29/04/2016
Une République dans l'obscur
Le débat sur les "valeurs républicaines" fait beaucoup de fumée :
Lao Tseu l'a dit : « Obscurcis l'obscurité... » Comment y parvenir ? Nos débatteurs s'y évertuent.
► Premier exemple. Revenant sur sa prestation télé de la veille, où elle s'était dite « saoulée par les ''valeurs de la République'' » (phrase qui avait choqué les journalistes), Marion Maréchal Le Pen a expliqué que ces « valeurs » sont dévoyées « par une oligarchie foncièrement anti-française ». C'était rajouter une couche d'obscurité.
La formule « foncièrement anti-française » n'a en effet aucun sens. Quand elle fut lancée par les ligues de la Belle Epoque, la notion d' « anti-France » visait les juifs et les francs-maçons ; MMLP ne s'en prend évidemment pas aux juifs, et s'en prendre aux francs-maçons comme en 1922 [1] ferait un peu vieillot de la part de cette jeune femme. Alors à quoi s'en prend-elle ? On l'ignore.
On sait en tout cas à quoi elle ne s'en prend pas : au processus déterminant, qui conduit les « valeurs de la République » à se dépolitiser pour devenir un ensemble - aléatoire et en perpétuelle métamorphose - de slogans « sociétaux » (liberté de toutes les pulsions, égalité de toutes les moeurs, fraternité mais seulement à l'intérieur des « communautés »). D'où vient ce processus ? De la démission de la classe politique au profit de la finance. A partir des années 1990, le politique abdique ses responsabilités propres et se transfère sur le « sociétal » ; cette abdication permet à la finance d'instaurer un système en crise permanente qui plonge les peuples dans l'insécurité économique et sociale ; la classe politique utilise alors le « sociétal » pour organiser des diversions spectaculaires. Ainsi les deux années (fin 2012 à fin 2014) volontairement perdues à ne s'occuper, pour ainsi dire, que de la loi Taubira... Marion MLP défila contre cette loi, on nous le dit assez. Mais ne comptez pas sur elle pour analyser le processus qui conduit à ce genre de diversions spectaculaires : ce serait mettre en cause l'abdication du politique au profit de la finance – et chacun sait, à droite, que critiquer la finance c'est rouvrir le goulag.
Marion MLP a donc raison de dire que les valeurs de la République sont « dévoyées ». Mais elle a tort d'attribuer ce dévoiement à on ne sait quel complot (auquel elle met une étiquette poussiéreuse héritée de son papy). Elle a donc tort – avec le reste de la droite libérale – de ne pas voir que le dévoiement vient de l'abdication du politique au profit de l'idole Argent ! On lui suggérerait volontiers de lire Laudato Si'.
► Deuxième exemple. C'est le débat médiatique autour de Nuit debout. Les journalistes montent en épingle le conflit entre deux tendances de ce mouvement intéressant et incertain : la posture utopiste-maximaliste de Frédéric Lordon, et la posture de débat ouvert des « horizontalistes ». D'un côté ceux qui (pour « garder la tension ») se rêvent en avant-garde d'une révolution introuvable ; de l'autre, ceux qui misent sur « une libération de la parole » sans meneurs ni leaders. Les maximalistes ont raison de penser le politique comme conflictuel et seul capable (en théorie) d'affronter globalement le pouvoir de la finance ; mais ils ont tort de réduire le politique à la seule dimension conflictuelle... Quant aux horizontalistes, ils ont tort de ne pas voir que l'AG perpétuelle est vouée à l'essoufflement ; mais ils ont raison de faire travailler les gens en commissions « qui font un travail de fond » sur les questions concrètes et « profitent de l'écho que leur donne le mouvement » [2]. Ça engendre par exemple le texte sur l'écologie, substantiel en dépit de manques, et que nous reproduisions dans une note d'hier.
► Revenons aux journalistes qui sont la vraie cible de la note d'aujourd'hui. Face à MMLP, ils ne trouvent à invoquer que les mots-valises « liberté-égalité-fraternité » sans chercher à savoir ce que ces mots recouvrent aujourd'hui. Face à Nuit debout, ils n'en finissent pas de s'étonner que des trentenaires puissent contester le capitalisme et la société de marché... La plupart des journalistes (pas tous) se satisfont de « valeurs républicaines » officielles que plus personne n'ose définir concrètement ; et ils sont persuadés que M. Macron incarne l'avenir de la gauche, ce qui leur rend incompréhensibles les préoccupations sociales des nuitdeboutistes. Tant que les « grands médias » seront le canal obligatoire des « grands débats », ils obscurciront l'obscurité.
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[1] 1922 : revue Les Cahiers de l'Anti-France, « pour remonter à la source occulte de la trahison et du bolchevisme bolchevisant ».
[2] Pr Yves Sintomer (Paris-8).
12:21 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : république
Commentaires
PSAUME 36
> Bravo ! Belle synthèse ! Ps 36, 9 : "Car auprès de toi est la source de la vie, et dans ta lumière nous voyons la lumière".
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Écrit par : Alex / | 29/04/2016
DIDI
> Lao-Tseu l’a dit : « Il faut trouver la voie ! » Moi je l’ai trouvée. Il faut donc que vous la trouviez aussi… Je vais d’abord vous couper la tête. Ensuite, vous trouverez la vérité !"
Didi in Tintin "Le Lotus Bleu"
Hélas beaucoup ont perdu la tête et n'ont toujours pas trouvé la voie.
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Écrit par : E Levavasseur / | 29/04/2016
QUOI
> Liberté, égalité, fraternité… Encore faut-il savoir de quoi on parle !
Les libéraux qui nous gouvernent savent à quoi s’en tenir. Et s’ils nous demandent de travailler plus pour gagner moins, dans le respect des nouvelles normes fixées par les pays émergents, ils se gardent bien de transgresser la devise républicaine. Ainsi m’ont-ils expliqué…
Liberté
Tu es libre de choisir ton esclavage par le travail, l’essentiel étant que tu saches que ton temps de travail doit augmenter ; à moins que ton maître, auquel tu te soumets quoi qu’il arrive, préfère t’employer à la tâche, via cette grande conquête sociale britannique : le contrat zéro heure.
Egalité
Tu es à égalité avec tous les travailleurs devant la norme de l’exploitation économique et sociale ; en effet où que tu travailles, pour que les comptes soient bien tenus, ton salaire doit baisser (ne serait-ce que par rapport à l’inflation) afin de satisfaire les exigences de ton commanditaire (et par ailleurs paisible retraité), l’actionnaire américain.
Fraternité
Tu fais honneur à tes frères en humanité par ta pauvreté consentie : oui, l’Economie et la Finance mondialisées te remercient pour tout ce cash que tu génères avec tes camarades de tous les pays au service du divin Entrepreneur (idole universelle) qui tient, comme tu le sais, le monde sur ses épaules.
Signé de ton commanditaire, entrepreneur et maître… ton saigneur et ton dieu,
Mammon (acronyme de Mamelon mondialisé)¨*
* A noter, un demi-dieu, depuis peu sur le marché, concurrent de Mammon : le dénommé « Macron » (« Mach** ronflant »).
** Vu, paraît-il, sa propension à franchir le mur du çon ; mais certains écrivent « mac ».
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Écrit par : Denis / | 29/04/2016
SONDAGE
> Reste qu'on ne devrait pas trouver surprenant l'apparition dans toute la France de forums informels – forcément bordéliques – où des citoyens de base prennent à bras-le-corps les problèmes que la classe politico-médiatique balaie sous le tapis. Ce matin les radios s'ahurissaient d'apprendre que pour 69 % des Français la lutte des classes est toujours d'actualité, et que pour 63 % ni les partis, ni les syndicats, ni d'ailleurs Nuit debout, ne sont
« en phase avec les salariés ». Quant une population en vient à ce désarroi, les dominants
ont du souci à se faire.
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Écrit par : JM Carrier / | 29/04/2016
À LEURS YEUX
> Je ne suis pas certain que MMLP soit tout à fait consciente de qui pourrait être visé par son terme "oligarchie anti-française", et je la soupçonne comme vous d'utiliser ce mot de façon purement rhétorique, pour faire vibrer la vieille garde et les franges complotistes du FN, mais je crois qu'elle vise inconsciemment certains milieux, quelque part entre feu Richard Descoings et Axelle Lemaire, qui voudraient diriger la France de loin, si possible sans se mêler aux Français.
"La patrie est un don, la nation est un devoir", disait le cardinal Bergoglio. Evidemment, on est loin du FN pour lequel la patrie est une clôture et la nation une béquille, et MMLP se trompe totalement en prêtant à ses cibles des sentiments antifrançais. Ils sont bien trop dissous dans la mondialisation pour pouvoir s'opposer à aucune nation : à leurs yeux, la France n'est que l'une des "communautés" quelque part à l'ouest de l'Europe.
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Écrit par : Ferrante / | 29/04/2016
TOUS EN RECHERCHE
> Là, vous m'impressionnez. Vous touchez le vide des valeurs républicaines, la bulle de la réalité des élites, la domination de la finance sur les esprits, le désarroi des victimes de ce scandale, leur courage de s'attaquer à ça, leurs tâtonnements, leurs erreurs.
Tous ces gens sont en recherche. Ils sont dans la vérité, pas celle qui est reçue d'un gourou mais celle que l'on rencontre, que l'on apprivoise et que si tout va bien on aime. Dans le cas idéal, elle nous aime en retour.
Je me reconnais en ces gens. On pourra leur coller tous les défauts du monde. Mais il leur restera une chose : ils vont à la rencontre de la vérité. Ils y vont en tant qu'humains; c'est à dire imparfaitement, avec de grandes faiblesses mais ils ont goûté à la vérité. On pourra leur mentir. On pourra les tromper. Ils pourront fuir la vérité. Ils ne pourront plus oublier son goût.
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Écrit par : DidierF / | 30/04/2016
DÉSOLANTE
> Le premier exemple (celui de Marion Maréchal) est intéressant... ou désolant. Dans un premier temps, elle met en évidence le vide des incantations qui tiennent lieu de discours politique en ce moment. Puis, dans un second temps, elle explique ce vide en reprenant d'autres incantations tout aussi vides (par leur caractère à la fois désuet et fantasmatique). Ce faisant, elle prend sa place dans la comédie qu'elle prétend ou croit dénoncer.
Une question, plus radicale, qu'elle eût pu poser (mais qu'elle ne posera sans doute pas pour les raisons que vous énoncez), est de savoir si les "valeurs de la République" sont tant dévoyées que cela aujourd'hui : que l'on songe par exemple à la loi Le Chapelier.
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Écrit par : Sven Laval / | 30/04/2016
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