Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/06/2012

Le film 'Margin Call', de J.C. Chandor : un thriller intimiste et lucide sur le capitalisme financier (à voir absolument)

 Margin-Call-New-Poster.jpg


Les dernières heures d’une équipe de traders : ils bradent (très vite et en bloc) une montagne d'actifs toxiques, quitte à ruiner les acheteurs et à déclencher le crash global. C'est l'inhumanité du casino-capitalisme mise à nu par un thriller psychologique...


 

Dans une banque d'investissement1 new-yorkaise, l'analyste financier Eric Dale (Stanley Tucci), est pris dans un plan de licenciements : exécuté en dix minutes par deux bourrelles des « ressources humaines », expulsé de son bureau, privé instantanément de son forfait téléphonique, il parvient à passer au jeune trader Peter Sullivan (Zachary Quinto) une clé USB. La clé contient une découverte que Dale venait de faire : la présence d'une masse d'actifs toxiques dépassant la valeur même de la firme. Sullivan informe son chef de service, Will Emerson (Paul Bettany) ; qui informe Sam Rogers (Kevin Spacey), responsable des traders ; lequel alerte le PDG, qui débarque en hélicoptère : c'est le cynique John Tuld (Jeremy Irons), sorte de mixte du Richard Fuld de Lehman Brothers et de Lloyd Blankfein, PDG de Goldman Sachs. Le PDG Tuld décide de brader sans délai tous les actifs toxiques, quitte à ruiner les acheteurs, à déconsidérer la firme, et à déclencher une crise incontrôlable à l'échelon du marché entier. L'opération se fera tout de suite, dès l'ouverture de Wall Street...

On connaît la suite, telle qu'elle s'est déroulée dans la réalité.

Pourquoi ce film n'est-il comparable à aucun de ceux qui l'ont précédé et qui prétendaient dénoncer le système ? Interprétation impeccable, densité d'un drame de quelques heures (qui commence en fin de journée, dure toute la nuit et s'achève le lendemain vers midi)... Mais Margin Call se distingue surtout par son angle d'attaque. Au lieu de patauger dans le moralisme et la déploration de la cupidité des individus3, ce film montre la Machine en action. Le système ne fonctionne que par une « fuite en avant » générale ; à tout instant le mot d'ordre est : « il n'y a pas d'autre solution »... « Il n'y a jamais d'autre solution », disent carrément deux des personnages, à propos des décisions dangereuses prises depuis six mois en dépit de signaux d'alerte. C'est une des formes de la déshumanisation : le « décideur » ne décide rien, il est au service de la Machine qui exige une surchauffe perpétuelle. Le trader, le chef de service, l'analyste, le directeur lui-même, voire le président du groupe, ne sont que les servants de la Machine... Une fois que l'on a compris ça (qui s'applique aussi aux grands médias et à la classe politique), on a compris la véritable nature du système occidental.

Le film montre d'autres aspects de la déshumanisation. Par exemple l'analyste financier viré de la firme, assis sur le perron de sa maison de Brooklyn Heights, en train de se remémorer l'époque où il construisait des routes au service des êtres humains – c'était avant de mettre ses dons de mathématicien au service de la Machine à produire du vent... Ou bien l'histoire d'Ella, la vieille chienne de Sam Rogers, ultime lien qui l'unissait à l'époque où il n'était pas encore un divorcé solitaire vendu corps et âme à la Machine... C'est la dernière image du film : le financier creuse lui-même, en pleine nuit, la tombe de la chienne, comme si ce geste exorcisait l'infamie que lui et la firme viennent de commettre sur les marchés. Et comme si la tumeur dont Ella est morte symbolisait la spéculation abstraite, qui ronge le monde des vivants en chair et en os.

C'est le charme pénible de Margin Call : sauf le PDG Tuld (« on va s'enrichir grâce à cette crise ») et son directeur délégué, tous ces servants de la Machine gardent une certaine humanité – refoulée par métier mais ressurgissant à l'improviste. Ainsi Rogers et ses scrupules (qui céderont à la fin au besoin d'argent : on devine qu'il paie une colossale pension alimentaire)... Ainsi Emerson, nostalgique d'une déontologie professionnelle... Ainsi la chef du service de gestion des risques, Sarah Robertson (Demi Moore) : sacrifiée par Tuld à l'aube de la matinée fatale – parce qu'il faut livrer un nom aux médias –, elle défait son chignon d'executive woman pour redevenir féminine.

Le problème, c'est le système. Ce ne sont pas les gens.

 

_________

1. euphémisme pour : « casino spéculatif ».

2. Néanmoins il y a des portraits au vitriol : le jeune trader incapable de parler d'autre chose que de super-salaires, le chef de service qui a claqué des sommes astronomiques en « booze and escort girls », etc.

-

 

Commentaires

LE TITRE

> Très bon titre, Margin Call, symbolisant un système automatisé censé prévenir le risque mais qui en fait l'accélère...
______

Écrit par : ludovic / | 05/06/2012

LE FILM

> En effet, il est très réussi !
______

Écrit par : Vincent / | 06/06/2012

LE PROBLÈME

> « Le problème, c'est le système. Ce ne sont pas les gens. » Le problème, c'est que le « système » modèle les gens, de bon gré ou de mauvais gré. Aucun des personnages de ce film n'est sorti moralement et psychiquement indemne de son séjour prolongé dans la machine capitaliste. Mais nul système au monde ne pourra supprimer entièrement l'humanité de l'homme et sa capacité de résistance à la désagrégation morale; y compris dans les situations les plus compromises.
BJL


[ De PP à BJL - La formule "le problème, c'est le système, ce ne sont pas les gens" est un peu elliptique. Elle veut dire : s'en prendre au système est plus important que de s'en prendre aux gens, pour la raison que précisément vous indiquez. Et aussi pour une raison de foi. Un chrétien a deux devoirs envers les gens, c à d envers son prochain : leur montrer leur erreur si nécessaire, et toujours parier sur leur humanité profonde (même refoulée sous l'influence du système). 'Margin Call' est un appel à cela. ]
______

Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 06/06/2012

STRUCTURES DE PECHE

> Le système? les gens?...L'oeuf? la poule?
Il ne s'agit pas de contester l’existence des structures de péché, ni de nier qu’elles aient un rôle dans l’évolution des gens. Il n'empêche qu'elles ne se construisent pas toutes seules.
S’il y a eu des systèmes totalitaires, c’est bien parce que des « Maîtres Penseurs » (Gluksmann) ont prétendu comprendre et prendre en main le destin de l’humanité et que des millions de fonctionnaires et de militaires ont collaboré à ces systèmes.
S’il y a le système financier, c’est parce que des décideurs ont voulu des martingales permettant de prélever des sommes fantastiques sur les flux financiers créés par l’activité réelle, et parce que de brillants mathématiciens comme celui du film ont préféré en avoir leur part plutôt que de construire des routes.
Il n’y a pas de génération spontanée d’une structure de péché, elle vient de l’imagination puis des décisions humaines de quelques uns, de la complicité d’une « élite » et de la résignation, l’absence de résistance, de la foule.
Il faut aussi remarquer que l’emballement du système financier a commencé dans les années 80, avec en France des gens comme Delors et Bérégovoy, comme vous le faisiez naguère remarquer, c'est-à-dire lorsque le communisme soviétique donnait des signes de fatigue : échec afghan, accidents industriels et militaires répétés avant Tchernobyl et bien sûr symbole majeur du pontificat de Jean-Paul II. Si un système s’écroule, l’hybris humaine enfourche un autre cheval. Sans conversion, nous allons de chute en chute.
PH

[ De PP à PH - Le casino-capitalisme n'a pas été inventé, ni mis en place, par les salariés montrés dans ce film. S'en prendre à eux ne résoud rien. On peut d'ailleurs imaginer que la grâce touchera l'un d'entre eux. On ne peut pas imaginer qu 'elle touchera le système. ]

réponse au commentaire
réponse au commentaire

Écrit par : Pierre Huet / | 06/06/2012

@ PP

je parle de "de la résignation, l’absence de résistance, de la foule".
Pourquoi nos brillants polytechniciens désertent-ils les fonctions publiques ou militaires et l'industrie au profit de la modèlisation bien payée de mille-feuille financiers?
Il savent ce qu'ils font, il sont censés être très intelligents.
______

Écrit par : Pierre Huet / | 07/06/2012

Les commentaires sont fermés.