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18/10/2019

Pourquoi nos journalistes sont devenus incapables d'interviewer un écrivain

peter handke.jpg

L’un des deux lauréats du Nobel de littérature 2019, l’écrivain autrichien Peter Handke, a résolu de ne plus parler aux journalistes – signalent Le Monde (18/10) et Le Figaro (17/10). Réflexions :


 

nobel,handkePeter Handke est l’un des grands écrivains germanophones contemporains : trente romans, dix-huit pièces de théâtre, dix essais, huit scénarios de films... Or, depuis huit jours, aucun des journalistes venus l'interviewer ne lui a parlé de son oeuvre – pourtant vaste et qui lui vaut aujourd'hui le prix Nobel. Les intervieweurs n’en ont visiblement pas lu une ligne. Ni même entendu parler. Leurs seules questions depuis huit jours ne concernent qu’un seul sujet : la honte que devrait ressentir Handke devant le tollé de ces autorités morales que sont, paraît-il, les dirigeants du Kosovo et de l’Albanie ! Si les maîtres de Pristina et de Tirana fustigent Handke et son prix Nobel, c’est que l’écrivain a pris position contre les bombardements de la Serbie par l’OTAN en 1999. Nos journalistes ne veulent pas savoir que Handke a aussi pris position contre les interventions militaires en Irak, en Syrie ou en Libye, et que c'est chez lui une question de Weltanschauung... “Les Etats ne sont pas crédibles lorsqu’ils se posent en protecteurs ou justiciers, et aucun n’est détenteur de la vérité”, expliquait l'écrivain au début des années 2000.

Par ailleurs, puisqu'il s'agit du Kosovo et de l'Albanie, nos journalistes eux-mêmes (ou leurs employeurs) ont souvent publié des informations “glaçantes” sur les milieux dirigeants de ces deux pays… Ils auraient pu s'en souvenir, avant d’invoquer ces mêmes dirigeants comme s’il s’agissait d’arbitres de la vertu.

Mais les intervieweurs de 2019 ne se posent pas ce genre de question. Ils travaillent pour des chaînes d’info-en-continu qui n’ont qu’une règle : faire des étincelles pour l’audience. Donc : cliver, simplifier, dramatiser l’actu... Dans toute actu ils doivent pouvoir opposer des nice guys et des bad guys  (sinon "c’est pas de l’actu" et tu passes pour un nul). S'agissant d’un auteur aussi complexe et productif que Peter Handke, il est donc hors de question de connaître sa production et de s’aventurer dans ses complexités (ce serait jugé “chiant” par la chaîne) ; on lui appliquera l’algorithme CSD (cliver-simplifier–dramatiser), qui désignera comme seul "angle" les cris des dirigeants kosovars et albanais contre un Handke réduit au personnage du “pro-serbe”. Les dépêches d’agence qualifieront donc le prix Nobel d’“écrivain pro-serbe”, comme si c’était là sa raison d’être – et comme si la serbophilie était un délit. Ayant lu les dépêches, les médias diront à leurs intervieweurs : “C’est ça ton angle”.

D’où la colère de Peter Handke, qui explique : “Je n’en entends aucun donner l’impression de savoir ce que j’ai écrit. Il n'y a qu'une question, toujours la même : on me demande de réagir à des réactions.”

Forcer les interviewés à réagir à des réactions, c’est le nouveau métier des intervieweurs à l'ère néolibérale. D'où la vacuité de l’info-en-continu et l’affaissement du niveau des médias, effet inexorable de leur nouvelle structure économique. Et le processus va s’accélérer : dans les médias rachetés par des groupes financiers exigeant un retour rapide sur investissement, on ne parle plus d’articles mais de contenus, ni de rédacteurs en chef mais de boosteurs de marque.  Ils euthanasient le métier mais ils sont sûrs d'en avoir le droit : le libéralisme est le seul horizon du XXIe siècle, comme le proclame  une influenceuse du site Atlantico qui met le pape lui-même en demeure [*] de se soumettre à cette Fin de l'Histoire.

__________

[*]  Sinon quoi ?

 

 

handke.jpg

 

19:19 Publié dans Idées, Médias | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : nobel, handke

Commentaires

POUX

> On pourrait dire, non sans quelque ironie, du prix Nobel de littérature qu'il avait jusqu'ici le mérite de nous faire quelquefois découvrir au moins le nom de quelque écrivain que nous ne connaissions pas. Pour ce qui est de Peter Handke, ce n'était pas le cas, puisque au moins ceux qui savent quelque chose des films de Wim Wenders connaissent son nom (et se rappellent peut-être quelque bribe de poème ou de dialogue des "Ailes du désir", par exemple).
Il est bien triste, en effet, de voir que les journalistes ne sont même pas capables de rappeler cela et se contentent le plus souvent d'aller chercher des poux vieux de vingt ans dans la tête de cet écrivain. A ce prix, on pourra toujours trouver dans le passé d'un écrivain un détail - de préférence sans rapport avec son œuvre, qu'il serait fatigant de découvrir et de faire découvrir - permettant de le discréditer pour faire du spectacle.

SL


[ PP à SL – Chercher de très vieux poux dans la tête d'un écrivain ? Recommandé s'il s'agit
de Handke, cet exercice scandaliserait les salles de rédaction si on l'appliquait à d'autres.
Par exemple l'octogénaire Sollers, antiquité mondaine qui dans les années 1966-68 prôna la révolution culturelle chinoise malgré ses centaines de milliers de morts. Ou Bernard-Henri Lévy, co-inspirateur et chantre de l'intervention militaire française en Libye : destruction qui déclencha la catastrophe humaine que l'on sait. Etc... ]

réponse au commentaire

Écrit par : Sven Laval / | 18/10/2019

RÉSULTATS

> Quand on voit les résultats des interventions militaires euro-américaines un peu partout, on a du mal à donner tort à ceux qui mettaient en garde à l'époque.
______

Écrit par : Jean-René Labat / | 19/10/2019

à PP :

> C'est juste, j'aurais dû préciser que la recherche de vieux poux est évidemment sélective.
______

Écrit par : Sven Laval / | 19/10/2019

Les commentaires sont fermés.