15/04/2018
Christianisme : la voix de toutes les fragilités
Le Dénombrement de Bethléem : pour Marc Leboucher (Le souffle et le roseau, éd. Salvator), cette oeuvre de Bruegel le Jeune montre que l'histoire de Jésus - Fils éternel incarné dans la chair et le temps - commence "perdue dans la masse des hommes". À méditer, alors que certains imaginent un catholicisme arrogant :
Deux pauvres dans la foule : Joseph et Marie près d'enfanter
Plus on repense à la rencontre du 9 avril aux Bernardins, plus la contradiction éclate entre l'intention de l'Eglise ce soir-là (donner la parole aux blessés et aux humiliés) et certains triomphalismes du lendemain : "enfin nous revoici dans la faveur du Prince..."
Gardons-nous du "péché d'orgueil collectif" et d'une façon "trop sûre d'elle-même" de nous penser membres de l'unam sanctam, écrit Marc Leboucher dans les dernières pages de son livre [*]. Le mot "fragilité" ne fait pas bon ménage avec l'idée que l'Occidental se fait des religions : de fait, certaines cultivent l'idole d'un Dieu au nom duquel on pourrait brandir des idéologies de puissance terrestre et d'affirmation de soi... Ce "Dieu pervers" n'est qu'un prétexte, et les chrétiens croyants ne peuvent qu'être "athées militants" envers lui, écrit Marc Leboucher dans ce livre riche en perspectives. Car l'idée de fragilité fait partie de la foi chrétienne : "Dans le concert des religions du monde, la note originale du christianisme n'est-elle pas de proposer un Dieu dont la puissance se déploie dans la fragilité ? N'est-ce pas le sens profond de ce que les théologiens ont appelé le dogme de l'Incarnation ?"
Voilà pourquoi, souligne l'auteur, la foi chrétienne a été "perçue comme folie" par les contemporains de Jésus. Et c'est à nouveau le cas en Europe, après la parenthèse d'un âge où cette foi fut perçue (sauf par les saints) comme le prétexte d'un conformisme social institué ; prétexte envers lequel on prit d'ailleurs beaucoup de libertés - quitte à contredire en actes l'Evangile que l'on saluait en paroles... D'où l'image néfaste qui engendra un athéisme de masse, et qui, aujourd'hui encore (aggravée de circonstances plus récentes), fait obstacle à la nouvelle évangélisation du continent.
Le biotope de tout apostolat chrétien est l'évangile de Noël où éclate l'opposition entre "la grandeur impériale ('recenser toute la terre') et la fragilité d'un nouveau-né, pourtant Dieu fait homme", écrit Marc Leboucher. Néanmoins, ajouterai-je, certains aujourd'hui semblent impatients de fréquenter à nouveau la grandeur politique - quitte à oublier les fragilités... On les trouve aussi bien chez les innovateurs que chez les passéistes, parce que ce sont les produits de notre société qui formate même ceux qui croient s'opposer à elle.
Marc Leboucher diagnostique ainsi nos multiples tentations : une "volonté de domination sur le réel jamais connue jusque là" ; une philosophie d'hypermarché, réduite à "fournir des recettes de bonheur et de joie à l'intention de l'homme moderne déprimé" ; un prurit identitaire (polymorphe) parce que l'individu d'aujourd'hui "veut pouvoir se réaffirmer lui-même, se sentir plus fort et dépasser une certaine solitude" ; le mirage d'une solution autoritaire censée "me protéger contre les dangers extérieurs" (et me libérer du fardeau d'essayer de comprendre un monde inédit)...
J'aurais tendance à voir dans ces tentations - multiples mais toutes issues de la dissociété contemporaine - une sorte de résurgence de la pensée magique, protéiforme par essence. Du vertige de pouvoir absolu sur la nature (souvenons-nous des "sciences occultes" de la Renaissance) au fantasme de l'origine ethnique, il s'agit toujours d'une pathologie liée au recul de la foi chrétienne.
Pourquoi cette foi recule-t-elle en Europe ? Les causes en sont nombreuses et pour la plupart sociologiques. Mais l'une d'elles concerne les croyants eux-mêmes : ou plus exactement leur attitude, et c'est la seule de ces causes sur laquelle nous puissions agir. "«Vous n'êtes pas là pour apprendre des choses, mais pour apprendre à connaître Quelqu'un !», nous disait un vieux prêtre marqué par Vatican II au seuil d'une année de catéchisme", écrit Marc Leboucher. Il précise : "C'était il y a cinquante ans..." Depuis cinquante ans, beaucoup de catholiques d'Europe ont marché dans le sens de Vatican II et nous leur devons plus que nous n'imaginons ; mais d'autres sont tombés dans l'erreur de faire comme si le catholicisme résidait dans des choses (à "conserver" ou à "changer") et non en Quelqu'un. Or la foi n'existe que dans le bouleversement de la rencontre avec ce Quelqu'un. Si cette rencontre et ce bouleversement semblaient ne plus être la priorité aux yeux de gens qui pourtant se présentaient comme "les croyants" - voire "le dernier carré des croyants" -, il n'est pas étrange que la masse des cathophiles indécis ait fondu.
Jésus, sans qui rien ne tient, dit dans l'évangile : "Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me connaît et que je connais le Père" (Jean 10, 11-18). Ce dont Hans Urs von Balthasar déduit : "La connaissance entre le Père et le Fils ne fait qu'un avec leur parfait abandon réciproque ; et dès lors, la connaissance entre Jésus et les siens ne fait aussi qu'un avec le parfait abandon de Jésus aux siens et pour eux. Ce qui inclut l'unité, chez le chrétien, de la connaissance et de l'abandon de sa vie à son Seigneur."
Du livre de Marc Leboucher, l'aperçu que je donne ici est très fragmentaire tant ce livre est multiple en inspirations, en exemples vécus et en histoires qui résonnent comme des paraboles. C'est un hymne à toutes les fragilités, qui sont l'autre nom de la vie terrestre. Ainsi son témoignage apporte chair et sang à l'idée de Balthasar : Leboucher montre de façon très vivante, sous vingt angles variés et complémentaires, à quel point une renaissance de la foi dépend de la simplicité avec laquelle nous reviendrons à la personne du Christ, seul pasteur de nos fragilités. Et donc, comme le dit le pape, à "l'odeur du troupeau".
__________
[*] paru chez Salvator à l'automne dernier.
19:34 Publié dans Témoignage évangélique | Lien permanent