02/09/2014
"Que ferait Washington si la Chine montait une vaste alliance militaire incluant le Canada et le Mexique ?"
Un regard américain sur la crise d'Ukraine (2) :
Sur le pouvoir ukrainien "issu de Maïdan" , le Pr Mearsheimer est sévère :
<< Ce nouveau gouvernement était pro-occidental et viscéralement anti-russe, et quatre de ses membres de haut rang pouvaient légitimement être définis comme néofascistes... >>
(Ici mes confrères du Monde ont un rire nerveux. Pourquoi attacher de l'importance au fait que des nationaux-socialistes avérés aient des postes-clés dans ce gouvernement ? L'important, n'est-ce pas, est qu'il soit anti-russe. ]
Quand à la participation américaine au coup d'Etat de Kiev, Mearsheimer la tient pour certaine et en énumère les indices...
Venons-en à la rébellion du Donbass. Mearsheimer prend acte du soutien actif de Moscou à cette rébellion : il y voit l'arme russe pour couler l'actuel pouvoir kiévien, et il demande que l'on replace cette affaire dans son contexte historique (opération dont nos dirigeants sont hélas incapables). Aucun dirigeant russe, en aucune circonstance, ne tolérerait qu'un espace stratégique aussi crucial que l'Ukraine soit colonisé par une puissance hostile. Même chose avec la Géorgie... Imaginons, écrit Mearsheimer, "ce que ferait Washington si la Chine montait une vaste alliance militaire où elle voudrait inclure le Canada et le Mexique" ! Et de rappeler qu'en 1995, quand l'administration Clinton commençait à fantasmer l'extension de l'OTAN, le diplomate américain George Kennan avait qualifié cette idée de « faute tragique » consistant à forcer la Russie postsoviétique, qui ne menaçait personne, à monter sur ses grands chevaux.
Kennan n'avait pas été écouté : à Washington comme en Europe de l'Ouest, le délire postmoderne s'emparait des esprits ; on se mettait à croire que la globalisation s'accompagnait de la fin de l'histoire, ou, du moins, de la fin du réalisme en politique. L'Europe allait devenir l'Amérique, et l'Ukraine allait devenir l'Europe.
Cette utopie allait s'exprimer de façon lapidaire dans le discours de Barack Obama sur l'Ukraine, en mars 2014 : "Les idéaux qui motivent la politique occidentale ont souvent été menacés par une vision du pouvoir plus ancienne et plus traditionnelle... »
Ou dans le malencontreux discours de John Kerry en réponse à l'annexion de la Crimée : « On ne se comporte pas (you just don't behave) au XXIe siècle à la façon du XIXe, en envahissant un autre pays sous des prétextes totalement inventés !" Proclamation un peu gonflée de la part d'un Etat qui avait envahi l'Irak, dix ans plus tôt, sous un completely trumped-up pretext, et ainsi déchaîné des catastrophes de plus en plus effroyables...
Mearsheimer : << Poutine et ses compatriotes pensent et agissent selon les préceptes du réalisme, pendant que leurs homologues occidentaux adhèrent à des idées libérales sur la politique internationale. Résultat : les Etats-Unis et leurs alliés ont attiré en toute inconscience une crise majeure sur l'Ukraine. >>
Le professeur de Chicago rappelle aussi la prédiction sarcastique de Kennan : quand l'extension de l'OTAN aura déclenché une catastrophe à l'Est, disait-il, les partisans de l'extension vont clamer : « voilà comment sont les Russes, on vous l'avait toujours dit ! »
C'est en effet ce qu'on entend à Washington – et ce que répètent, à Paris, les cabotins funèbres qui présentent Poutine comme délirant puisque russe. Ce n'est pas l'avis de Mearsheimer... Poutine, dit-il, a sans doute des tendances autocratiques, mais il ne présente pas le moindre signe de déséquilibre : "c'est au contraire un stratège de première classe, que devraient respecter et redouter ceux qui se mesurent à lui en politique étrangère."
Quant à l'ultima ratio de nos médias, selon laquelle Poutine est un Hitler auquel il faut faire la guerre avant qu'il ne se jette sur l'Europe, elle est jugée terriblement légère par Mearsheimer. Hitler avait un plan de conquête qu'il suivait par lui-même, à froid et cran par cran. Mais si les Occidentaux n'avaient pas entrepris de mettre la main sur l'Ukraine en évinçant Yanoukovitch, Poutine ne se serait pas emparé de la Crimée. Par ailleurs, la Russie de Poutine n'aurait ni les moyens militaires, ni les moyens économiques, de conquérir l'est de l'Ukraine. Et encore moins de s'en prendre à l'Ukraine de l'ouest, aux Baltes, aux Polonais, etc : ces derniers le savent bien, et s'ils poussent des cris c'est parce que Washington le leur demande.
Mais que propose le Pr Mearsheimer ? Surprise : à peu de choses près ce que propose l'ex-ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine :
<< ...abandonner le plan d'occidentalisation de l'Ukraine, et viser à faire de ce pays un amortisseur neutre (neutral buffer) entre l'OTAN et la Russie. L'objectif devrait être une Ukraine souveraine qui ne tombe ni dans le camp russe, ni dans le camp occidental. >>
Proposons, pour notre part, à Foreign Affairs d'envoyer un exemplaire de ce numéro à MM. Hollande, Valls et Fabius. Comme tous les pro-américains ils ne savent pas l'anglais ; mais doit bien y avoir un Harrap's au bureau des traductrices.
19:34 Publié dans Europe, Russie-Ukraine-etc, USA | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : russie, ukraine, états-unis, europe
Commentaires
UNE TRÈS BONNE IDÉE
> "si la Chine montait une vaste alliance militaire où elle voudrait inclure le Canada et le Mexique" : c'est d'ailleurs une très bonne idée, et je ne comprends pas pourquoi nous ne le faisons pas. Immédiatement.
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Écrit par : JG / | 02/09/2014
MENACE
> En toile de fond à la crise ukrainienne, E.Todd pose la question, et y répond : quelle est la véritable menace pour l'Europe? La Russie...ou l'Allemagne?
http://www.les-crises.fr/todd-1-la-servitude-volontaire-de-la-france/
https://www.les-crises.fr/todd-2-les-acteurs-sont-incompetents/
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Écrit par : Serge Lellouche / | 02/09/2014
LA CHINE (ET FIDEL)
> A propos de la Chine, qui peut nous exposer ce qui se joue en ce moment entre elle, les Etats-Unis et le Japon, autour de déclarations récentes d'Obama considérés comme provocatrices, (au sujet d'îles disputées) et, dans ce contexte, le tout récent incident entre deux avions de chasse, le chinois mettant volontairement, et à plusieurs reprises, en péril l'américain?
Je crois qu'il est intéressant par moment de regarder la crise non pas en mettant la loupe sur la carte, ici l'Ukraine, mais en portant un regard global sur la mappemonde.
Les commentaires du vieux Fidel Castro, son regard sur l'OTAN, parce qu'ils entrent en dissonance avec la musique qu'on nous met en boucle chez nous, sont aussi à entendre il me semble.
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Écrit par : Anne Josnin / | 02/09/2014
IVe REICH
> Angela Merkel c'est Frédéric Barberousse économique
Dès les années 90, les Allemands se sont rués sur l'Europe centrale, ont orienté définitivement l'Europe dans le sens qui leur permettait d'asseoir leur domination; l'UE, c'est le IVe Reich économique
EL
[PP à EL - "Non à l'Europe IVe Reich" : c'était une de nos affiches d'étudiants (sérigraphie !) de 1969-1970. Nos copains nous traitaient de débiles. Nous avions quarante ans d'avance. ]
réponse au commentaire
Écrit par : e levavasseur / | 03/09/2014
NORMAL
> Sur l'attitude des Etats-Unis face à une alliance stratégique dans leur "étranger proche", on a la réponse depuis l'affaire des fusées de Cuba.
Et c'est tout à fait normal.
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Écrit par : Pierre Huet / | 03/09/2014
ALLEMAGNE
> Un autre regard sur l'Allemagne et son instrumentalisation par les puissances Anglo-Saxonnes, sur un blog dont je ne partage pas toutes les idées, parfois new age, mais ici, c'est la recension d'un ouvrage historique, et voir aussi les longs commentaires signés "Brigitte".
http://bistrobarblog.blogspot.fr/2014/08/qui-reellement-declenche-la-premiere.html
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Écrit par : Pierre Huet / | 03/09/2014
@ PP
> Parce que vous saviez observer !
Il suffit de regarder : quand on fait communiquer deux vases, le plus rempli se déverse dans celui qui l'est moins ; de la même façon, en supprimant les frontières économiques, l'industrie allemande s'est déversée chez nous, c'est automatique !
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Je me suis fait traiter de débile au début des années 90 lors de l'Uruguay round, de la préparation de la "grande Europe de 92" (Gross Europa ?), du démantèlemnt de la Yougoslavie par les agents américains, de la guerre anti-serbe, de l'UCK présentée comme alliée par les USA alors qu'ils la classaient "mouvement terroriste" jusqu'à lors ...
nihil novi
Écrit par : e levavasseur / | 03/09/2014
1979
> « cette Europe non européenne dominée par les intérêts germano-américains »
Jacques Chirac en 1979
Écrit par : e levavasseur | 03/09/2014
@ EL
Attention, vous allez vous faire mal voir de certains en critiquant Frédéric Barberousse: une place de Dole, dont il fut le réel fondateur en tant que comte de Bourgogne (par alliance) porte son nom. :)
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Écrit par : Pierre Huet / | 03/09/2014
ALLEMAGNE
> De "l'amitié franco-allemande" dont mes journaux de jeunesse me berçaient tendrement et sans répit les oreilles, à cette réalité que même le visage tout en rondeur d'Angela Merkel ne suffira plus bien longtemps à masquer, on peut parler de cruelle et glaçante désillusion...
http://www.les-crises.fr/todd-3-l-allemagne-tient-le-continent-europeen/
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Écrit par : Serge Lellouche / | 03/09/2014
LE PIRE
> La différence est que le Canada et le Mexique ne voudraient pas s'allier militairement à la Chine d'aujourd'hui. Le pire est que vous ne comprenez probablement même pas pourquoi.
Lukas
[ PP à Lukas - Comme disait de Gaulle : "Voyez y la preuve de notre inexpérience." ]
réponse à commentaire
Écrit par : Lukas / | 09/10/2014
> Au bal des couillons, j'en connais un qui n'est pas dans l'orchestre
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Écrit par : E Levavasseur / | 10/10/2014
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