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22/09/2019

La difficile parabole de "l'intendant d'injustice"

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Non, le Christ ne se contredit pas dans ce chapitre de l'évangile selon saint Luc ! Un article d'exégèse linguistique recontextualise (et éclaire) ce passage qui laissa perplexe tant de paroissiens :


 

Luc 16,1-13. C’est, dit l’exégète, “l’histoire d’un intendant qui, licencié par son patron pour malhonnêteté, se voit à la fin loué pour son habileté par ce même patron, après avoir trafiqué les chiffres”… La parabole de l’intendant “infidèle” (ou “d’injustice”) a toujours laissé perplexe le lecteur catholique : Jésus semble se contredire entre, d’une part, le couple de versets 8-9 (“le maître fit l’éloge de ce gérant malhonnête car il avait agi avec habileté” – eh bien moi, je vous le dis : faites-vous des amis avec l’argent malhonnête”), et, d’autre part, le verset 13 qui conclut la parabole : “ Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent.”

Certains croient résoudre cette contradiction apparente par une pirouette libérale-conservatrice : “Les paraboles sont des allégories spirituelles, elles ne parlent de rien de social ni d’économique…” Argument hétérodoxe et peu surprenant de la part d’un certain milieu, très déférent envers “l’argent” comme disait saint Luc à propos des pharisiens.

Le sujet est néanmoins complexe. C’est un problème de traductions, de l’araméen en grec, puis du grec dans les langues ultérieures. Un article d’exégèse linguistique publié par l’abbé Frédéric Guigain sur le site EECHO (1) aide à comprendre qu’en réalité il n’y a pas de contradiction mais des niveaux successifs de la leçon : niveaux de pédagogie orale en araméen, donc“itinéraire initiatique” que les traductions, littérales, ne pouvaient linguistiquement pas transposer par écrit. D’où la perplexité des prédicateurs et des publics paroissiaux, doublée d’une mise en doute de Luc 16,1-13 par des pédants (XIXe-XXe siècles) dont l’hypercritique ne reposait que sur…  une incompréhension due à l'allégeance excessive au texte grec ! Il faut lire in extenso cet article érudit et très argumenté de Frédéric Guigain, dont voici un aperçu :

 

Le problème des traductions

<<   Tout le nœud de la contradiction réside dans l’usage exclusif que fait le grec de l’expression kurios (dominus dans la Vulgate), là où précisément l’araméen utilise deux expressions bien distinctes [pour “patron” et pour “Seigneur”], sur le fondement desquelles est bâtie toute l’architecture du récitatif et par suite le parcours initiatique d’approfondissement du sens…>>

Ce que raconte la parabole et ce qui est dit par Jésus dans l’explication finale “appartiennent à des plans totalement différents… “Non seulement les jugements contradictoires ne procèdent pas des mêmes personnes, mais encore à la lumière de ceux qui les énoncent ils n’ont pas, et ne peuvent avoir, un contenu identique.”

<< Tant que la transmission du message évangélique était prioritairement véhiculée dans une culture de l’oralité, la traduction grecque ne devait présenter aucune ambiguïté : il suffisait d’insister sur l’article défini [grec : o kurios] avec la voix, pour faire comprendre aux auditeurs si l’expression devait être entendue au sens de "simple patron" ou bien au sens de "Seigneur". Mais, dès que la référence prioritaire à l’oralité a dû se perdre, la traduction grecque n’a pu qu’induire les lecteurs au méli-mélo dont nos traductions liturgiques se font jusqu’à aujourd’hui le fidèle relais dans nos assemblées…  La traduction orale en grec de "Notre Seigneur" par "o kurios" est juste et fidèle à l’expression araméenne, et capable d’en rendre toute l’intensité ; au contraire, la traduction écrite grecque est erronée et conduit nécessairement aux pires contradictions. >>

 

Les enseignements

<< L’intendant est licencié par son patron pour cause de mauvaise gestion des biens qui lui sont confiés, tandis qu’il est loué par le Seigneur pour l’habileté avec laquelle il a su gérer son propre intérêt. Ce faisant, le Seigneur n’en fait pas un juste ; au contraire, il continue à stigmatiser sa malhonnêteté en le nommant “intendant d’injustice” (oikonomos tès adikias). La louange formulée par le Seigneur porte sur l’habileté dont a fait preuve l’intendant dans la gestion de son intérêt personnel (oti fronimôs epoièsén, “pour ce qu’il a agi habilement”), mais non sur la valeur morale du procédé dans le cadre de l’administration des biens d’autrui. Si donc le Seigneur invite les enfants de lumière à méditer sur l’habileté de l’intendant et à prendre modèle sur celle-ci pour leurs affaires, il ne leur signifie néanmoins en aucune façon d’user de malhonnêteté. Le Seigneur tire d’un procédé malhonnête une leçon d’habileté, qu’il propose comme sagesse aux justes dans la gestion de leurs affaires, mais il ne propose pas d’autres affaires aux justes que celles de la justice ! […] Un procédé malhonnête est l’occasion d’une réflexion sur la méthode honnête que doivent suivre les justes pour faire fructifier leur justice… >>

La ruse du malhonnête (licencié par son patron) auprès des débiteurs, par lesquels il espère se faire embaucher : << De quoi vit un gérant ? Des commissions qu’il prend sur le chiffre des ventes. Le stratagème qu’il invente alors, c’est de décompter du prix normal des denrées à la vente les commissions dont habituellement il se remplissait les poches. Par là il réussit à cacher son fait devant des employeurs potentiels, et même à faire bonne figure en offrant les denrées à un prix tel de faire croire à son désintéressement. Quand on sait que ses commissions (en nature) pouvaient s’élever du simple au double (100 pour 50 mesures d’huile), on a de quoi s’émerveiller de sa générosité, et surtout on imagine la légèreté avec laquelle il administrait les biens d’autrui à son propre avantage, [...] donc sans profit possible pour son patron. La parabole proprement dite n’est donc qu’un cumul de roublardises, et cela constitue l’enseignement premier du récitatif. >>

Frédéric Guigain note que la malhonnêteté, en l’occurrence, consiste à « se créer de la richesse en vertu des conditions de l’échange, sans que cela corresponde à de la richesse réelle en vertu du travail ; un tel mode d’enrichissement ne peut durer longtemps ». Leçon applicable au capitalisme d’aujourd’hui : cf. Laudato Si’ et toute la doctrine sociale de l’Eglise…

► <<  Aussi la spéculation n’est-elle pas seulement un mensonge sur la valeur du travail propre : elle est encore une spoliation de la valeur du travail d’autrui : puisque, pour combler la surévaluation de la valeur d’échange par rapport au coût réel de production, il faut cumuler le travail sans proportion avec sa valeur propre, autrement dit s’accaparer son produit réel en dévaluant le travail à l’échange. […] A l’époque de Jésus, il n’y a aucune institution régulatrice qui puisse poursuivre un tel délit (2). Il lui suffit de cacher son fait pour faire peau neuve, et attendre la prochaine occasion....  >>

► Volet social du texte : << La parabole est avant tout un enseignement sur la justice sociale. Le Seigneur en définit ici, comme en négatif, le fondement indispensable : à savoir, que la richesse acquise soit toujours le fruit proportionnel du travail réalisé. En effet, seul le travail est créateur, et lui seul peut former une augmentation réelle de la richesse. En dehors de celui-ci, l’enrichissement ne peut être que l’effet de la dépossession du travail d’autrui. Aussi appartient-il aux États de réguler selon la justice le marché de l’offre et de la demande […] La planification soviétique et le libéralisme à outrance (3) sont les deux écueils extrêmes où vient s’échouer la créativité du travail (soit du côté de la demande - en programmant les besoins -, soit du côté de l’offre - en monopolisant le profit-), et finalement la dignité même de l’homme créé à l’image et ressemblance de Dieu. […]  Une société fondée sur le seul profit est vouée à la ruine et aux plus graves injustices envers les hommes… >>

Volet moral :  << Seul le service par le travail définit la légitimité morale de la propriété, tant au moment de l’acquisition que durant tout le temps de la possession. Une propriété qui (jalousement) n’est pas mise au service du bien commun est un préjudice porté au droit universel d’usage des biens de la création (et de ceux de la civilisation, dont elle est la continuation) ; autrement dit, est un vol fait aux plus pauvres qui, ne possédant pas les moyens de production, n’ont pas d’autre droit par lequel défendre leur subsistance. >>

Ultime degré initiatique de la parabole :  << L’accueil et la réhabilitation de l’intendant malhonnête par les clients de son patron est directement fonction du décompte qu’il a fait de ses commissions. Or, ici gît un grand mystère auquel la parabole doit nous introduire en vertu de la règle analogique, et auquel le Seigneur ne manque pas de se référer à plusieurs reprises durant son ministère public : à savoir, que l’accueil de chacun de nous dans les demeures éternelles est fonction de notre capacité à pardonner, c’est-à-dire précisément à décompter notre dû dans notre relation avec autrui, et particulièrement dans notre relation avec les pécheurs. […] Le jugement de Dieu ne saurait manquer d’être la révélation de notre vérité aussi dans notre relation avec autrui. C’est pourquoi chacun est rendu participant par Dieu au Jugement de tous en fonction de sa capacité à pardonner, c’est-à dire à librement décompter son propre dû. […]  Tel est donc l’autre paradoxe auquel le Seigneur veut nous conduire : ce ne sont pas tant les saints qui nous accueilleront dans les demeures éternelles, que ces pécheurs eux-mêmes à qui nous aurons pardonné, car c’est la miséricorde qui constitue la règle d’échange dans les Cieux. Aussi les enfants de lumière doivent-ils apprendre dans les affaires de justice à être aussi malins que ne le sont les enfants de ce monde dans les affaires d’argent… >>

 

http://www.eecho.fr///wp-content/uploads/2010/05/intendantmalhonnete1.pdf

 

__________ 

(1)  Acronyme pour ‘Enjeux de l’étude du christianisme des origines’.

(2)  Pas seulement “à l’époque de Jésus”…  Frédéric Guigain aurait-il quelque optimisme quant au système actuel ?

(3)  La logique intrinsèque du libéralisme est d’être “à outrance” en éliminant (au nom du “marché”) tout ce qui fait contrepoids à la finance. Sinon ce n’est pas du libéralisme !  Un libéralisme auto-limité n'existe pas et n'a jamais existé, nous en avons partout la preuve sous les yeux en 2019.

 

 

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Commentaires

AUX ANTIPODES DU LIBÉRALISME

> La portée spirituelle de ce texte peut aussi s'expliquer de la façon suivante qui est aux antipodes de la mentalité libérale. Ce que propose le Christ c'est d'utiliser l'argent, mais on pourrait l'étendre à tout ce qui est moralement permis pour favoriser les relations saines avec autrui; c'est à dire: la seule chose qui compte véritablement.
Il s'agit ici en quelque sorte, pourvu que l'on reste dans la moralité, de faire feu de tout bois.
Saint Augustin a laissé un commentaire célèbre de ce texte. Il explique notamment ce passage: "faites vous des amis avec l'argent malhonnête, afin que lorsqu'il vienne à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les demeures éternelles". Son propos est ici de dire que celui qui donne aux pauvres, se fait des amis, en ce sens, que les pauvres qui n'ont rien à lui rendre, prieront pour lui une fois arrivés au Ciel. Cela n'a donc rien à voir avec le libéralisme.
Il y a bien évidemment un écueil à éviter: ne pas dépouiller les pauvres pour aller ensuite donner aux pauvres, de telle façon à obtenir un trésor dans le Ciel. Cela annulerait bien évidemment le tout.
Voici ce qu'il dit à ce propos:
"Il en est qui comprennent mal ce précepte; ils ravissent le bien d'autrui pour en donner quelque partie et s'imaginent obéir ainsi à Jésus-Christ. Voici leur raisonnement : Le bien pris à autrui est un bien d'iniquité; en donner surtout aux saints dans l'indigence, c'est se faire des amis avec ce bien d'iniquité. — Redressez une telle interprétation, ou plutôt effacez-la complètement de votre coeur. Gardez-vous, gardez-vous de comprendre ainsi. Faites l'aumône du juste fruit de vos travaux, donnez de ce que vous possédez légitimement. Prétendez-vous corrompre votre juge, corrompre le Christ et obtenir qu'il ne vous cite pas à son tribunal avec les pauvres que vous dépouillez? Suppose qu'il t'arrive d'abuser de ta force et de ta puissance pour ruiner un homme faible; suppose que cet homme comparaisse avec toi devant un juge quelconque de la terre, devant un homme revêtu de quelque puissance judicaire et qu'il veuille soutenir sa cause contre toi: si pour obtenir une sentence favorable, tu donnais au juge une portion de la dépouille enlevée à ce pauvre, franchement l'estimerais-tu? Il aurait prononcé dans ton intérêt; telle est toutefois la puissance de la justice que tu le mépriserais toi-même. Garde-toi donc de te représenter Dieu sous ces traits, de placer dans le sanctuaire de ton coeur une idole semblable. Ton Dieu n'est pas ce qu'il t'est interdit d'être toi-même."
On peut lire saint Augustin là: https://www.abbaye-tamie.com/archives/la_communaute/la_liturgie/homelies_tamie/archives-homelies-tamie/homelies_2014/sermons-de-saint-augustin/St_augustin_argent
Et le père Cantalamesa, sur le sujet, là: https://fr.zenit.org/articles/il-faut-utiliser-la-ruse-non-pour-s-assurer-un-avenir-sur-terre-mais-au-ciel/
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Écrit par : ND / | 22/09/2019

SUJETS PIÉGÉS

> Très intéressant ! On s'aperçoit de plus en plus que la plupart des "grands sujets de polémique religieuse" reposaient sur des quiproquos et des erreurs de perspective, ou camouflaient des rivalités politiques : l'affaire du 'Filioque' avec les orthodoxes, ou les guerres de religion camouflant les intérêts des princes.
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Écrit par : Philargos Candiotis / | 22/09/2019

LE LIVRE DE PAUL CLAVIER

Le cardinal Lustiger avait osé une interprétation particulière de cette parabole: l'intendant malhonnête essaye de mettre de l'ordre dans ses comptes et retranche les intérêts des prêts qu'il a émis.
Source: Paul Clavier, 'La fourmi n'est pas prêteuse, conversations impertinentes sur l'argent', Salvator 2015 p 84.
L'origine de cette citation de Lustiger est tiré d'une conférence qu'il a faite à Madrid en 1986.
Je recommande vivement ce petit ouvrage qui permet de (re)découvrir de façon amusante que l'Eglise n'a jamais vraiment renoncé à l'interdiction du prêt à intérêt et ne formule aucune complaisance sur le système financier actuel.
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Écrit par : Cyril B / | 22/09/2019

> Et oui on a oublié que le prêt à intérêt reste condamné.
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Écrit par : Ludovic / | 23/09/2019

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