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21/05/2018

"En guerre" : un film splendide

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Un exploit cinématographique, et une vision (acérée mais très humaine) des réalités de l'ère ultralibérale :


 

Le chef d'oeuvre de Stéphane Brizé (produit et interprété par Vincent Lindon) n'a rien eu à Cannes ? C'est logique. Cannes est le pèlerinage annuel du culte de l'Argent et de sa diversion permanente, l'entertainment. Assez surprenante déjà fut la montée des marches entre Brizé et Lindon par une ouvrière soudeuse d'Auch (Gers), la blonde Mélanie Rover !

Car ce film a été tourné presque entièrement avec des acteurs non professionnels pris dans la région. Beaucoup, jouant sous leur propre nom, sont issus du milieu décrit par le film. Dans cette histoire d'une lutte de classes, le patron Borderie est un véritable patron d'usine du Lot-et-Garonne qui s'appelle réellement Jacques Borderie ; les syndicalistes sont (sauf Lindon) de véritables ouvriers syndiqués. Les dialogues n'ont été ni écrits ni appris mais improvisés autour d'une trame générale, d'où leur réalisme vibrant. Le film a été tourné en vingt-trois jours parce que Brézé n'avait pas de quoi financer un tournage plus long, et cette contrainte a encore accentué l'effet de pression et de réalité : "l'énergie du tournage a fait écho à l'énergie du combat que peuvent mener des salariés dans un cas comme celui décrit dans le film", explique Brizé.

Rappelons le sujet : à Agen, l'usine Perrin (sous-traitance automobile) était en difficulté ; les syndicats et le patron avaient signé un accord de survie par lequel les salariés acceptaient de travailler à perte pendant cinq ans. Mais au bout de deux ans, la direction annonce la fermeture de l'usine et le licenciement de ses 1100 ouvriers et cadres. Car Perrin, comme un autre site à Montceau-les-Mines, appartient à un groupe allemand élaguant tout ce qui freine les gains des actionnaires... D'où la révolte des salariés. Les syndicats bloquent l'usine et les stocks. Borderie répond qu'il applique la décision "des Allemands". Commence une épreuve de force rythmée par les flashes de BFM-TV :  réunions stériles avec la direction française de l'usine, puis avec un conseiller de l'Elysée ; invasion du siège du Medef pour exiger une rencontre avec le PDG allemand du groupe Dimke... Et  division progressive entre les syndicalistes : Amédéo le cégétiste (Lindon), qui a trouvé un repreneur validé par l'Elysée, face au syndicat-maison qui n'espère qu'une augmentation des indemnités...

Le sommet dramatique sera la rencontre - finalement obtenue à force d'opiniâtreté - entre les syndicalistes et le glacial PDG allemand avec ses terrifiants bras droit : le directeur administratif et financier, qui conseille aux salariés de "changer de région", et l'avocate du groupe, qui donne un cours d'ultralibéralisme hors-sol pour justifier le refus de céder l'usine à un repreneur.

Après quoi tout explose : pris en haine par ses opposants syndicaux qui l'accusent d'avoir "tout mis dans le mur" et sabordé les indemnités "supra-légales", Amédéo-Lindon vacille, puis prend sa décision : après être passé à la clinique voir son petit-fils nouveau-né, il prend sa voiture, roule jusqu'en Allemagne et fait la seule chose qui pouvait désemparer le groupe Dimke. Le militant a compris l'inhumaine émotivité de l'époque : forcément filmé par le smartphone de quelqu'un, aussitôt diffusé dans le monde entier, son acte est l'arme qui peut nuire à l'image d'une multinationale. Dimke rouvrira les négociations. Les licenciés auront leurs indemnités supra-légales. Amédéo a tout donné pour ses camarades, alors qu'ils le traitaient de "connard qui a fait tout perdre".

Ce film est encore plus fort que les films sociaux de Ken Loach sur l'Angleterre post-thatchérienne. Il ne se contente pas de montrer les conséquences de la guerre de tous contre tous imposée par la globalisation libérale : il donne à voir le fonctionnement mental de la sphère libérale, et l'absence de langage commun entre la caste dominante et ceux qui "n'existent pas", comme dirait Emmanuel Macron. Il montre les pouvoirs publics affichant leur empathie sociale - électoralisme oblige - mais dociles au dogme de la non-intervention dans "le privé". Et il montre leur réelle impuissance face à des groupes refusant par principe la reprise de sites qu'ils préfèrent fermer, sachant bien que ces fermetures plaisent aux actionnaires, mais que le risque de concurrence existe toujours dans l'économie réelle.

J'insiste : Lindon  en Amédéo est admirable.

 

 

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Commentaires

TOUT EST LIÉ

> Mon compagnon m'a emmenée le voir justement hier: j'y ai retrouvé la même réalité tragique que le combat des Arjo Wiggins de Wizernes chez nous, tant sur le plan humain qu'économique, politique et juridique.
Pour avoir participé à leur combat à mon tout petit niveau, les avoir retrouvé régulièrement dans leur cabanon qui garde l'usine depuis deux ans, les avoir accompagné au tribunal, dans les manifs...je ne peux que confirmer que rien n'est exagéré. Tout est juste.
Chez nous aussi il est question de divorces, de suicides, de patrons casseurs, de justice complice, de divisions entre syndicats, d'engueulades mémorables, d'amitié forte à vous en retourner les boyaux... et de combattants héroïques.
Quand, face à l'équipe du PDG allemand qui l'accuse de tout mélanger, le cégétiste sort (je cite de mémoire): "A un moment, tout est lié" forcément pour nous catholiques ça cogne juste.
Nous sommes en guerre, il est temps de nous réveiller.
______

Écrit par : Anne Josnin / | 21/05/2018

LA C.G.T.

> Cégétiste et bouc émissaire… ça s’est déjà vu ! Mais ça ne passera pas par moi. J’ai toujours eu de l’affection pour les manières directes et la franche camaraderie de mes collègues et confrères ou consœurs de la CGT, même si nous ne sommes pas d’accord sur tout (je poursuis actuellement avec le SNJ, dont je suis membre, et en compagnie du SNJ-CGT, un combat judiciaire pour le respect de la propriété intellectuelle – droits d’auteur + droits CFC – des journalistes professionnels).
Une certitude : il n’est jamais bon de cavaler trop en devant des troupes, car on court le risque à un moment donné de se sentir très seul, et c’est la meilleure façon de se faire allumer par celui qui ne vous veut pas que du bien, patron ou « syndicat maison » (j’ai connu ça dans le passé lorsque j’étais président de la Société des journalistes de France-Soir, j’étais alors un jeune con de trentenaire).
Bref, cher Patrice, si d’aventure vous me voyiez cavaler en tête de manif, samedi 26 mai à Paris, ne pensez pas que ce soit par manque de discernement ou de solidarité avec cégétistes et insoumis, ce sera tout simplement pour juger de l’humeur d’éventuels black blocs et autres flics experts en provoc, et en tirer quelques photos.
Sur ce, je file voir « En guerre » !
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Écrit par : Denis / | 21/05/2018

> Merci, nous irons voir ce film en famille.
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Écrit par : Bernadette / | 21/05/2018

à MD

> Merci ! c'est fait.
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Écrit par : à Maxime D. / | 21/05/2018

STRUCTURE DE PÉCHÉ

> Après avoir lu cette note (j'irai voir le film c'est clair ! ), je suis tombé un peu par hasard sur cet article d'Yves Meaudre, écrit après les présidentielles :
http://www.magistro.fr/index.php/template/lorem-ipsum/au-dela/itemlist/user/78-meaudreyves

Il est clair que les conflits sociaux iront croissant, mais les maux dont souffre notre société sont trop profonds pour que, sans travail de fond, à la structure de péché dans laquelle nous hommes englués ne succèdent pas d'autres autres structures de péché, bien pires que l'initiale...
Il faut labourer, semer, sachant que l'on ne récoltera pas. Je cite :

"Il faut encourager les économies de proximité, relancer toute une jeunesse à l’artisanat seul lieu fort d’apprentissage du vrai labeur qui anoblit l’homme, les effectifs fondent dangereusement ; il faut surtout instruire, instruire et encore instruire. Il faut fédérer tous ces mouvements, encourager les jeunes élites à abandonner la City ou Wall street pour mettre leur intelligence et leur volonté à former la jeunesse, à fonder dans les provinces des entreprises pour fixer les populations, à enseigner. Refaire des communautés."

"Il faut offrir aux jeunes générations ce que leurs anciens leur ont refusé, un amour concret, fondé et argumenté de leur culture."

On trouvait les mêmes voeux, dans les dernières notes du P. Bonnet...

ps 1 - c'est la première fois que je lis des propos aussi tranchés, dans la "cathosphère", sur ce que sont fondamentalement à la fois M. Macron et le régime que ce dernier est en train de mettre en place.

ps 2 - j'ai bien aimé le "En paraphrasant Mirabeau qui citait lui-même Tacite … les chrétiens s’attrapent comme les lapins, ils se prennent par les oreilles."
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Écrit par : Feld / | 21/05/2018

IRRÉDUCTIBLES ?

> ça ne vous rappelle rien ?
'Mille milliards de dollars', film d'Henri Verneuil, 1981 .
À la fin du film, l'excellent Patrick Dewaere écrit l'article suivant, pour lequel il a risqué sa vie :
"Je suis un rescapé de la plus impitoyable des guerres, la guerre économique, où les généraux sont en costumes rayés de bonne coupe et leur arme un attaché-case de bon goût.
Derrière trois initiales discrètes se cache la plus gigantesque machine à broyer les frontières, les états, les intérêts collectifs, dans le seul but de produire plus, créer sans cesse des marchés, et « vendre ». Je me suis cogné la tête contre ce défi lancé au monde. Si le dynamisme et la mondialisation des affaires est dans la nature des choses, il est difficilement supportable qu’il s’exerce au profit de 30 firmes dans le monde. C’est aux états et à leurs gouvernements qu’il appartient de les contrôler, les prévoir, les définir et les dominer.
Devant l’absence de cette politique ou le manque de volonté, ces empires économiques nous regardent dans la légalité et du haut de leur gigantisme, ils nous regardent avec nos petits drapeaux, nos frontières, nos grosses bombes, nos patriotismes, nos idéologies, nos querelles et nos folklores, tandis qu’apparaît en bas de leur bilan annuel : mille milliards de dollars."
Il y a dans l'âme française, malgré tout, quelque chose d'irréductible à l'argent.
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Écrit par : Frédéric Ripoll / | 22/05/2018

J'Y VAIS

> Splendide, je m'en doutais et j'avais déjà aimé le précédent, mais là je cours voir celui-là.
Merci de votre note.
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Écrit par : Stanislas Kotska / | 22/05/2018

> Et celui-ci promet d'être détonnant aussi :

https://www.la-croix.com/Culture/Cinema/Wim-Wenders-pape-force-parole-2018-05-13-1200938587?from_univers=lacroix
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Écrit par : Alex / | 22/05/2018

CORPOREL

> Je viens de voir 'En guerre'. Je suis frappé par la présence corporelle intense de tous les personnages, qui en redeviennent des personnes au fil du film (jouant sous leur vrai nom). Le cadrage rapproché montre avant tout les différences physiques criantes entre les ouvriers, les 'petites gens', et les 'messieurs' et 'dames', les possédants, les patrons, les politiques.
Ces derniers sont en re-présentation permanente, de belle allure médiatique.
Les ouvriers sont présents, entiers.
Au coeur du film, l'affirmation nette (par les patrons) que "le Marché" a un "visage", que c'est lui dicte les "règles" du "monde réel". Bref, même le grand PDG prétend n'être qu'un subordonné d'un système qu'il ne veut ni n'imagine pouvoir contrôler. Aucun autre monde n'est possible.
Cet absent sans visage, qui est la mondialisation libérale, détruit les personnes, leur esprit et leur corps. La guerre économique fait des victimes par millions, mais cela n'apparaît pas directement : chômage, divorces, dépressions, etc.
Seule la mort brutale rappelle que c'est une vraie guerre, et que le système n'a cure des personnes, des visages, des vies réelles des gens, de leur enracinement dans un territoire, dans des familles. D'où le logo souvent utilisé sur ce blog : https://www.qwant.com/?q=Capitalism%20kills%20logo&t=images&o=0:a896e25b8f5147822abbb59330433f1b
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Écrit par : Alex / | 17/06/2018

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