28/04/2009
"Laissez-vous faire Monsieur le ministre, ça va buzzer !"
(titre d’un gag qui circule actuellement chez les blogueurs français) :
Les blogs commerciaux (qui s'excitent sur la pseudo-politique) s’interrogent gravement : « Que faut-il faire pour faire parler de soi ? S'excuser, comme Ségolène Royal ? Parler "off the record" mais un peu quand même sur les plateaux de télévision, comme Rachida Dati ? Lâcher la petite phrase qui va bien dans les interviews, comme Frédéric Lefebvre ? Balancer des scoops sur Facebook, comme Nathalie Kosciusko-Morizet ? Ou bien être toujours au bon endroit au bon moment ? Introduire des mots-clé dans ses discours ? Filmer son agression grâce à son téléphone portable ? »
Le politique s’est sabordé au profit du financier à la fin du XXe siècle. Parallèlement, il se reconvertissait dans la pitrerie. Ce naufrage mental s’est déroulé en deux temps. Premier acte dans les années 1990 : le politique, hypnotisé par la télé, croit comprendre que la grande norme devient la Dérision [1] ; donc qu’il ne doit pas opposer du sérieux aux pitres, mais les prendre, eux, au sérieux. (C’est l’époque où le ton est donné par les Guignols – abîme de beaufitude). Deuxième étape dans les années 2000 : imprégnés de sous-culture pitre, les politiques passent eux-mêmes à la pitrerie. Ils se voient en acteurs de vidéo-gags. « Laissez-vous faire, monsieur le ministre, ça va buzzer ! » Les politiques croient qu’on doit faire du « vis-ma-vie », twitter, exhiber son privé pour passionner les foules. Ils croient que ça marche parce que les pages d’accueil de yahoo ou de club-internet passent en boucle ce genre d’âneries, avec la pseudo-vie de Paris Hilton.
Ils croient aussi que la logorrhée cool fait partie du truc et que déconner en direct, même au pire degré, donne une impression d’humour drôle : façon jeunes pitres des années 1990 qui ne voient pas qu’aujourd’hui ils ont quarante ans et que ça devient pathétique.
C’est ainsi qu’on peut comprendre la prestation de Dati l’autre jour devant les jeunes de l’UMP. Elle a dit n’importe quoi (« L’Europe, elle s'occupe de ce qu'on lui donne à s'occuper, et puis elle s'occupe de ce qu'on lui donne à s'occuper avec les personnes qui peuvent porter ses affaires à s'occuper… »). Mais elle ajoutait des clins d’oeil du genre « j’l’ai bien fait, là ? » : en clair, « tout ça est à prendre au trente-sixième degré, on est tous dans la dérision, ze show must go on », etc. Et tout le monde était d’accord pour ce ton-là, comme l’entourage de Barnier l’a confirmé à Rue 89 : « C'était un truc de jeunes. Il y avait des parodies, c'était plutôt décontracté comme ambiance. D'ailleurs, ça s'entend très bien. » Et l'équipe de campagne de Dati : « La séquence s'appelait “Sur le grill” et se déroulait sur un ton humoristique… C'est comme de dire qu'elle est arrivée une heure en retard, alors qu'en fait il a toujours été prévu sur son agenda qu'elle arrive une heure après le début de la convention… » Et Dati elle-même, à Europe 1, expliquant qu'il s'agissait d'une « parodie de l'émission Qui veut gagner des millions ? » et qu'elle répondait donc « sur le ton de la parodie ».
C’était prendre un risque considérable : que les Français, n’ayant pas envie de rire parce que l'époque n'est pas riante, prennent la chose au pied de la lettre et en concluent qu’avec ce que Dati ignore on ferait une encyclopédie. Si les politiques font les pitres, c’est leur affaire. Mais l’ère de la dérision est close ; ils ne s’en sont pas aperçus. Le ricanement saccadé des vieux jeunes fait un effet glaçant aux populations. Rendez-vous à l’heure des comptes.
[1] Il y aurait beaucoup à dire sur cette idée de « dérision » qui domina la fin du siècle. Elle consacrait le rejet de toute réflexion critique construite, face au système néolibéral qui s’emparait du monde. Cherche à qui le crime profite. D'autre part : l'ère de la dérision est close désormais, et cela coïncide avec la méga-crise déclenchée par la folie néolibérale. Il n'y a pas de hasard...
10:35 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (9)
Commentaires
A COTE DE LA PLAQUE
> Et l'erreur fatale serait de continuer à aborder les grandes questions d'aujourd'hui sous l'angle de la dérision. C'est totalement à côté de la plaque. Exemple : aller perturber Ahmadinejad avec des perruques de clown et des nez rouges. (Le pitre ne rit pas, comme disait David Rousset à propos d'Auschwitz).
Écrit par : Nati | 28/04/2009
> Ouch ! Vous formulez excellemment ce que nous ressentons tous confusément. Belle plume !
Écrit par : Thomas | 28/04/2009
ABIME
> Oui, très bien vu et très bien écrit. reste à savoir quelle forme prendra le réglement de compte car c'est là que l'on peut plonger dans l'abîme.
Écrit par : vf | 28/04/2009
LA PART DU BOUFFON
> Tout à fait d’accord avec vous, sur l’invasion de la dérision qui caractérise politiques et médias de notre époque. La bouffonnerie est partout (ah, l’heureux temps où les bouffons étaient talentueux et en nombre limité, un Coluche, un Le Luron, parfaitement identifiables dans leur rôle social, en reflets critiques et grotesques du souverain !). Cette bouffonnerie atteint donc nos politiciens qui se veulent à la remorque du jeunisme et de « l’adulescent » qui fait vendre (croient-ils, en oubliant que la vulgarité décalée et bouffonne de Canal+, par exemple, qui souvent donne le ton, n’atteint qu’une minorité oiseuse de téléspectateurs, chaque soir, entre 19h et 20h, à commencer par des collégiens et lycéens). Plus grave que les politiciens, cette bouffonnerie atteint essentiellement, avec les animateurs des radios et télés, les journalistes. D’où cette surenchère dans la bêtise que l’on constate. L’important n’est pas ce que telle ou telle personne en vue dans l’actualité a vraiment dit, mais ce qu’on peut en faire, en étant « prêt pour faire un mot, à tuer père et mère », selon l’expression consacrée. Passez en revue les figures en vue des radios et des télévisions. Si vous avez un peu de bouteille et faites l’effort de vous souvenir de ces mêmes figures ou de leurs équivalents, il y a vingt-cinq ans, vous verrez combien la part du bouffon – et du plus médiocre qui soit – l’emporte aujourd’hui.
Écrit par : Denis | 28/04/2009
LE VIDE
> Je suis en totale syntonie avec cette note. Mais je me dis que l'esprit de dérision n'a pu prospérer que grâce au vide de pensée. Les médiocres, surpris par le silence, ont haussé la voix, eux qui ne pensaient que ricaner dans leur coin.
Écrit par : Sancho | 28/04/2009
LA DERISION-INTIMIDATION
> Au sujet de la dérision, extrait d'un texte de Jean-Noël Dumont, philosophe, directeur du Collège supérieur de Lyon, paru dans le Figaro, daté du 23 mars 2007.
"Souvent, la dérision fait tourner la meule de l'intimidation. Il n'est pas dit que les esprits y gagnent en liberté, bien au contraire. Il y a certes un rire de la jubilation, qui naît de l'émerveillement, de la gratitude du plaisir. [...]
Qui rit de tout ne s'indigne plus de rien parce qu'il n'admire rien. Il n'a guère le coeur de s'indigner. Le principe de la servitude est dans sa conscience. Riez gens sans amour qu'à rire tout incline, chantait Aragon."
Écrit par : isabelle | 28/04/2009
> Vaste débat
Écrit par : Annie | 29/04/2009
DERISION OU HUMOUR
> Quand les politiques utilisent la dérision à des fins personnelles, ils ne sont pas dans leur rôle et sont en décalage avec l'opinion. C'est particulièrement visible dans la période de crise actuelle car les Français jugent cela indécent et ils ont raison.
Je crois qu'ils ont encore envie (et besoin) de rire aujourd'hui mais pas de n'importe quoi et pas par n'importe qui.
Personnellement je me suis souvent régalé avec les guignols...sans doute suis-je un peu "beauf" comme le suggère PdP mais ne sommes-nous pas tous le "beauf" de quelqu'un?
Je ne crois pas non plus correct d'opposer "pensée" et "dérision". Il n'y a qu'à se plonger un peu dans la littérature pour voir qu'une place importante est faite à l'humour, au rire et à la dérision.
Je suggère que chacun trouve l'humour qui lui convienne et lui permette de s'échapper une peu. Quant aux politiques qu'ils accomplissent avec sérieux et sens du devoir, les missions que le peuple leur a confiées.
Francis E.
[ De PP à FE - Nous sommes d'accord. J'ai employé le mot "dérision" au sens actuel, qui n'est pas le classique humour, mais le ricanement automatique. D'autre part, la "dérision" actuelle n'est pas (comme autrefois) le rire arme du faible face au fort ; elle s'exerce en brandissant l'idéologie dominante (le politiquement correct). En fait, la "dérision" contemporaine n'est pas subversive, elle est du côté du manche.]
Cette réponse s'adresse au commentaire
Écrit par : Francis E. | 29/04/2009
LE PARTI DES BATELEURS
> Pour replacer chaque élément dans son contexte, osons faire un rapprochement avec le moyen-âge :
les journalistes et présentateurs d'aujourd'hui sont les saltimbanques d'autrefois, à la différence que dans les temps anciens, le contrat était clair, ''pour divertir dans les moments de fête'', aujourd'hui le saltimbanque fait irruption à tout moment dans notre vie (internet, radio, TV), se pose en créateur de prêt à penser et prend une place surdimensionnée dans le façonnage de l'opinion publique.
Ce système a de plus dévoyé les hommes politiques qui, au lieu de rendre justice et de se pencher sur les plus faibles, prennent le parti des bateleurs pour s'assurer une place au soleil alors que d'autres cherchaient l'ombre d'un chêne.
Écrit par : Louis | 29/04/2009
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