28/09/2016
Les "politiques" plus aveugles que les économistes ?
Des économistes font le bilan noir du néolibéralisme.... alors que nos "partis de gouvernement" rivalisent de surenchère libérale :
Les classes moyennes ont une peur diffuse "de vivre moins bien". Elles ont raison : leur déqualification est programmée par le système économique. Et "les politiques ne parlent pas de cette peur" (souligne le prix Nobel d'économie américain Robert Shiller dans Le Monde du 25/09), " tout simplement parce qu'ils n'ont pas de solution à vendre !" S'ils n'ont pas de solution, c'est qu'ils adhèrent au système : en France ils sont même lancés dans une surenchère d'ultralibéralisme. Mais ils utilisent à des fins électorales - dit Shiller - "des fragments" de la peur diffuse des classes moyennes : problèmes de l'immigration, dénonciation de la "bien-pensance" ; comme si les crises actuelles étaient une question de personnes et non de système.
Ce diagnostic - la cécité des "partis de gouvernement" - est partagé par l'économiste français Thomas Piketty, dans le dossier de L'Obs (22/09 : Inégalités, ça va craquer !). "Je suis frappé, dit-il, par le fait qu'on réagisse comme si rien ne s'était passé, comme s'il n'y avait pas de crise de la zone euro.. On applique les vieilles recettes qui ont échoué."
La "vieille recette" à laquelle la classe politique européenne reste rivée (à ses risques et périls), c'est la globalisation ultralibérale. Ses effets pervers sur l'économie réelle sont évidents ; mais la classe politique refuse de les lui attribuer. Quant à ses effets sociaux, ils sont non moins évidents et la classe politique se retrouve en position d'accusée, indique (dans L'Obs) Laurence Boone, incarnation pourtant du système [1]) : "Après des années de mondialisation, nous nous retrouvons devant une insatisfaction profonde de gens exclus des centres de décision ou des centres d'activité économique. La stagnation, le taux de chômage qui ne baisse pas, entraînent un doute sur les élites [2]. Nous n'avons pas su trouver les réponses micro-économiques aux mutations macro-économiques [3]. Et aujourd'hui nous sommes perçus comme des points de blocage, parce que nous faisons partie de ceux qui profitent de la globalisation..."
Professeur à Princeton et - lui aussi - prix Nobel d'économie, Angus Deaton publie La Grande Evasion (Puf) où il dénonce la transformation de la démocratie en ploutocratie : "Les règles ne sont pas fixées dans l'intérêt du public, mais dans l'intérêt des riches, qui s'en servent pour être plus riches et plus influents. Si la démocratie se change en ploutocratie, ceux qui ne sont pas riches perdront toute voix politique..." Dans le dossier de L'Obs, il explique que la prolétarisation des classes moyennes est l'effet direct du techno-libéralisme : "Des gens qui travaillaient pour IBM vendent maintenant des hamburgers..." - "Les gens des classes moyennes occupent des emplois qui peuvent être remplacés par des externalisations : ce sont eux qui sont le plus menacés par la globalisation..." - "Les Américains dont nous parlons sont bien plus menacés par la robotisation que par la globalisation..." Cela, sur fond d'inégalités devenant abyssales : "La crise financière de 2008 a renforcé l'intérêt pour le sujet : les Américains sont choqués par le fait que les responsables de cet effondrement, les banquiers, sauvés par les autorités, continuent de toucher des salaires astronomiques..."
Shiller pour sa part publie avec un troisième "Nobel", George Akerlof, le livre Marchés de dupes : l'économie du mensonge et de la manipulation (Odile Jacob). Ils y démontrent que l'arnaque est le ressort même du néolibéralisme [4] : "Quand les marchés sont totalement libres, la liberté de choix ne va pas sans la liberté de tromper et de manipuler." Selon Shiller-Akerlof, (résume Le Monde), arnaques et manipulations "ne sont pas des dysfonctionnements du marché, mais le résultat de la capacité de ce dernier à exploiter avec autant d'efficacité nos comportements rationnels et irrationnels"... D'où le fait que le système produit, en contrepartie de son "formidable progrès" technologique, "nos problèmes de santé (cancer du poumon, obésité), les paradis fiscaux, et les maladies de nos démocraties : le chapitre sur le financement des campagnes électorales américaines est croustillant."
Tardivement saisi de doutes sur le système libéral (après avoir été si longtemps l'organe parisien de la "gauche américaine"), L'Obs résume ainsi la situation : "Les élites ont creusé un gigantesque piège en imposant trente ans de recettes libérales au nom d'une mondialisation à laquelle il fallait 's'adapter'. Elles ont laissé la société se déglinguer, créant souffrances et frustrations, et un retour de bâton s'annonce."
Mais ce "retour de bâton" est lui-même équivoque. Parmi les leaders "populistes" qui émoustillent désormais le bourgeois de droite, y en a-t-il qui mettent en cause le système économique ? Ce n'est pas le cas du FPÖ autrichien de M. Stracher, ni de l'AfD allemande de Mme Petry, ni du PVV néerlandais de M. Wilders, ni de l'UKIP anglaise, ni du DF danois, ni des SD suédois, ni de la Lega italienne ; et l'on sait que les thèses économiques "de gauche" sont archi-minoritaires au sein du FN français. Ces partis exploitent certains des effets du chaos néolibéral, mais refusent d'incriminer ce dernier en tant que tel : ce qui les conduit (suivis de M. Sarkozy) à s'en prendre aux gens plutôt qu'au système ; illogisme inquiétant.
En France, les premiers immunisés devraient être les catholiques : ils ont été mis en garde à ce sujet - avec une intensité croissante - par trois papes successifs, Jean-Paul II, Benoît XVI, François. Et de fait, l'encyclique Laudato Si' a ouvert les yeux d'une grande partie des croyants. Mais une minorité diverge... Confondant catholicisme et "défense d'une identité", elle est tentée par l'équivoque populiste qui mêle "valeurs traditionnelles" et libéralisme économique : mélange contradictoire, mais conforme aux intérêts du système. Cette confusion doit être dissipée. Des initiatives en ce sens ne tarderont pas.
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[1] conseillère de François Hollande jusqu'en mars dernier ; actuellement économiste chez Axa et... macroniste.
[2] euphémisme.
[3] sans doute parce que ces "mutations" sont destructrices pour la micro-économie...
[4] comme naguère feu Sumantra Goshal, alors "pape" de la London School of Economics.
17:26 Publié dans Economie- financegestion | Lien permanent | Commentaires (12)
Commentaires
DOUCEMENT
> "une minorité diverge" : vous êtes bien optimiste PP mais il en faut ! cela avance doucement certes mais on aimerait parfois que nos curés soient un peu plus percutant en chaire, je parle de beaucoup de paroisses "BCBG Ouest Paris"... On a l'impression parfois que nos padre ne veulent pas désespérer Billancourt ou plutôt Versailles !
Tangui
[ PP à Tangui :
- Oui, et je parie que nous pensons aux mêmes. Il n'est d'ailleurs pas impossible que j'en rencontre un en débat contradictoire dans les mois qui viennent ;
- car les choses changent : des catholiques commencent à trouver salubre de renouer avec la tradition (...catholique !) du débat en 'pro sed contra', après plusieurs décennies de pensée-zéro néolibérale substituée à la DSE... par la seule autorité d'ex-diplômés de business schools.
- Les paroisses où le clergé a esquivé ou dilué 'Laudato Si' sont réellement minoritaires, et beaucoup de gens les désapprouvent. C'est bon signe. ]
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Écrit par : Tangui / | 28/09/2016
"CATHOS" MAIS PAS TROP
> Comment faire?
Je souscris à tout ce que vous dites depuis des années.
J'habite dans une ville de la "France périphérique", celle qui a décroché: baisse de la population, économie en déclin, éducation en berne, etc (43% de vote FN aux élections régionales) et 1% de pratique dominicale.
Moi localement, que puis-je faire? Je suis presque surpris qu'il n'y ait pas trop "d'insurrection", la société médiatico-sportive veillant au grain.
Les politiques locaux (tous bords confondus) promettent et ne font que chercher de l'emploi. Ouf, soulagement, la filière du nucléaire risque d'arriver...C'est tout: de l'argent, de l'argent et de l'argent.
Sans conversion, je ne vois pas comment on peut changer le logiciel des politiques.
D'après moi, vu qu'ils sont dans une logique court-termiste, ils pensent récupérer les miettes laissées par la globalisation financière et économique.
Le mal est profond: je ne vois pas comment cela peut changer (mise à part des catastrophes). Je suis désolé pour ce pessimisme mais les gens ne veulent pas entendre. Ils ont leur intérêt. L'exemple-type, c'est l'éducation des enfants. Tant que mon enfant réussit (et travaille dans le grand barnum de ce système), je serai content. On doit tirer son épingle du jeu dans cette affolante concurrence: en croquer le maximum. Malheureusement, bien des catholiques jouent à ce jeu-là. Nous, nous en sommes bien tirés.
En discutant avec un jeune homme, bon père de famille et catholique, travaillant dans la finance, j'ai été effaré par son dédain notamment pour la question grecque: "c'est bien fait pour eux, ils l'ont bien cherché en grugeant les impôts".
J'ai confiance dans le Christ mais vraiment je vois trop de personnes finalement ne jouer que pour leur pomme, avec tout le vernis catho.
Merci pour votre travail.
Elgringos777
[ PP à EG :
Il y a trop de raisons de partager votre pessimisme quand on voit des cathos formatés par leurs études de commerce, enfermés dans les réflexes de la jungle économiciste-individualiste.
La seule chose constructive à faire est de les évangéliser, en les aidant à se confronter à leur contradiction : comment - et pourquoi - se dire "catholique" si l'on tourne le dos à ce que demande l'Eglise ? On ne peut pas servir deux maîtres.
Beaucoup de jeunes parents "cathos"se laissent ébranler (dans leurs fausses certitudes) par cette question. J'en ai été témoin depuis un an dans diverses régions, et c'est encourageant. ]
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Écrit par : elgringos777 / | 28/09/2016
@ PP
> "Mais une minorité diverge... "
Seulement une minorité ? Patrice, j'aimerais être aussi optimiste que vous.
Feld
[ PP à Feld :
- Si j'extrapolais à partir de mes fréquentes conférences dans les paroisses depuis juillet 2015, je dirais que la minorité représente... 0,1 % ! (c'est le nombre de contradicteurs libéraux au moment du débat). Mais c'est ça qui serait de l'optimisme, dans la mesure où les paroissiens non-bergogliocompatibles ne viennent pas beaucoup à des conférences de soutien au pape.
- Correctif : je discute de la situation avec des curés de grandes paroisses parisiennes "bourgeoises" (pléonasme ?) : ils me disent eux aussi ne plus rencontrer d'opposition quand ils développent la pensée du pape.
- Evitons donc le pessimisme et l'optimisme (tenons-nous en à la réalité vécue) ;
- et militons pour diffuser autour de nous les analyses et les directives de François !
Il n'y a que ça de constructif. ]
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Écrit par : Feld / | 28/09/2016
IDÉOLOGIE
> Les catholiques, même aux plus hauts niveaux, se sont laissé paralyser et culpabiliser par l'idéologie supranationaliste et sont sans réaction face à la mondialisation économique qui est le bulldozer qui trace la route du libéralisme.
De "droite" ou de "gauche" ils ne pensent plus que selon le schéma sans-frontiériste.
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Écrit par : Pierre Huet / | 28/09/2016
LA PEUR
> Je pense qu'une partie de la classe politique commence à avoir peur. Dans un reportage sur le libéralisme je me souviens de la tête d'Alain Minc lorsque vint l'évocation d'une possible responsabilité des hommes politiques face à ce qui s'est passé ces trente dernières années en Europe: il est devenu pâle, a plus ou moins bredouillé. On espère tous les voir ainsi, cela nous fera du bien. Mais je ne suis pas sûr qu'il est encore bien compris.
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Écrit par : ND / | 28/09/2016
TOUS
> Pour l'instant le système ne tient que grâce à un seul et unique argument. C'est une femme; elle se prénomme Marine. Retirez la du jeu et il n'y aura plus que 5% de votants aux élections; ce qui correspond aux vrais effectifs des libéraux, alors, et c'est là le problème, que tous les partis LRPSUDIMODEMEELVCFDTMEDEF sont libéraux.
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Écrit par : ND / | 28/09/2016
ADORATEURS
> "Les "politiques" plus aveugles que les économistes ?"
Oui, peut-être. En tout cas, les responsabilités sont partagées.
En complet-veston, uniforme de l'homme sérieux, du coq décideur et du prédateur, fringues triviales qu'ils partagent avec les banquiers, les jeunes cadres dynamiques de la France qui travaille et les escrocs, les "politiques" sont devenus très rapidement des adorateurs du veau d'or et d'infatigables démarcheurs de l'idole, à l'instar des adeptes convaincus qui parcourent nuit et jour la planète entière en business class pour faire des prosélytes et chercher des esclaves, suscitant ainsi djihadistes, identitaires et réactionnaires de tout poil.
P. la Br.
[ PP à P. la Br. :
Oui, si les "réactionnaires de tout poil" étaient réellement en révolte contre la classe politico-financière libérale... Mais ce n'est pas souvent le cas : la plupart des grands 'e-warriors' réacs sous pseudo s'accommodent du système économique actuel (qu'ils servent par ailleurs, sous leur vrai patronyme et parfois dans les secteurs les plus mal vus par l'Eglise). Ils rabâchent encore - en 2016 - le slogan du 'trickle-down' de 1990. Ils ne se "révoltent" que contre... l'immigré. C'est ce qu'on appelle le "libéralisme conservateur". ]
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Écrit par : Pierronne la Bretonne / | 29/09/2016
Urgence com catho : le retour ?
> Cher Patrice,
Il y a quelques années vous aviez participé à l'écriture d'un excellent condensé argumenté de la pensée écologique de l'Eglise.
Seriez-vous éventuellement prêt à écrire un condensé de "chrétiens changeons / pour une croissance d'une autre nature", pour nous aider à mieux communiquer.
Merci pour votre travail.
Bien fidèlement,
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Écrit par : Isabelle Meyer / | 29/09/2016
DANGER
> Effectivement, il y a danger! Le "libéralisme conservateur" apparaît ainsi comme une perversion qu'il faut dénoncer.
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Écrit par : Pierronne la Bretonne / | 29/09/2016
LA PRIÈRE ET LE JEÛNE
> "La seule chose constructive à faire est de les évangéliser, en les aidant à se confronter à leur contradiction : comment - et pourquoi - se dire "catholique" si l'on tourne le dos à ce que demande l'Eglise ? On ne peut pas servir deux maîtres."
J'entends bien, cher Patrice, mais tu le sais, un certain nombre de ces "cathos-bourgeois" dérivent vers la droite tradi et se laissent polluer la cervelle par le complotisme inhérent à l'intégrisme. Cela donne des trucs du genre, "le pape François, il est franc-mac ou c'est un crypto-marxiste qui veut restaurer la théologie de la libération."
Ceux-là, je ne vois pas comment faire? la prière et le jeûne, comme pour le démon ?
Et il faut à tout prix que le clergé de nos paroisses soutienne le pape et transmette bien son enseignement.
Mais si les jeunes se laissent toucher, génial, l'Esprit est à l'oeuvre, Alleluia!!!!
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Écrit par : VF / | 29/09/2016
Cher VF,
> à ceux qui critiquent le pape François sur ses positions économiques, écologiques, ou encore relativement à l'immigration, j'oppose les encycliques de ses prédécesseurs.
Je me suis mis trop tard à les lire, mais outre que j'avais mon propre chemin (laborieux) à faire pour m'extirper de mes déterminismes de milieu, j'étais bien jeune à la publication de certaines d'entre elles.
Mais je rattrape mon retard avec "Centesimus annus", avec "Caritas in veritate", et à chaque nouvelle lecture je suis plus fort pour affirmer que si les positions du pape François leur déplaisent, alors ce sont toutes les positions de tous les papes, parfaitement cohérents, qu'ils rejettent.
C'est un argument qui porte d'autant plus que mes contradicteurs (j'en ai dans ma famille) sont comme moi il y a peu : les encycliques, ils n'en ont jamais lu aucune...
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Écrit par : Lucas / | 30/09/2016
UNITÉ DE VIE
> Je réagis au dernier paragraphe : "Confondant catholicisme et "défense d'une identité", elle est tentée par l'équivoque populiste qui mêle "valeurs traditionnelles" et libéralisme économique : mélange contradictoire, mais conforme aux intérêts du système.".
Je suis entièrement d'accord avec vous : vous parlez d'une minorité, mais on parle bien d'une minorité aux positions influentes dans l'Eglise en France, visibles dans les médias catholiques et qui diffusent une certaine vision de l'Eglise et de la vie chrétienne dans laquelle je ne me reconnais plus : des jeunes participants aux manifestations LMPT ou pour les chrétiens d'Orient après lesquelles nous irons nous saouler dans des soirées, qui fument de plus en plus jeune, pour surtout ne pas passer pour un coincé, car le regard des autres plus que de Dieu nous importe. Nous promouvons la vie chrétienne en se référant à Pokémon Go, Stars wars, et autres biens "culturels" produits en masse par la société de consommation. Le tout pour, surtout, prouver au monde qu'être catholique n'est pas être ringard.
Alors que la Bible ne cesse de nous rappeler de ne pas nous mêler aux valeurs du monde, que nous ne sommes pas du monde, que nous sommes nés de Dieu et non pas du monde, depuis l'Ancien Testament jusqu'à l'Apocalypse, voilà que nous soumettons notre message et notre style de vie aux modes de pensée du monde.
Une situation de plus en plus insupportable qui me fait me marginaliser, jeune étudiant catholique parisien.
J'espère, vraiment, qu'il y aura un renouveau où des croyants comprendront que c'est l'unité de vie qui fait le martyre, le témoignage, et non des slogans empruntés à la télévision.
Evangélisation, témoignages, ne sont pas publicité.
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Écrit par : Paul / | 08/10/2016
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