16/10/2006
Abdelwahab Meddeb devant Benoît XVI : "Une raison supérieure..."
Un " musulman athée " prend en considération le discours de Ratisbonne :
Dans Libération de ce matin, l'écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb (qui vit à Paris) revient sur le discours de Ratisbonne : décidément un événement intellectuel à ses yeux, cf. ma note du 24. 09.
Il écrit notamment :
" Après l'entretien que j'ai accordé à Libération (le 23 septembre) où je touchais à ces questions, j'ai reçu une correspondance de mon ami l'helléniste Jean Bollack, missive prolongée d'une conversation téléphonique, d'où il ressort que le maître de la lettre grecque, qui en réoriente l'herméneutique, propose une réception optimale de la conférence de Benoît XVI en la replaçant dans la tradition de la philologie allemande, car c'est elle qui a parlé par la bouche du pape à Ratisbonne, et ce n'est pas coutumier qu'un pape s'exprime à partir d'une telle rigueur qui entretient la complexité et l'exigence par le moyen d'une raison supérieure. Et c'est sur ce site hellénique que s'articule d'une manière indéfectible la question de la violence et de la raison quant à l'approche du Dieu..."
Les thèses de Meddeb soulèvent une masse de questions - et indisposent fortement les autorités islamiques ; elles contribuent à renouveler en profondeur la question des rapports entre la civilisation musulmane et l'Europe. Observons simplement à quel point la réaction d'un Meddeb, face au discours de Ratisbonne, est sans commune mesure avec les platitudes et les absurdités médiatiques françaises...
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Ci-dessous : un entretien avec Abdelwahab Meddeb sur l'intégrisme musulman
Site de l'Unesco, 2003
[ N.B.: Certaines thèses exposées dans cet entretien ne sont évidemment pas les miennes - Je les cite pour donner un aperçu de la pensée de Meddeb, en toile de fond de son avis sur le discours de Ratisbonne. ]
<< Pensez-vous que les attentats commis par des islamistes soient un phénomène religieux ou le symptôme de la frustration politique des musulmans ?
Le mouvement intégriste est doublement alimenté. C’est à la fois un mouvement insurrectionnel, révolutionnaire, et un phénomène qui se nourrit d’éléments puisés dans l’histoire et la tradition islamiques. Toutefois, on ne peut pas dire que les attentats soient un phénomène religieux. L’utilisation du suicide, au nom de la politique ou de la religion pour tuer aveuglément n’a jamais existé dans l’islam, jamais. Certains prétendent le contraire en rappelant les attentats perpétrés par les Ismaéliens au Moyen-Âge. Or, ce phénomène est très particulier : il s’agissait d’attaques contre l’autorité sunnite venant d’un mouvement millénariste chiite ; d’autre part, les Ismaéliens pratiquaient l’assassinat politique de manière ciblée, sans jamais toucher aux civils. Ils visaient leurs ennemis, des théologiens ou des représentants de l’autorité. Non, ce qui se passe aujourd’hui est plutôt à rapprocher du mouvement nihiliste occidental.
C’est-à-dire ?
Ce mouvement a commencé avec les anarchistes au XIXe siècle. Il a été illustré par Dostoïevski dans les Possédés. Il puisait ses adeptes dans les milieux de la frustration. L’écrivain italien Solmi a montré que le révolutionnaire type naît dans les sphères semi-intellectuelles : il s’agit souvent d’instituteurs, c’est-à-dire de prétendants intellectuels qui n’ont pas les moyens d’être reconnus. C’est également chez les semi-lettrés que se recrutent les terroristes musulmans. Avec la démographie et la démocratisation d’un enseignement médiocre, ces semi-lettrés constituent une immense masse rongée par le ressentiment. Nombre de musulmans ne supportent pas l’état de faiblesse qui est le leur et qui leur a été révélé depuis Bonaparte. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l’islam n’a pas trouvé les moyens de riposter à l’hégémonie occidentale. De nos jours, nombreux sont ceux qui se sentent tellement impuissants face à l’hyper-puissance américaine que la violence sacrificielle leur apparaît comme la seule réponse.
Vous dites dans votre livre La Maladie de l’islam que cette religion est, plus qu’une autre, un terreau fertile pour l’intégrisme. Pourquoi ?
Il est vrai que le radicalisme qui prêche le takfir (l’excommunication) est né avec la première secte de l’islam, les kharidjites, dès le VIIe siècle. Il est vrai aussi qu’un violent débat est né dès la deuxième génération de musulmans et qu’il s’est souvent soldé par des affrontements armés entre les littéralistes et les allégoristes, c’est-à-dire ceux qui ne voyaient dans le Coran qu’un sens unique et ceux qui le lisaient dans l’ambivalence du sens, ce qui réclame l’interprétation. Toutefois, ce débat n’est pas propre à l’islam ; il traverse toutes les religions.
Tout système engendre une maladie. Si les chrétiens se portent mieux que les autres de nos jours, c’est qu’ils ont passé des siècles à dénoncer la maladie du christianisme. Tout ce qui s’est fait de neuf dans la tradition occidentale après le Moyen-Âge s’est construit dans la critique de la religion, contre soi et non pas avec soi. D’Érasme à Schopenhauer, en passant par Voltaire, Nietzsche et Kierkegaard, nombre de penseurs ont dénoncé les maux du christianisme. Ils en ont démonté les ressorts et les illusions.
Le problème, c’est qu’en islam, ce travail critique est à peine amorcé. Même des musulmans éclairés ne supportent pas qu’on applique à leur croyance la métaphore de la maladie : c’est pour cela que le titre de mon livre en arabe a été modifié (voir encadré). Cependant, depuis les attentats de Ryad et de Casablanca en mai 2003, cette métaphore commence à se retrouver jusque chez des théologiens. Bien entendu, je ne dis pas que d’autres religions n’auraient pas besoin du même examen de conscience. Mais ce n’est pas à moi d’écrire sur la maladie du judaïsme ou sur celle du puritanisme protestant. Je préfère balayer devant ma porte.
Pouvez-vous rappeler comment s’est construite l’idéologie intégriste musulmane ?
Cette idéologie procède d’une combinaison de trois éléments. Il faut chercher le premier dans la lettre même du Coran. Il y a par exemple ce fameux « verset de l’épée », qui ordonne de pourchasser et de tuer tous les polythéistes. Selon les intégristes, ce verset annule toutes les nuances de tolérance contenues dans le Coran.
Le deuxième élément renvoie au courant de pensée littéraliste qui s’est développé au fil des siècles. Il s’est incarné de façon spectaculaire dans le fondateur de l’une des quatre écoles orthodoxes de l’islam, Ibn Hanbal (780-855). Ce théologien né à Bagdad a combattu les mu’tazilites, c’est-à-dire le courant rationaliste soutenu par le pouvoir de Bagdad au IXe siècle. Il a d’ailleurs été mis en prison et persécuté pour ses idées rigoristes. Après sa mort, ses disciples ont radicalisé sa pensée. Par exemple, les intégristes actuels, qui se réclament du hanbalisme, usent abondamment du takfir, alors qu’Ibn Hanbal lui-même récusait cette notion.
Le deuxième homme clé de ce courant traditionaliste, c’est le penseur hanbalite Ibn Taymiyya (1263-1328). A côté d’une œuvre monumentale, il a écrit un petit livre intitulé As-siyassa ash-Shar’ia (« la politique au nom de la loi divine »), qui constitue le bréviaire de l’intégriste. A son époque, Ibn Taymiyya a été critiqué, y compris au sein de l’école hanbalite, et a passé une partie de sa vie en prison. Mais aujourd’hui, il est une référence centrale pour les intégristes.
Le troisième pilier de l’idéologie intégriste s’appelle Ibn Abd Al Wahhab, qui voulait le retour à la lettre la plus radicale. Ce Saoudien, reprenant la théorie d’Ibn Taymiyya, refusait toute forme d’intercession entre Dieu et les hommes. C’est à lui que l’on doit la disparition de toutes les tombes de saints en Arabie et la destruction des rites propres au soufisme populaire, très riches d’un point de vue anthropologique. Les idées d’Ibn Abd Al Wahhab (1703-1792) ont été décriées de son vivant, avant de devenir la doctrine officielle de l’Arabie saoudite.
Et quelles sont les causes externes de l’intégrisme ?
Elles remontent à l’expédition de Bonaparte en Égypte, au choc de la rencontre avec l’Occident. Les peuples du Moyen-Orient découvrent que l’Europe est puissante et qu’ils occupent désormais la place du faible. La première réaction, qui s’est manifestée vers 1830, a été le projet de modernisation de l’Égypte de Mohamed Ali. L’intellectuel Rifaa Al Tahtawi (1801-1874) représente ce mouvement de pensée. Il entreprend tout un travail de traduction de manuels scientifiques. Dans le domaine théologico-politique, les cheikhs Al Afghani (1838-1897) et Mohammed Abduh (1849-1905) vont ensuite créer ce qu’on appelle la salafiya, une sorte de fondamentalisme, qu’il ne faut pas confondre avec l’intégrisme.
Quelle est la différence entre intégrisme et fondamentalisme ?
Afghani et Abduh ont été défaits historiquement mais leur démarche était plus ouverte. Que cherchaient-ils ? Ils voulaient revenir aux fondements de l’islam pour les adapter de manière à reconstruire les sociétés musulmanes en tenant compte de l’apport occidental, à savoir la démocratie et le parlementarisme. Leur projet était d’utiliser ces concepts pour lutter contre l’emprise coloniale et le despotisme local. D’ailleurs, leur lieu de réunion au Caire était le café Al Barlaman (le Parlement).
Comment est-on passé de ce fondamentalisme moderniste à l’intégrisme ?
Par glissements progressifs. Dans la descendance de ce fondamentalisme, il y a un chaînon intermédiaire qui est Rachid Ridha (1865-1935). Cet homme commence par reprendre les idées de Abduh et par critiquer le wahhabisme, qui fait parler de lui au début du XXe siècle et finira par s’imposer en Arabie en 1932. Mais à la fin de sa vie, Ridha change de direction et écrit un texte favorable au wahhabisme, qui n’est pas seulement opportuniste. Il signale l’évolution de l’homme, à une époque de conquête coloniale qui voit la montée de l’anti-occidentalisme.
C’est donc dans les années 1920 qu’est né l’intégrisme…
Oui, avec l’élève de Rachid Ridha, Hassan Al Banna (1906-1949), resté célèbre pour avoir créé les Frères musulmans en Egypte en 1928. On passe alors à un anti-occidentalisme virulent. La démocratie est présentée comme une supercherie et une idéologie de domination. Si elle existait, dit Hassan Al Banna, comment pourrait-il y avoir du colonialisme ? Il en conclut que les pays musulmans n’ont pas besoin de l’Occident mais, plutôt, de rénover leur système politique par leurs moyens propres. On passe donc, si l’on veut, d’un mot d’ordre qui appelait à la modernisation de l’islam à un autre, qui prêche l’islamisation de la modernité. Par exemple, au lieu de défendre le système parlementaire, on s’appuie sur le Coran, on en extrait le mot choura pour le substituer au mot barlaman. Or, la choura n’a rien à voir avec le parlementarisme : elle n’est pas fondée sur l’élection et l’égalité ; il s’agit d’une simple instance de consultation, qui guide le prince dans ses décisions.
Comment ces idées ont-elles été accueillies ?
Dans un premier temps, les Frères musulmans ont fait l’expérience de la répression, du despotisme nationaliste, de l’émergence post-coloniale de l’État totalitaire. Dans la tradition, le despotisme s’exerçait dans le cadre de l’État minimum. Mais à l’âge de la technique, on est passé à l’État maximum dans tous les pays arabes, où le modèle du parti-État a triomphé. Et les intégristes ont gagné du terrain au fur et à mesure que ce modèle a trouvé ses limites. Ils ont bénéficié de l’échec du nationalisme arabe, de la défaite de 1967 contre Israël, de l’échec du développement et de l’élimination de toute forme d’expression politique. Un élément nouveau est intervenu avec la montée en puissance du pouvoir saoudien après le choc pétrolier de 1973.
Les pétrodollars ont alors aidé à la diffusion spectaculaire d’un islam rigoriste fondé sur la seule orthopraxie : la stricte observance du culte est devenue la base de la censure sociale et a effacé les pratiques locales au profit d’un islam uniformisé.
Mais comment en est-on arrivé à la dérive terroriste ?
Avec la fin du nassérisme et l’arrivée de Sadate au pouvoir en Égypte, on a assisté à une migration d’Egyptiens semi-lettrés en Arabie saoudite, où les idées des Frères musulmans se sont mariées avec le wahhabisme. Puis il y a eu une deuxième rencontre, explosive, en Afghanistan : c’est la jonction égypto-saoudo-pakistanaise dans le cadre du djihad, tel qu’il était orchestré et encadré par les États-Unis pour lutter contre l’invasion soviétique. Vous connaissez la suite.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Aujourd’hui, le monde musulman est en situation de guerre civile. Mais tout un corpus d’œuvres critiques est en train de se constituer. En France, la révolution de 1789 a été précédée par deux siècles de travail intellectuel.
Actuellement, dans la violence de l’histoire, la pensée critique s’étend, notamment dans le monde chiite. En Iran, le concept de vilayat e-faqih(1) introduit par Khomeiny est théologiquement critiqué. En Iraq, l’idée d’un califat spirituel, qui suppose une séparation du religieux et du politique, semble prendre corps dans la majorité chiite. Quant à l’Arabie saoudite, si elle ne veut pas imploser, elle va devoir résoudre la contradiction entre son discours religieux qui conduit à l’anti-occidentalisme et son alliance géopolitique avec les États-Unis.
Et les opinions publiques, de quel côté penchent-elles ?
Depuis les années 70, un intégrisme diffus s’est développé dans les sociétés arabo-musulmanes. Mais on assiste peut-être aujourd’hui au début du reflux. Les attentats perpétrés dans plusieurs pays musulmans ont été reçus comme un choc par les opinions. L’enjeu maintenant, c’est de séparer l’islam de l’islamisme. Il faut agir pour que l’islam participe à la guerre contre l’intégrisme. >>
(1) Théorie qui fonde la théocratie chiite iranienne et fait de l’imam suprême le représentant de Dieu sur Terre.
17:20 Publié dans Religions | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : religions, islam, christianisme, catholicisme, foi
Commentaires
> Nadia Eweida (cf la-Croix.com/afp du 14 10 06 ) sera heureuse d'apprendre que l'on peut lire dans Libération d'autres déclarations que celles de monsieur Ramadan.
Écrit par : Evagre | 16/10/2006
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