01/09/2012
Droite, gauche, "nouvelles moeurs" libérales-libertaires et... capitalisme global
Un débat de l'émission Répliques (France Culture), rediffusé ce matin et sur podcast. Extraits commentés :
http://www.franceculture.fr/emission-repliques-penser-a-droite-2012-09-01
Il faut écouter le débat rediffusé ce matin chez Alain Finkielkraut. Il confronte l'anthropologue Emmanuel Terray (Penser à droite, Galilée 2012) au philosophe Philippe Bénéton (Le conservatisme, Que sais-je 1988). On y entend deux ou trois vérités que nous soutenons ici, que les droites récusent aveuglément, et que les gauches ne veulent pas entendre. Les voici, résumées et réparties par moi :
Alain Finkielkraut : on entend encore dire que la vocation de la droite est d'incarner le passé, et celle la gauche d'incarner le futur. Cette idée ne correspond pas au monde actuel, où règne un processus qui menace les fondamentaux de l'humain. Qu'elles le veuillent ou non, droite et gauche sont confrontées au présent : c'est-à-dire à l'urgence de poser des limites à ce processus pour sauvegarder l'essentiel.
Philippe Bénéton souligne que ce processus est d'ordre économique : il y a un engrenage entre le capitalisme néolibéral (extension indéfinie des domaines du marché) et la doxa libérale-libertaire (hyper-individualiste) qui défait le lien social.
Alain Finkielkraut : l'engrenage repose sur le couple de la technoscience et de la morale libérale-libertaire. Le « jeune », concept né en 1968, est très particulièrement courtisé par le marché pour son addiction à la consommation et son hyper-réactivité aux produits nouveaux (« tout ce qui émerge »). Face à cela, la gauche actuelle devrait être le parti de la résistance, mais ce n'est pas le cas : cette gauche a abdiqué ses responsabilités politico-économiques. Elle se réduit à l'idéologie de la page blanche anthropologique et des « nouvelles moeurs », obligatoires sous peine d'être ostracisé.
Philippe Bénéton : le PS et l'UMP sont d'accord sur deux piliers du système : le libre-échangisme global et le processus « européen » non-maîtrisé. La gauche actuelle est enfermée dans une contradiction : pour le citoyen, elle prône la morale individualiste (je suis ce que je veux, je fais ce que je veux, etc); mais dans le domaine public, elle prône la morale de solidarité sociale. C'est incompatible.
Emmanuel Terray : la droite est dans une contradiction comparable : anarchisme libéral en économie, mais insistance sur le contrôle social (sécurité-répression etc)...
Que valent ces notions de « droite » et de « gauche » ?
Emmanuel Terray : depuis les origines, la droite s'est toujours ralliée à l'ordre établi par la gauche. La droite n'est donc, finalement, rien d'autre que le parti de l'ordre établi (quel qu'il soit).
Philippe Bénéton : selon les conservateurs du XIXe siècle qui étaient des catholiques sociaux (plus anticapitalistes que les socialistes issus du libéralisme), le capitalisme dénaturait les rapports entre les hommes, transformant les peuples en foule solitaire entassée dans des faubourgs sans âme.
Emmanuel Terray : l'un des thèmes du conservatisme est le « réalisme » ; pour le respecter, il finit toujours par se rallier au nouvel ordre du monde. Autre thème du conservatisme : l'anti-égalitarisme ; celui-ci s'épanouit dans le libéralisme économique, puisque la concurrence sans frein instaure une inégalité entre ses gagnants et ses perdants.
Philippe Bénéton : les thèmes conservateurs ont beaucoup perdu sous les coups du processus individualiste et de l'idée que la nature n'a pas de consistance, que seule compte la volonté...
Alain Finkielkraut : le « conservatisme » ne doit pas être appliqué seulement à la préservation des privilèges et de l'ordre établi. Il peut s'agir aussi de « conserver » la nation ou la nature... L'écologie réconcilie avec une certaine forme de « conservatisme » envers des choses essentielles.
Mon commentaire :
- La gauche est devenue le chien de garde des moeurs du système néolibéral, dont la droite est le concierge économique.
- "La doxa libérale-libertaire hyper-individualiste défait le lien social ». Voir l'excellent dessin de Xavier Gorce (Le Monde 1/09) : dans une université d'été politique, l'orateur clame : « chacun pour sa gueule ! », et les participants applaudissent : « ça c'est fédérateur ! ». Le libéralisme en un clin d'oeil.
- La gauche actuelle « se réduit à l'idéologie de la page blanche anthropologique et des nouvelles moeurs, obligatoires sous peine d'être ostracisé ». Exact. Mais si les défenseurs d'une anthropologie saine n'étaient pas en même temps (dans trois cas sur quatre) des partisans absurdes du libéralisme, ils seraient audibles au lieu de passer pour des dadais.
- « La droite n'est donc, finalement, rien d'autre que le parti de l'ordre établi (quel qu'il soit) ». Avec tout juste un ou deux temps de retard... Ce qui annule l'argument bien-pensant que j'entendais encore il y a deux mois, lors d'un digne déjeuner : « il faut voter car les élections servent à choisir le moins mauvais. »
- « Selon les conservateurs du XIXe siècle qui étaient des catholiques sociaux (plus anticapitalistes que les socialistes issus du libéralisme), le capitalisme dénaturait les rapports entre les hommes » : essayez de faire admettre ça aux catholiques libéraux de 2012, rivés à leur idéalisation d'un libéralisme originel qui n'a jamais existé tel qu'il le décrivent....
- « L'anti-égalitarisme s'épanouit dans le libéralisme économique : la concurrence sans frein instaure une inégalité entre ses gagnants et ses perdants. » Ce darwinisme social divise l'espèce humaine en winners et losers : idéologie de Paul Ryan, le tartuffe washingtonien présenté comme un supercatho « prenant au sérieux la doctrine sociale de l'Eglise ».
- « L'écologie réconcilie avec une certaine forme de 'conservatisme' envers des choses essentielles. » C'est même la seule forme de « conservatisme » qui ait du sens aujourd'hui. Ecologie plénière appliquée à toute la Création : l'humain et le reste ! (Et non « l'humain mais pas le reste » comme le voudrait l'extrême droite, toujours inquiète à l'idée d'une possible mise en cause du système économique actuel).
- « L'idée que la nature n'a pas de consistance, que seule compte la volonté » est le point de départ historique de la théorie libérale : la nature n'aurait d'autre valeur que celle que lui inflige l'action transformatrice de l'homme. D'où : a) le saccage de la planète ; b) la théorie de la « valeur-travail », empruntée aux libéraux classiques par Marx qui la gonflera à l'extrême...
Merci à Finkielkraut, Terray et Bénéton de ce débat cohérent et éclairant. Aidera-t-il le public à voir enfin la trame de ce qui se passe ?
14:54 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : libéralisme, nouvelles moeurs, droite, gauche, christianisme, catholiques
Commentaires
FINKIELKRAUT ELITISTE
> J'écouterai l'émission qui m'a l'air intéressante. Mais il y a un point qui m'a toujours posé un gros problème chez Alain Finkielkraut : sous couvert d'une juste critique d'un processus démocratique libéral-libertaire qui avaliserait par le droit et tête baissée les revendications tout azimuts des groupes particuliers, il en vient, en réaction à ce relativisme démocratique, à nier de façon quasi-systématique la réalité des rapports de domination, politiques et économiques.
Je supporte assez mal ce déni et cette façon d'enfermer sous l'étiquette de "victimisme", toute forme d'expression de la souffrance sociale et intime. C'est une confusion majeure de sa pensée, par ailleurs pertinente sur d'autres points.
Sans jeter l'anathème, sa critique du libéral-libertarisme est en cela profondément conservatrice et élitiste.
Il y a une autre critique du libéral-libertarisme, qui fait précisément la part nette entre la pseudo-souffrance des enfants gâtés qui ne revendiquent rien d'autre que leur droit à jouir et à choisir sans limites, et les vraies victimes de l'ordre libéral-libertaire, toutes les figures « impures » de la vulnérabilité face aux forces du marché et de la techno-science, dont oui nous devons porter hauts l'exigence démocratique de leurs droits.
Qu'on vienne me parler de la "victimisation" du foetus humain, des ouvriers des mines d'uranium au Niger, des vieillards agonisants en hôpitaux publics en voie de délabrement, ou des petits paysans expulsés de leurs champs mis au service des agrocarburants!
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Écrit par : Serge Lellouche / | 01/09/2012
UNE PHRASE BIEN VENUE
> Je n'ai pas encore écouté l'émission, mais cette phrase que vous citez -et surtout la précision, fondamentale, entre parenthèses- est plus que bienvenue :
"Selon les conservateurs du XIXe siècle qui étaient des catholiques sociaux (PLUS ANTICAPITALISTES QUE LES SOCIALISTES ISSUS DU LIBERALISME), le capitalisme dénaturait les rapports entre les hommes."
Merci !
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Écrit par : PMalo / | 01/09/2012
"CHACUN POUR SA GUEULE"
> « chacun pour sa gueule ! »...« ça c'est fédérateur ! » C'est le coeur de la pensée de Milton Friedman. On souligne trop peu à quel point la pensée libérale est avant tout vulgairement idiote. Petite démonstration, l'humanité entière réunie grâce à un petit crayon jaune et au système des prix, dans une indifférence totale des personnes les unes pour les autres mais pour le bien souverain des intérêts individuels. Et au bout du compte, évidemment, la paix universelle et éternelle entre les peuples.
Magicien Friedman, en piste, sous vos applaudissements s'il vous plaît : http://www.youtube.com/watch?v=-FbZizIT2oA
Ca donne pas envie d'être prix Nobel!
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Écrit par : Serge Lellouche / | 01/09/2012
LE DEBAT AVEC MICHEA
> En complément, je recommande l'écoute du débat avec Jean-Claude Michéa, toujours téléchargeable sur le site de France Culture, et qui démontre la stricte fusion entre libéralisme des moeurs et libéralisme économique - après quoi il devient difficile de soutenir que "la droite a gagné sur le plan économique" et "la gauche a gagné sur le plan de la morale privée", il s'agit dans les deux cas d'un seul et même libéralisme, l'un consubstantiel à l'autre :
http://www.franceculture.fr/emission-repliques-le-complexe-d-orphee-2012-08-25
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Écrit par : Christian / | 01/09/2012
LE MAGISTÈRE SOCIAL
> « La droite n'est donc, finalement, rien d'autre que le parti de l'ordre établi (quel qu'il soit) ». En ce sens, l'épiscopat français n'a jamais cessé d'être majoritairement à "droite" depuis un bon deux siècles.
« Selon les conservateurs du XIXe siècle qui étaient des catholiques sociaux (plus anticapitalistes que les socialistes issus du libéralisme), le capitalisme dénaturait les rapports entre les hommes » Tout à fait d'accord! C'est bien pourquoi il y a un développement plutôt qu'un retournement dans l'évolution du magistère social, de Pie IX à Léon XIII et de saint Pie X à Pie XI, aussi bien que de Vatican II à Jean-Paul II et Benoît XVI.
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Écrit par : Claude / | 01/09/2012
ANTI
> La démarche d'Emmanuel Terray est complètement anti-historique. Et en plus, il l'assume !
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 01/09/2012
LES CATHOLIQUES ET LE SYSTÈME LIBERAL-LIBERTAIRE
> On ne peut qu'applaudir!
Deux remarques:
-pas encore si facile de faire admettre à certains catholiques antilibéraux qu'il faut contrer la dérive libertaire. Lu il y a quelques jours encore sous des claviers de rescapés de 68 une critique cauteleuse de la position de l'Eglise, dans le style attendrissant: "ce qui compte c'est l'amooouuur" pimentée d'un discrédit venimeux de ceux qui la soutiennent, qualifiés d'hypocrites ou de névrosés.
- ce que dit Claude est malheureusement vrai, sous l'effet des repoussoirs totalitaires, l'épiscopat s'est rallié à la démocratie libérale et, dans la foulée, au capitalisme correspondant puis au mondialisme, troisième composante du système libéral-libertaire-déraciné. Sur ce il est clair que nos évêques perçoivent maintenant clairement que nous sommes arrivés à une ligne rouge à ne pas franchir. Faisons bloc !
PH
[ De PP à PH :
1. Eloquent sous ce rapport, les criailleries de certains contre l'article de Natalia Trouiller : http://www.nystagmus.me/article-eloge-de-la-non-communion-une-seconde-reponse-a-rene-poujol-109461722.html
2. "Mondialisme" : attention à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. L'encyclique sociale de Benoît XVI insiste avec force sur la nécessité d'un gouvernement politique et économique mondial. C'est dit noir sur blanc, et répété... Bien sûr il ne s'agit pas du "mondialisme déraciné", mais il s'agit réellement d'une instance mondiale qui serait chargée de la forme universelle du bien commun, dont un catholique ne doit ni ne peut nier l'existence ! ]
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Écrit par : Pierre Huet / | 01/09/2012
SUBJECTIF
> Faire des définitions a priori de la « droite » et de la « gauche », négliger leur émergence à un moment donné de l’histoire, et postuler deux tempéraments (seulement deux !) pour ainsi dire naturels de la « droite » et de la « gauche », ce n’est pas très raisonnable… Emmanuel Terray verse dans le subjectivisme.
BJL
[ De PP à BJL - Oui, c'est à peu près ce que Bénéton lui dit. ]
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 01/09/2012
DROITE, GAUCHE ETC
> « La » droite et « la » gauche n’existaient pas en 1848, rappelons-le à Emmanuel Terray. Ce qui existait, c’était juste un partage droite-gauche dans l’hémicycle parlementaire ; partage qui n’a plus grand-chose à voir avec la distribution actuelle des différents partis politiques. Dans quel camp se range Terray ? du côté des idées éternelles non soumises à vérification, ou du côté de l’analyse historique ? visiblement, il mélange les deux plans, et c’est la cacophonie totale.
BJL
[ De PP à BJL - Pas totale. Il fait un certain nombre de réflexions judicieuses. Et l'idée qu'il existe un "tempérament" de droite (le "complexe de droite", disaient Plumyène et Lasierra en 1970) est en partie exacte : sinon comment expliquer le tropisme qui ramène sans cesse les ultras vers le parti de la droite modérée, comme s'il y avait un fond commun d'ordre viscéral ? Je suis frappé de l'intérêt excessif des blogs ultras envers l'UMP, organisation dénuée d'intérêt...
Cela dit, vous avez raison de nous le dire et d'insister là-dessus : Terray a une lubie ; son identification de "la droite" actuelle avec les contre-révolutionnaires du XIXe ne tient pas la route. Comme le souligne Bénéton, le conservatisme est mort d'être contre-révolutionnaire (rivé aux enjeux et aux catégories mentales de la première partie du XIXe). ]
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 01/09/2012
L'ESPRIT DE PARTI
> J'avais écouté moi aussi, avec intérêt. Une des principales conclusions, me semble-t-il, est l'insuffisance de la distinction "gauche-droite" dont je demeure surpris de l'importance qu'on lui accorde. Terray peut bien dire que la droite est le parti de l'ordre établi, mais ça l'oblige à conclure que Brejnev était de droite et Hitler de gauche. Et comme le lui fait remarquer Bénéton, ça rend caduque tous les autres critères de distinction (proposés par lui ou par d'autres): défense des classes aisées ou populaires; primauté de la liberté sur l'égalité ou vice-versa; rapport augustinien ou pélagien au péché originel etc ... Bref, il y a des tas de lignes de fracture et on se demande bien l'intérêt qu'il y a à vouloir à tout prix fourrer ça dans un moule à deux partis: gauche et droite.
Si ce n'est que l'intérêt est peut-être précisément celui-là: l'esprit de parti.
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Écrit par : luc2 / | 01/09/2012
FINKIELKRAUT
> Serge, j'avoue ne pas partager votre critique de Finkielkraut. Pour l'écouter régulièrement, il me semble que ce qu'il critique ce sont moins les rapports de domination que l'usage exclusif et manichéen qui en est fait par certains. Et plus largement, la hargne qui en résulte et qui rend tout débat impossible. Je l'imagine mal prendre la défense du système ou des puissants contre les ouvriers des mines d'uranium au Niger, des vieillards agonisants en hôpitaux publics en voie de délabrement, ou des petits paysans expulsés de leurs champs mis au service des agrocarburants.
Mais oui, il se refuse, par exemple, à considérer que forcément, les problèmes dans les banlieues s'expliqueraient exclusivement (c'est le mot exclusivement qui importe ici) par des questions de "dominant-dominé". Et il se refuse aussi à entériner des solutions paternalistes - dans l'enseignement, dans la culture etc ... Son cheval de bataille, ce n'est pas que l'on dise: vous êtes les victimes d'un ordre injuste, ce sont les conclusions que certains en tirent: donc tout ce que vous faite est bien, donc vous êtes en droit de tout vous permettre, donc nous n'avons pas le droit de prétendre que nous pouvons vous ouvrir à mieux et plus ... Ce faisant, il me semble infiniment plus soucieux et respectueux de la dignité des "dominés" que tout ceux qui l'ensevelissent si souvent sous leur mépris pour simplement masquer leur propre démission.
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Écrit par : luc2 / | 02/09/2012
Cher Luc,
> Je ne suis pas sûr de comprendre à quel niveau vous situez votre désaccord.
Encore une fois, il est parfaitement justifié de contester une vision des rapports sociaux qui serait caricaturalement réduite aux rapports de domination : les gentils et les méchants, les victimes et les oppresseurs.
Oui, les stratégies de victimisation communautaires existent sur le grand marché des souffrances humaines, oui certains groupes et individus savent parfaitement bien tirer à leur profit cette rhétorique de la domination, en cela dans une logique libérale-libertaire.
Ce n'est donc pas sur cette nuance importante que j'exprime une objection sur la pensée de Finkielkraut, mais sur le fait qu'à contrario, son mode de pensée l'amène systématiquement à tirer prétexte de ces stratégies de victimisation, pour s'y fixer et pour rester entièrement sourd à toute expression de la souffrance et de l'injustice sociale réelle et non stratégique : vous l'imaginez mal prendre la défense des puissants contre les ouvriers des mines d'uranium, pour ma part je l'imagine mal prendre la défense des ouvriers des mines d'uranium face aux tenants de l'ordre nucléaire. Feraient-ils dans la victimisation ?
Je trouve un peu simple, sous couvert que la question des banlieues ne se réduise pas à des rapports dominants-dominés (certes!), de rester sourd à la part de souffrance et d'injustice réelle qui s'y vit.
Depuis l'affaire du foulard en 1989, il est devenu de bon ton en France, de suspecter d'"angélisme" ou de "politiquement correct" toute sensibilité au sort de l'étranger. Voilà comment on enferme la question de l'accueil des étrangers.
Petite question, Luc : aujourd'hui, le débat sur la réalité des rapports de domination est-il plus obstrué par l' « usage exclusif et manichéen qu'en font certains », pour reprendre vos mots, ou par une déferlante de propagande des idéologues du marché et de la technoscience, qui ont tout intérêt à maintenir en l'état les rapports de domination tels qu'ils existent ?
A un moment donné, il me semble que garder le sens de la nuance, ne devrait pas nous conduire à cette indistinction qui nous rendrait aveugle aux injustices les plus criantes de notre temps...
Mais à cet égard, Michéa a parfaitement bien mis en lumière ce clivage dans l'émission citée par Christian, où il était l'invité de Finkielkraut.
http://www.franceculture.fr/emission-repliques-le-complexe-d-orphee-2012-08-25
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Écrit par : Serge Lellouche / | 02/09/2012
LE DESACCORD
> Serge, notre désacord se limite à mon sens uniquement à Finkielkraut. Vous trouvez qu'il reste systématiquement sourd à la souffrance et aveugle aux injustices, je n'ai pas ce sentiment. Je dirais même, que du contraire.
Si tout de même, une petite réserve encore: quand quelqu'un comme Finkielkraut ou d'autres fait un pas à côté d'un certain air du temps, ce n'est pas Laurence Parizot qui prend sa plume pour écrire des articles remplis d'adjectifs aimables (nauséabond, moisi, pétainiste ...) ou lancer des pétitions appelant à ce que les fauteurs de troubles soient virés etc ... Ne pas être le pouvoir dominant (je vous concède volontiers qu'il est entre les mains des idéologues du marché), ne signifie pas ne pas avoir de pouvoir (de nuisance) du tout.
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Écrit par : Luc2 / | 02/09/2012
Luc,
> dans son débat avec Michéa (autour de la minute 46), Alain Finkielkraut dit ceci :
« Le progressisme est né de l'idée de l'innocence originelle de l'homme. Le mal vient de la société. Et si le mal vient de la société, ça n'est pas nécessairement de la faute de celui qui le commet. Voilà ce que dit et ne cesse de dire une certaine critique de la domination. »
Comme quoi, les mensonges trouvent toujours appui sur de bonnes vieilles vérités. Ou comment se cacher derrière l'universalité du péché originel, que porte l'ouvrier des mines d'uranium tout comme le PDG d'Areva, pour nier un autre niveau de structures de péchés : ici un rapport de domination écrasant entre les tenants de l'ordre nucléaire et les esclaves au service de notre démesure énergétique.
Ca a comme un petit air du bréviaire du catholique en gants blancs : on ne dénonce pas les structures de péché CAR la conversion à laquelle nous sommes appelés est D'ABORD personnelle. Non ?
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Écrit par : Serge Lellouche / | 03/09/2012
@ PP
> Par "mondialisme" j'entends la négation de la diversité des civilisations et l'interdit pseudo-moral qui est fait à chaque nation de sauvegarder des biens économiques ou culturels vitaux qui aboutit à en transférer la diversité au seul plan de la "division internationale du travail". Le bon sens écologique veut que nous revenions à plus de proximité dans nos échanges.
Une autorité économique mondiale ne vaut que par les intentions qui l'animent. La preuve: nous en avons déja une, dont l'action nous est parfaitement dévastatrice: l'OMC.
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Écrit par : Pierre Huet / | 03/09/2012
Serge,
> J'ai réécouté le débat avec Michéa (enfin, juste les minutes autour de la 46ème). Et bien, justement, après l'extrait que vous citez, Finkielkraut explicite sa pensée par un exemple (que je restitue de mémoire): le commentaire d'un assistant social au sujet de Youssouf Fofana, le tortionnaire meurtrier d'Ilan Halimi: "ce qu'il a fait est horrible, mais le système est autant coupable, qui ne lui a pas donné sa chance. Il n'a pas trouvé de travail, alors il a pété un cable".
J'avoue que je partage l'indignation de Finkielkraut: ce commentaire est totalement déplacé (en fait, j'ai envie d'écrire obscène). Pas seulement vis-à-vis d'Ilan Halimi d'ailleurs. Vis-à-vis de tous ceux qui, ne trouvant pas de boulot non plus, n'en viennent pas pour autant à commettre des monstruosités. Et au final, vis-à-vis de Youssouf Fofana lui-même, déshumanisé pour l'occasion, puisque réduit à un être sans conscience personnelle: ce n'est pas ta faute, Youssouf, c'est à cause du système. Comment espérer le sauver de l'impasse dans laquelle il s'est fourré avec de tels discours?
Donc oui, quand Finkielkraut s'emporte contre ce genre de discours, je n'ai pas le sentiment qu'il nie la réelle souffrance sociale, ni la responsabilité du système économique (contre lequel il tempête d'ailleurs souvent). Je ne suis même pas sur que son indignation soit d'abord d'ordre moral ou bien pensant. Ce genre de propos sont surtout terriblement nocifs car contre-productifs contre ceux-là mêmes qu'ils prétendent défendre. C'est en ce sens que je pense qu'il se soucie bien plus de Fofana que ceux qui l'instrumentalisent pour défendre un agenda politique.
Je vous accorde volontiers, ceci dit, que Finkielkraut a ses lubies et chevaux de bataille vers lesquels il revient sans cesse. Jusqu'à quel point la mentalité qui sous-tend la déclaration qu'il a prise en exemple pèse-t-elle sur les politiques mises en oeuvre, je ne connais pas assez le sujet pour le dire. J'ai juste l'impression que c'est d'une influence suffisante pour être dénoncé.
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Écrit par : luc2 / | 04/09/2012
Luc,
> L'exemple de Fofana rejoint ce que je disais précédemment : après avoir exprimé son indignation que je partage comme vous sur ce sujet, Finky enchaîne en établissant sans nuances un parallèle avec les émeutes de 2005 dans les banlieues et je trouve ça lamentable.
Innocenter Fofana au nom d'un mal qui viendrait de la société (victimisation) est un aveuglement aussi coupable que l'aveuglement parallèle qui consiste à innocenter la société (déni des rapports de domination) quand ça pète dans les banlieues chaudes : constater le choix collectif d'un urbanisme de plus en plus clivé entre des centres villes propres et sans histoires où la spéculation immobilière bat son plein, et la relégation toujours plus excentrée de populations indésirables et malpropres : victimisation ? Nommer l'arbitraire policier au quotidien, les mécanismes plus ou moins subtils de discrimination à l'embauche, l'image que renvoie constamment les médias de la banlieue dans le sens unique et caricatural des voitures qui brûlent, des petits caïds du deal et de l'islam radical : de l'angélisme ?
Trop facile de voir de la victimisation partout pour refuser de voir ce que la violence à l'oeuvre est symptomatique de l'état d'une société qui fondamentalement protège des catégories bien-portantes, génère du ressentiment et partout stimule un imaginaire de peur et de violence.
Prenons un autre autre exemple : ces tragiques épisodes à répétition aux Etats-Unis (Columbine, etc..), où des jeunes ados font irruption au milieu des foules, et ouvrent le feu dans un déchainement pulsionnel mortifère. La responsabilité individuelle du crime commis et l'acte de justice qui doit être posé en conséquence, doit-elle rendre suspecte de « politiquement correcte » les questions qu'il s'agit par ailleurs de poser : ces actes individuels interrogent-ils oui ou non une société qui depuis ses origines fait du port d'armes à feu un élément indiscutable de la liberté individuelle ? Ces actes sont-ils oui ou non le fruit noir d'une « industrie culturelle » à l'égard de laquelle on fait le choix de ne poser aucune limite, qui vend dans ses jeux vidéos, son cinéma et même sa musique, harcèlement publicitaire à l'appui, un déferlement de violence, une incitation constante à l'agressivité et à l'esprit de vengeance ? Oui, il y a en l'occurence des rapports d'intérêts et de domination à l'oeuvre, politiquement assumés, dont le jeune ado meurtrier est à la fois l'esclave et le complice.
Alain Finkielkraut ne pose JAMAIS ce type de questions, réservant exclusivement son indignation au discours complaisant qui voudrait ici purement et simplement innocenter l'ado en le réduisant à une pure victime du « système ». De même ne les pose-t-il jamais concernant les banlieues, ce serait succomber au discours de la victimisation. C'est le faux-nez qu'on se construit quand l'on protège en le fantasmant l'ordre stable et incorruptible de notre bonne vieille république et de ses bons maîtres d'école. Peur de toute altérité, quand tu nous tiens...
Mais j'ai bien compris cher Luc que vous constatez vous même que Finkielkraut a deux ou trois lubies, ce qui d'ailleurs ne retire rien à la grande qualité de son émission :)
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Écrit par : Serge Lellouche / | 05/09/2012
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