Diagnostic réaliste : "La terreur dans l'Hexagone est aussi le symptôme d'un malaise dans notre civilisation"

Il faut lire Terreur dans l'Hexagone (Gallimard), de Gilles Kepel, sur la genèse du djihad français :  

 

 

Précis et documenté, ce livre irritera les djihadistes parce qu'il leur conteste le statut de musulmans les plus authentiques.

Il irritera  les islamophobes pour la même raison. Et Kepel montre : 1. que l'emprise de l'EI sur des jeunes de banlieue passe par la sous-culture web plus que par les mosquées ; 2. que la sous-culture web décervelante et ses jeux vidéos gore sont le produit de l'entertainment business occidental ; 3. et qu'un jeune djihadiste n'est pas tueur parce qu'il est devenu musulman : il s'est fait djihadiste par désir de tuer. D'où la question-clé : pourquoi a-t-il le désir de tuer ?

On connaît la réponse de nos identitaires de droite. Elle est racialiste : donc absurde. Les vrais chrétiens (ceux qui croient) la rejettent par réalisme. Ils discernent le rôle de la « culture de mort »* globale, idéologie de notre société de la déréliction hyper-individualiste et du mépris économique généralisé, société réduite à la consommation mais où le seul avenir annoncé est celui de la « croissance sans emplois » : l'homme comme matériau jetable et de moins en moins « utile »... Une ambiance de vide maléfique, qui compromet non seulement l'intégration des enfants d'immigrés mais l'idée même d'éducation ! De nombreux analystes de la crise de l'enseignement, de nombreux sociologues du désastre familial, signalent ce problème depuis dix ans. Le milieu conservateur les écoute en partie avec complaisance, mais cesse de les écouter dès qu'ils en viennent à expliquer la connexion délinquance-djihadisme : car le milieu conservateur ne veut pas voir la dimension économique et sociale. Rivé à la défense du système ultralibéral, il veut que les jeunes délinquants des banlieues soient exclusivement les guerriers d'un complot « anti-occidental ».**

Or ces jeunes délinquants des banlieues (dont beaucoup de « Français de souche » orphelins culturels, soulignons-le !) sont aussi, voire surtout, le résultat de notre néant hexagonal.

Citons Kepel sur la genèse du djihadisme en France :

<< [Entre 2005 et 2015, les jeunes banlieusards passés à l'islamisme] prennent une revanche symbolique sur le terrain d'une consommation halal, devant la situation faite par la France à beaucoup de leurs géniteurs, exclus du champ de la production après la crise des années 1970 et y subissant un chômage de grande ampleur et de longue durée... >>

<< Cette nouvelle génération, de nationalité française, qui est élevée dans le monde des cités de banlieue, trouve un mode privilégié d'expression et de propagation de ses valeurs avec Internet... [et celui-ci] favorise les ambitions de réseaux associatifs ou entrepreneuriaux, actifs dans le tissu social comme dans le cybermonde, qui aspirent à exercer leur hégémonie religieuse, culturelle et politique sur les ''jeunes''... >>

<< Le vocabulaire pictural [des vidéos du djihad armé] vient directement de la bande dessinée et des aventures de super-héros, en particulier des X-Men popularisés par les Marvel Comics américains... [Le fondateur du premier réseau islamiste français qui ait scénarisé sur Internet le passage à la violence] est d'abord connu sous le pseudonyme de « Cortex » : du nom de la souris de laboratoire d'une série télévisée d'animation produite par Steven Spielberg et diffusée le mercredi matin dans les années 1990 par les chaînes françaises, qui, avec son partenaire Minus, se réveille chaque matin pour conquérir le monde – une référence dans la culture des cités populaires et de la génération Y en général... >>

<< [En 2013, la série de vidéos islamistes 19 HH du Niçois Omar Omsen] n'est qu'un long montage de séquences télescopées dans un style quasi-professionnel, à grand renfort d'effets spéciaux et de ralentis, dans une alternance d'images de synthèse, de journaux télévisés ou de débats en plateau […], d'extraits de films célèbres, de reportages, […] Au milieu de ce salmigondis familier à la génération Y appelé mash-up dans le jargon des vidéastes et des rappeurs, au tempo desquels il emprunte son déroulé heurté, se glissent des commentaires récités en voix off... Les codes graphiques utilisés rappellent les jeux vidéos futuristes... >>

<< [Utiliser les codes culturels de la génération Y] multiplie les effets du prosélytisme dans des milieux qui, sans cela, n'auraient pu être touchés. En témoignent la proportion inouïe de convertis et de jeunes filles qui seront gagnés à cette idéologie, puis à l'engagement qui en découle... [Maxime Hauchard, originaire du Bosc-Roger-en-Roumois], jeune homme sans histoires issu d'une famille unie, connu pour sa gentillesse, toujours prêt à réparer les mobylettes, se convertit à l'islam à l'âge de 17 ans après avoir assidûment fréquenté les sites Internet idoines et les vidéos correspondantes sur les réseaux sociaux. [Il finira bourreau chez Daech en Syrie]... >>

<< Par-delà la monstruosité des crimes commis contre la France par certains de ceux qui, en dépit qu'ils en aient, font partie de ses enfants, fussent-ils dévoyés, la terreur dans l'Hexagone est aussi le symptôme d'un malaise dans notre civilisation. >>

 

Pour avoir parlé de tout ça, presque chaque jour, depuis le 13 novembre, avec nombre de trentenaires et de quadragénaires musulmans intégrés, je ne peux qu'approuver l'analyse réaliste de Gilles Kepel.

Elle invalide les slogans de guerre des civilisations – voire de néo-croisade – brandis par des irresponsables et/ou des servants du système économique.

Et elle débouche, entre autres, sur cette conclusion que je partage : « Si une institution nous semble devoir être refondée et reconstruite pour traiter sur le long terme cet immense défi, c'est l'instruction publique depuis la crèche jusqu'à l'université, tombée aujourd'hui dans l'indigence du fait d'une impéritie coupable de la classe politique tout entière. » En sachant que cette impéritie a une origine : le sabordage libéral du politique à la fin du siècle dernier.

 

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* comme disent les papes.

** C'est ce que veulent croire les catholiques tombés dans l'identitaire, qui se mettent à ressembler à des islamistes inversés. (Que MLP ne m'envoie pas de photos d'atrocités syriennes : je ne dis pas que l'identitarisme de droite commet ces horreurs, je dis que l'obsession islamiste d'un « ordre social » à instaurer est une obsession contagieuse. D'autant que l'intégrisme catholique est lui aussi – depuis le XIXe – obsédé par un désir de formatage des individus par la société : ce qui a d'ailleurs fait de lui un courant hétérodoxe aux yeux du Magistère. Voir à ce sujet les travaux d'Emile Poulat sur la période 1900-1920).