17/10/2006
Tariq Ramadan, un intellectuel suisse qui déconcerte "Le Temps"
6 réflexions à propos d'un article qui s'étonne d'un livre de Tariq Ramadan (photo) à la gloire du Prophète :
Dans le quotidien de Genève Le Temps (17 octobre), Patricia Briel critique le nouveau livre de Tariq Ramadan : Muhammad. Vie du Prophète. Les enseignements spirituels et contemporains (Presses du Châtelet, 336 p.). Titre de l’article : « Tariq Ramadan signe un livre sur la vie du Prophète de l’islam. Mais il confond biographie et hagiographie ».
Extraits :
<< L'intellectuel suisse Tariq Ramadan, actuellement Senior Research Fellow à l'université d'Oxford et à la Loakhi Foundation à Londres, vient de signer une biographie de Mahomet. […] Le résultat ? Un portrait dithyrambique de Mahomet, une hagiographie [...]
Dommage. D'un intellectuel de la stature de Tariq Ramadan, et à l'heure où la violence commise au nom de l'islam exige une réflexion approfondie sur ses racines, on attendait plus qu'un long sermon de 336 pages sur les vertus exemplaires de Mahomet. Il n'y a pas trace d'exégèse historico-critique dans cette «biographie», ni de discussion sur l'authenticité des sources biographiques de la vie du Prophète ou sur la composition du Coran. La révélation coranique est prise au pied de la lettre. En confondant biographie et hagiographie, Tariq Ramadan sème le doute et la confusion sur son entreprise.
[…] En effet, il occulte passablement la part d'ombre du personnage. Et s'il évoque les pages violentes de l'histoire de Mahomet, à savoir les meurtres de juifs, les guerres et les pillages auxquels le Prophète a participé, c'est toujours pour les justifier et louer le comportement du fondateur de l'islam. De plus, l'auteur évite soigneusement de citer certains des épisodes qui contredisent le plus son propos, notamment les assassinats politiques de poètes qui s'étaient moqués du Prophète et de son message. Tous ces épisodes sont pourtant relatés sans fard dans les sources classiques de l'islam, notamment la Sîra, le plus ancien corpus biographique du Prophète. […]
L'auteur nous explique que Mahomet n'aura de cesse «de montrer le plus grand respect à l'égard des croyances et des individus» [...] Ce n'est pas ce que dit une autre biographie de Mahomet parue récemment, pourtant très positive elle aussi à l'égard du Prophète. Son auteur, Salah Stétié, explique au contraire comment Mahomet en est venu à considérer les juifs et les chrétiens comme des «ennemis de l'islam». Si les relations de Mahomet avec les fidèles de ces deux religions se sont dégradées, c'est parce que ceux-ci avaient refusé de se convertir à l'islam. Il dit par exemple que «la raison essentielle de l'inimitié grandissante de l'islam à l'égard du christianisme est, on ne le répétera jamais assez, le dogme de la Trinité, et lui seul quasiment, dans la mesure où il présuppose l'Incarnation.»
[…] Cela dit, ce livre a une utilité si on le lit comme un commentaire religieux de la vie de Mahomet. [...] Tariq Ramadan propose en effet une lecture pacifique de l'islam, qui appelle à la maîtrise des instincts les plus grossiers de l'homme. Finalement, c'est peut-être l'essentiel. Mais pourquoi ne pas l'avoir dit clairement ? >>
-----------------------------
Six réflexions :
1. Mme Briel semble trouver que ce livre est insolite de la part d’un intellectuel suisse. Mais il n’est pas insolite de la part du petit-fils du fondateur du mouvement égyptien des Frères musulmans…
2. La journaliste s’étonne qu’il n’y ait « pas trace d’exégèse historico-critique » dans la démarche de Ramadan. Mais aucun écrivain reconnu, dans l’islam, ne pratique cette exégèse, et Mme Briel ne peut l’ignorer : cette exégèse est typiquement… chrétienne. Comme le dit Abdelwahab Meddeb (cf. ma note d’hier), elle a été salubre pour le christianisme. Même si le coma spirituel-intellectuel de la société européenne vide les églises et les séminaires, la pensée catholique – décantée par les controverses du XXe siècle – est d’une vigueur évidente, chez les théologiens réellement croyants : notamment chez Josef Ratzinger !
3. Mme Briel reproche à Ramadan de prendre « au pied de la lettre » le Coran. Deux observations à ce sujet :
a) On ne peut pas prendre le Coran autrement, si l’on est musulman. C’est toute la différence entre l’Ecriture dans l’islam et dans le judéo-christianisme.
b) Ce reproche de « prendre à la lettre » mérite d’être regardé de plus près. Il est défendable lorsqu’on l’applique à l’islam. Il ne l’est pas si on l’applique au catholicisme. Celui-ci, en effet, n’est pas une « religion du Livre » : c’est une foi en une Personne. Dans la foi chrétienne, les Ecritures sont une clé indispensable mais le centre est la personne du Christ « vrai Dieu et vrai homme ». Or la presse (en Suisse, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, en Hollande) accuse couramment les catholiques croyants de « prendre à la lettre » leurs « dogmes », d’être ainsi « fondamentalistes » ou « intégristes ». Cette accusation ne veut rien dire quand il s’agit de christianisme (mais les journalistes ne s’en rendent pas compte) : elle revient en effet à taxer d’intégrisme le simple fait de croire que la foi chrétienne est vraie ! D’où la cathophobie ambiante…
4. Le fond de la pensée des médias, c’est qu’il n’y aurait aucune différence entre Tariq Ramadan et Benoît XVI. Ce que combat la presse européenne, c’est finalement la notion de foi. Pourquoi ? Parce qu’une foi religieuse échappe à l’engrenage du matérialisme mercantile. Voilà ainsi l’islam et le christianisme logés à la même enseigne. Ce qui ne suffit évidemment pas à en faire deux jumeaux…
5. A ce sujet, Mme Briel n’est pas une journaliste simpliste : elle paraît en savoir plus, sur les phénomènes religieux, que la moyenne de ses confrères. Elle a ainsi raison de citer Salah Stétié sur la différence irréductible séparant l’islam du christianisme : la foi en Dieu Père-Fils-Esprit. (Même si Stétié mélange la notion de Trinité et celle d’Incarnation).
6. Pourquoi Ramadan ne dit-il pas « clairement » que sa religion ne sert qu’à réfréner les instincts les plus grossiers de l’homme ? Mais parce qu’il ne LE PENSE PAS. Cette conception utilitariste du spirituel est étrangère à une foi religieuse. C’est la conception dominante en Occident ? Peut-être… En ce cas, vous découvrez pourquoi il y a une incompatibilité de fond entre la foi musulmane et les « valeurs » de la société de l’hémisphère nord. Allons plus loin : il y a aussi une incompatibilité entre ces « valeurs » et la foi catholique. Ceci n’amalgame pas islam et catholicisme, mais nous aide à comprendre qu’un abîme sépare le matérialisme mercantile et la recherche spirituelle authentique (*).
------------
(*) « authentique » : c’est-à-dire autre chose que les excursions zen-vaudou du New Age, ou que le postchristianisme vide.
10:40 Publié dans Europe, Médias, Religions | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : religions, islam, christianisme, catholicisme, foi, Europe
Commentaires
EXCELLENT !
> mon commentaire est sans doute superflu; mais il n'est jamais inutile de mettre en garde contre les analyses et jugements de l' "intellectuel" Tarik Ramadan, agent actif des frères musulmans.
Écrit par : clément | 17/10/2006
SOCIETE INDEFENDABLE
> Vous n'avez pas tort de dire que notre société occidentale perd de plus en plus de la dimension métaphysique. Même si l'islam est un problème grave en Europe, la société matérialiste est indéfendable.
Écrit par : misedon | 18/10/2006
> Très intéressante analyse ! Et surtout très réactive. Ca fait plaisir. Merci à vous et bonne continuation.
Écrit par : Amara | 18/10/2006
MUSULMAN ET FIER DE L'ETRE
> Faut toujours qu'il y ait des gens dont les seules sources intellectuelles sont des reportages télé ou des "on dit que" pour venir dire des choses aussi banal que : "mettre en garde contre les analyses et jugements de l' intellectuel Tarik Ramadan, agent actif des frères musulmans."
Qu'est ce que tu connais aux Frères musulmans toi ?! RIEN....mis a part ce qu'un journaliste t'en a dit; lui mê'e qu'est ce qu il y connait... RIEN car il n'en connait pas et n'a jamais mis les pieds près des sujets qu'il traite.
Faut arrêter d'etre bête un jour.
Je, et beaucoup d'autre avec moi, n'accepterai jamais que des gens qui ne savent pas aligner trois phrases intelligentes, me disent comment vivre.
Musulman et fier de l'être !
Écrit par : phil | 19/10/2006
TARIQ RAMADAN : FRERE MUSULMAN ?
> Une certaine personnalité politique française diabolise M. Ramadan et défend l'UOIF (pour son potentiel électoral ?). On ne cesse, en France, de reprocher au premier son grand-père (le mien est intégriste et schismatique ; dois-je alors être moi aussi considéré comme tel, malgré mes dires ?).
Or, quitte à chercher un "agent actif des frères musulmans"... Pour mémoire, voici des propos tenus en 2004 par Gamal al-Banna (frère du fondateur des Frères Musulmans) : "Pourquoi dissimulerions-nous nos liens avec Tariq Ramadan ? Nous n’avons jamais caché nos relations avec l’Union des Organisations Islamiques de France".
Arrêtons de fantasmer sur les liens de cet auteur avec les islamistes (qui le considèrent comme un traître). Je ne suis pas un partisan de M. Ramadan ; j'aimerai juste que la critique à son sujet soit honnête, ce qui est le cas lorsque l'on note la dimension hagiographique de son dernier livre.
Ce point est d'ailleurs, à mon sens, typique du discours "orthodoxe" actuel, et l'un des symptômes de la crise de l'Islam : le déni.
Nous retrouvons ce phénomène dans le discours actuel sur la constitution du corpus traditionnel (Coran et Hadith), qui nie ce que rapporte les textes musulmans les plus anciens : double destruction des originaux coraniques dans un contexte de lutte pour le pouvoir (pour une courte synthèse : A.-L. de Prémare, "Aux origines du Coran"), épisode des "versets sataniques" (cf pour info "Ces mots qui permettent l'oubli", sur le site de G. Grandguillaume)...
Je m'inquiète moins de M. Ramadan que des propos de son interlocutrice dans Le Point : "Le droit à la provocation et au blasphème est inscrit dans le code génétique de l’Occident" ...Moi, quand on me parle ainsi de "code génétique", je frissonne.
Écrit par : Ren' | 19/10/2006
TARIQ RAMADAN : SUISSE ?
> Pourriez vous changer "intellectuel suisse" en "pseudo-intellectuel musulman" dans le titre? Le titre porte préjudice autant aux suisses qu'aux vrais intellectuels dignes de ce nom.
Ph.
[De P.P. à Ph. - Le quotidien genevois qualifie Tariq Ramadan d'"intellectuel suisse" ; je ne m'immiscerai pas dans cette évaluation ! Je ne suis pas juge non plus du degré d'intellectualité musulmane...]
Cette réponse s'adresse au commentaire
Écrit par : Philippe | 19/10/2006
TARIQ RAMADAN : INTELLECTUEL ?
> Merci pour votre évocation du travail de Mme Briel et vos réflexions éclairées au sujet de son article.
Toutefois, si je ne connais pas monsieur Ramadan, n'ai eu que l'occasion de lire quelques articles de lui et de le voir dans une video diffusé sur le net, je suis surpris que vous le considériez comme un intellectuel à la stature certaine. Je pensais que cet homme était un intervenant en sociologie, pas très exigeant dans le maniement de la langue française. Mais qu'importe.......
Au sujet de votre dernière réflexion numérotée six, ce qui me vient est une question, toutefois sans avoir lu l'ouvrage de ce monsieur : que pense monsieur Ramadan en vérité de l'aspect transcendant des finalités spirituelles placée dans l'homme par son créateur. Comment ce monsieur peut il imaginer un être libre de refuser le salut ?
Écrit par : Evagre | 19/10/2006
Les commentaires sont fermés.