplier par 7 la production de biocarburants.

Cette simple comparaison suffit pour prendre la mesure du crime que constitue cette politique : le réservoir d'une voiture de taille moyenne fonctionnant au bioéthanol contient 50 litres. Pour fabriquer 50 litres de bioéthanol, il faut détruire 358 kilogrammes de maïs. Au Mexique, en Zambie, le maïs est la nourriture de base. Avec 358 kilogrammes de maïs, un enfant zambien ou mexicain vit une année. Telle est la politique des réservoirs pleins et des ventres vides.

La malédiction de la canne à sucre : Non seulement les agrocarburants dévorent chaque année des centaines de millions de tonnes de maïs, libèrent dans l'atmosphère des millions de tonnes de dioxyde de carbone, mais en plus, partout ils provoquent des désastres sociaux.

Prenons l'exemple du Brésil. Nous remontons en Jeep la vallée de Capibaribe où l'océan vert de la canne à sucre s'étend à l'infini. James Thorlby, un prêtre écossais, est assis sur le siège avant. Nous avançons en territoire ennemi, celui des barons du sucre, qui ont partie liée avec la police militaire. Son ami Chico Mendez a été assassiné. Lui est vivant. Très provisoirement précise-t-il...

Il y a quelques années encore, c'était ici des terres vivrières occupées par des petites fermes de 1 à 2 hectares. Les familles y vivaient pauvrement, mais en sécurité et dans un certain bien-être. Des financiers ont obtenus des autorités le «déclassement», c'est à dire la privatisation de ces terres. Les petits cultivateurs de haricots et de céréales vivant ici ont alors été expulsés vers les bidonvilles de Recife. Sauf ceux qui ont accepté, pour un salaire de misère, de devenirs coupeurs de canne.

Au Brésil, la production de biocarburants jouit d'une priorité absolue. C'est la fierté du gouvernement. En 2009, le Brésil a exporté 4 milliards de litres de bioéthanol. La mise en œuvre du plan a conduit à la rapide concentration des terres entre les mains de quelques barons autochtones et des sociétés multinationales, qui ont pour nom Louis Dreyfus, Bunge, Noble Group, aux groupes financiers appartenant à Bill Gates et Georges Soros, ainsi qu'aux fonds souverains de Chine. La production de l' «or vert» signe l'arrêt de mort de la petite et moyenne ferme familiale et donc de la souveraineté alimentaire du pays. Pour libérer l'espace, la forêt est brûlée par dizaine de milliers d'hectares chaque année. Par ailleurs, on ne compte plus les appropriations illégales de terres, les déplacements forcés, assassinats sélectifs et «disparitions».

Le Brésil est entré dans le cercle vicieux du marché international de l'alimentaire : en important des denrées qu'il ne produit plus, il amplifie la demande mondiale qui entraîne l'augmentation des prix. C'est ainsi qu'en 2008 les paysans n'ont pu acheter suffisamment de nourriture en raison de l'augmentation brutale des prix. Soucieux de réduire leurs coûts, les producteurs d'agrocarburants exploitent par millions les travailleurs migrants, accumulent les bas salaires, horaires inhumains et conditions de travail proches de l'esclavage. Des millions de travailleurs sans terre sont sur les routes, sans domicile fixe, louant leur force de travail au gré des saisons, déracinés, loin de leurs familles en voie de dislocation.

Cette malédiction de l' «or vert» s'étend à plusieurs pays d'Asie, d'Amérique latine et d'Afrique, comme au Cameroun où le groupe Français Bolloré a partiellement pris possession de la société camerounaise de palmerais. La destruction des forêts primaires y va bon train, et ici comme ailleurs les expropriations, la dislocation sociale et les mécanismes de la faim et de la soif n'en sont que plus accentués.

En 2007, devant l'Assemblée générale des nations unies, j'avais déclaré : «produire des agrocarburants avec des aliments est criminel». J'en avais demandé l'interdiction. Trois des plus puissantes fédérations de producteurs de bioéthanol sont alors vigoureusement intervenues auprès de Kofi Annan pour dénoncer ma déclaration «apocalyptique» et «absurde».

 

Les spéculateurs :

Les «requins tigres» : Le requin tigre est capable de détecter une goutte de sans diluée dans 4 600 000 litres d'eau. Le spéculateur en biens alimentaires agissant à la bourse des matières premières agricoles à Chicago est lui aussi capable de détecter ses victimes à des dizaines de kilomètres et de les anéantir en un instant, tout en satisfaisant sa voracité, autrement dit en réalisant des profits faramineux. Les lois du marché font que seule la demande solvable est comblée. Elles imposent l'ignorance délibérée du fait que l'alimentation est un droit humain, un droit pour tous. Le spéculateur en matières premières alimentaires avale tout ce qui est susceptible de lui rapporter quelque chose : il joue avec la terre, les intrants, les semences, les engrais, les crédits et les aliments.

Jusqu'à peu, l'essentiel des spéculateurs opéraient sur les marchés financiers. En 2007, ces marchés ont implosé : des milliers de milliards de dollars de valeurs patrimoniales ont été détruits. Dans la foulée, partout en Occident, des hommes et des femmes ont perdu leur emploi ; les gouvernements ont réduits leurs prestations sociales ; dans l'hémisphère sud, des dizaines de millions de personnes supplémentaires ont sombré dans le martyre de la sous-alimentation. Les prédateurs boursiers, en revanche, ont été largement redotés par les Etats. L'argent public finance désormais leurs Ferrari, leurs hélicoptères privés et leurs demeures de luxe en Floride ou aux Bahamas.

Le banditisme bancaire est plus florissant que jamais ; mais suite à l'implosion des marchés financiers, les requins tigres les plus dangereux, avant tout les Hedge Funds américains, ont migré sur les marchés des matières premières, notamment sur les marchés agroalimentaires. Pour les spéculateurs, les produits agricoles sont des produits de marché comme les autres. Ils jouent «à la hausse», c'est tout. Pratiquement tous les experts reconnaissent que dans la flambée des prix alimentaires, la spéculation joue un rôle déterminant. Entre 2003 et 2008 les spéculations sur les matières premières au moyen de fonds indexés ont augmenté de 2300%. Selon la FAO (rapport 2011), seulement 2% des contrats futures portant sur des matières premières aboutissent effectivement à la livraison d'une marchandise. Les 98% restants sont revendus par les spéculateurs avant la date d'expiration. Frederick Kaufmann résume la situation : «Plus les prix du marché des aliments augmentent, plus ce marché attire l'argent et plus les prix alimentaires, déjà hauts, grimpent». Philippe Chalmin interroge : «Quelle est cette civilisation qui n'a rien trouvé de mieux que le jeu -l'anticipation spéculative- pour fixer le prix du pain des hommes, de leur bol de riz ?». Entre la raison marchande et le droit à l'alimentation, l'antinomie est absolue. Les spéculateurs jouent avec la vie de millions d'êtres humains. Abolir totalement et immédiatement la spéculation sur les denrées alimentaires constitue une exigence de la raison.

Genève, capitale mondiale des spéculateurs agroalimentaires : Le combat contre la spéculation est indissociable de celui contre les paradis fiscaux où sont domiciliées les sociétés spéculatives. 27% de tous les patrimoines off-shore du monde sont gérés en Suisse, où le secret bancaire reste la loi suprême du pays, et où la mansuétude fiscale y est extrême. Le lobby bancaire est tout-puissant à Genève. Mais depuis 2007, Genève est aussi devenue la capitale de la spéculation, notamment sur les matières premières agroalimentaires. Nombre de Hedge Funds ont déménagé à Genève.

Les traders sur les matières premières agroalimentaires sont allègrement financés par les banques genevoises. Pour les deux tiers des spéculateurs rôdant dans la jungle genevoise, il n'existe donc aucun contrôle. Le gouvernement du Canton de Genève est aux petits soins avec les requins tigres. Outre les multiples privilèges fiscaux qu'il leur reconnaît, il subventionne et patronne la conférence annuelle que ceux-ci organisent à Genève.

Les managers des Hedge Funds se sont réunis le 7 juin 2011 à l'Hôtel Kempinski, sur le quai du Mont-Blanc. On y lit sur la brochure d'annonce : «L'agriculture est aujourd'hui la lumière rayonnante de l'univers des investisseurs». La promesse? Des managers de haut vol expliqueront comment «réaliser des profits élevés sur des marchés passionnants»... L'attitude des autorités genevoises relève du scandale. Une ONG catholique, «Action de Carême», et une autre protestante, «Pain pour le prochain», ont d'ailleurs adressé une lettre de protestation vigoureuse au gouvernement...qui n'a pas daigné répondre.

Vol de terres, résistance des damnés : En Afrique en 2010, 41 millions d'hectares de terres arables ont été acheté, loué ou acquis par les mêmes Hedge Funds qui paradent au bord du Lac Léman, ainsi que des banques européennes, des fonds d'Etats saoudiens, sud-coréens, singapouriens, chinois et autres. Au Sud-Soudan, l'administration a bradé au trust agroalimentaire texan Nile Tradind and Development Inc. 600 000 hectares de terres arables au prix de...3 centimes l'hectare! La même société jouit d'une option pour 400 000 hectares supplémentaires. Partout les mêmes procédés que ceux mis en œuvre par les vautours de l' «or vert». Des familles entières se voient privées d'accès aux ressources naturelles et chassées de leurs terres. L'expulsion des petits paysans de leurs terre, outre la sécurité alimentaire qu'elle met gravement en cause, engendre une destruction en cours d'un savoir-faire paysan ancestral, transmis de génération en génération, qui disparaît sous nos yeux : la connaissance des sols, la lente sélection des graines en fonction des terrains, de l'ensoleillement et des pluies, tout cela est balayé en quelques jours. A la place, les trusts agroalimentaires implantent des monocultures de plantes hybrides ou génétiquement modifiées. Spéculant sur les denrées alimentaires, spéculant sur la terre, les traders spéculent en fait sur la mort.

 

Synthèse réalisée par Serge Lellouche

Fraternité des chrétiens indignés

 

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