14/04/2018
Syrie : la France aurait "tout à gagner à la lucidité"
Les "frappes" de cette nuit sont politiquement aveugles. Paris ferait une faute tragique en s'engrenant dans une coalition US : c'est ce que souligne (FigaroVox 11/04) Caroline Galacteros, colonel de réserve et présidente du think-tank GeoPragma... Extraits :
<< ...Il faudrait agir vite, se montrer ferme, intraitable, juste! Il s'agirait là d'un «devoir moral» ! [...] Le discours moralisateur sur la sauvegarde des civils innocents, pourtant inaudible après sept ans de guerre et de déstabilisation de la Syrie, est toujours le même. [...]
Mais agir contre qui ? Qui faut-il punir ? Le régime de «l'animal Assad», comme l'a appelé Trump ? L'Iran ? La Russie ? Vraiment ? Et si ce trio noir que l'on désigne exclusivement depuis des mois à la vindicte populaire internationale n'était qu'un leurre, proposé à notre indignation sélective pour ne pas réfléchir à nos propres incohérences ?
Personne ne se demande pourquoi cette nouvelle attaque chimique arrive maintenant, au moment même où la Ghouta orientale repasse sous contrôle gouvernemental syrien et parachève sa reconquête territoriale, face à des groupuscules rebelles rivaux globalement en déroute et plus que jamais prêts à se vendre au plus offrant pour survivre et espérer compter ? Personne ne s'autorise à douter un instant, quand le ministre russe des Affaires étrangères rapporte que les observateurs du Croissant rouge syrien envoyés sur place n'ont rien vu ressemblant à une attaque ? [...] À qui profite le crime ? [...] Quel serait l'intérêt de la Russie de laisser perpétrer une telle attaque ? [...]
...Il est permis de décrire à partir de cette dernière séquence syrienne un contexte stratégique global infiniment préoccupant pour l'Europe, et singulièrement pour la France, qui risque de prendre les avant-postes d'une guerre qui n'est pas la sienne, dont elle fera les frais et qui neutralisera durablement l'ambition présidentielle affirmée de prendre le leadership politique et moral de l'Union européenne...
La ficelle est si grosse et la pelote si bien déroulée depuis des mois qu'on ne la voit plus en effet. On punit la Russie. On la punit d'être la Russie, déjà, et d'avoir réussi son retour sur la scène mondiale. On la punit de vouloir la paix en Syrie et de chercher à la mettre en musique politiquement à Astana ou à Sotchi. [...]
Et puis derrière Moscou, on vise évidemment Téhéran, dont [l'Arabie saoudite] ne peut tolérer l'émergence régionale, tant le niveau sociétal, culturel, technologique et commercial de ce pays lui fait de l'ombre bien au-delà de la seule crainte d'un (dés)équilibre stratégique modifié par sa nucléarisation ultime.
Bref, nous sommes en train de tomber dans un vaste piège qui se joue sur plusieurs fronts, et de nous ruer, en croyant ainsi exister, sur le premier os qu'on nous jette. De ce point de vue, l'affaire Skripal pourrait bien n'avoir été que le hors-d'œuvre de la séquence actuelle. Elle a posé le premier étage d'une repolarisation politique et sécuritaire de l'Europe autour de Londres, et surtout sous la bannière de l'OTAN. Car c'est là l'ultime manœuvre: remettre au garde-à-vous les Européens qui, depuis l'arrivée de Donald Trump et le Brexit, s'étaient pris à rêver d'une autonomie européenne en matière de politique et de défense… [...] Secrétaire américain à la défense, le général Mattis a d'ailleurs été très clair : les Européens doivent en effet consacrer 2 % de leur PIB à la défense, mais pour acheter des armes américaines et demeurer dans l'orbite otanienne évidemment, l'Alliance constituant le cadre naturel et nécessaire de la défense de l'Europe. Fermez le ban! Nous sommes donc en train d'être clairement repris en main par l'OTAN, mais on ne s'en rend pas compte car on nous vend la nécessité d'une solidarité sans failles, donc manichéenne, face à une «offensive russe» pour diviser l'Europe (comme si nous n'étions pas assez grands pour nous diviser nous-mêmes) et dominer le Levant. C'était probablement l'objet de l'affaire Skripal comme de la présente montée au front sur la Syrie.
La volte-face aujourd'hui même d'Angela Merkel sur le projet Northstream-2 ne fait qu'amplifier cette polarisation. Moscou est poussé à se crisper donc à s'isoler par tous les moyens. Par les sanctions, par les vrais faux empoisonnements d'espions en plein Londres et jusqu'à cette décision allemande qui ne peut que durcir la position russe en Syrie et assurer la montée des tensions, le Kremlin n'ayant plus d'autre alternative que de jouer le tracé Qatari qui passe par la Syrie… Redoutable manœuvre anglo-américaine donc, à laquelle Paris et Berlin semblent ne voir que du feu. [...] Washington, dans le vaste mouvement de repolarisation du monde, entend en tout état de cause demeurer le môle principal d'arrimage d'un Occident qui doute face à une Chine qui structure à son rythme et via un affrontement de basse intensité mais tous azimuts, un véritable «contre-monde». L'Amérique, fébrile, joue son va-tout pour renverser la vapeur d'un ordre international qu'elle ne contrôle plus mais qu'elle veut encore dominer coûte que coûte. Elle veut l'affrontement pour réinstaller sa préséance face à Moscou, Téhéran et Pékin, cible ultime de l'intimidation. C'est là pourtant un combat profondément à contresens de l'évolution du monde. Affligés du syndrome postmoderne de la vue basse et celui de l'hybris technologique, nous oublions que la vie est longue.
Au-delà, cette affaire, comme d'innombrables autres, met en évidence une évolution dangereuse: la substitution à la réalité non d'une image déformée, mais carrément d'une autre réalité et le retour de la tentation de la guerre préventive préemptive, qui évite d'enquêter. La question est vraiment très grave pour l'essence même de la politique internationale. Préfère-t-on l'image au réel, les fake news à l'analyse, le sensationnalisme à la rigueur ?
Alors que voulons-nous ? Ce sera bientôt clair : si nous voulons sauver la Syrie, il nous faut surtout ne pas nous joindre à une coalition qui agira hors de tout mandat de l'ONU et qui portera le poids d'une guerre dont le peuple syrien [...] sera la victime immédiate. La grande question est donc: mais que vient faire Paris dans cette galère ? On se trompe comme souvent d'ennemi, d'allié, de posture, de tout en somme.
Et si l'on essayait l'audace, le courage et la singularité ? Notre siège au Conseil de Sécurité, que guigne l'Allemagne de plus en plus ouvertement, en serait relégitimé. Nous posons-nous seulement la question de notre intérêt national (qui ne se réduit pas à des contrats d'armement) et des raisons pour lesquelles on nous sert ainsi l'injonction d'un alignement sur le thème du Bien contre le Mal et de la guerre préventive ?
...Si nous voulons compter de nouveau, nous devons regarder la réalité dans les yeux et admettre que «nous avons eu tout faux» depuis 2011. Il n'est jamais trop tard et notre président peut encore choisir de compter véritablement au regard de l'Histoire et dans le cœur des peuples. Une guerre contre l'Iran et la Russie n'est pas la nôtre. Elle ne correspond nullement aux intérêts stratégiques français, ni à ceux de l'Europe. Nous avons déjà si naïvement collé aux Britanniques qui veulent quitter l'Union, sans preuve et par principe, dans l'affaire Skripal. Pourquoi cette fuite en avant ?
Dans ce nouveau grand jeu, la France a encore l'opportunité inespérée de compter plus que son poids démographique ou même économique ne le lui permet, en affirmant une singularité et une cohérence. Plus que jamais le réalisme, aux antipodes du cynisme, doit être le bouclier et la lance de notre nouvelle posture internationale. Il nous rapproche non d'une justice abstraite mais de l'équité et de la clairvoyance. La France n'a pas le droit et aucun intérêt à être malhonnête dans son interprétation des faits. Elle a tout à gagner à la lucidité et elle doit d'urgence montrer au monde comme aux peuples et pouvoirs du Moyen-Orient qu'on ne l'égare ni ne la soumet si facilement. >>
12:37 Publié dans Idées, Proche-Orient, Russie, Syrie | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
LE DRIAN
> C'était prévisible dès la formation du gouvernement : au Quai d'Orsay l'atlantiste Le Drian, fantôme de l'ère Hollande.
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Écrit par : B. Le Diberder / | 14/04/2018
MALBRUNOT
> Suivant les tweets & re-tweets de M. Georges Malbrunot, il y a lieu, comme lui, de s'étonner que les frappes "ignorent" l'aéroport de Mezzeh et la base de Doumair: Quant au centre de Barzah, si soupçonné, voire si incriminé, aucune protection n'est nécessaire pour y pénétrer, pour la raison qu'il ne contient rien qui s'apparente à une arme chimique, selon Alsura, re-tweeté par M. Malbrunot...
https://twitter.com/malbrunot
Rafraîchissez-moi la mémoire, à quels motifs étions-nous intervenus en Irak et en Libye ?
Aventin
[ PP à Aventin - Se souvenant pour une fois qu'il avait été gaulliste dans une vie antérieure, Jacques Chirac (et c'est tout ce qui restera de lui) nous avait épargné d'intervenir en Irak.
En Libye, au contraire, Sarkozy - qui n'a jamais été gaulliste une minute - a brandi un motif aussi peu étayé que ceux du groupe Bush pour l'Irak... et que ceux des duettistes Trump & Macron pour la Syrie. ]
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Écrit par : Aventin / | 14/04/2018
COMMENT
> Comment peut-on bombarder des stocks d'armes chimiques ou des usines de fabrication d'armes chimiques sans qu'il se produise des nuages toxiques ensuite ?
B.H.
[ PP à BH - Mais si, tout est possible, puisque - d'après nos experts - l'armée syrienne est censée avoir lancé du gaz sur "un immeuble" (un seul) sans que ce gaz, pourtant volatil par nature, se répande dans le reste du quartier... Ce doit être une vieille technologie soviétique : comme celle du nuage de Tchernobyl qui s'était "arrêté à la frontière française". ]
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Écrit par : B.H. / | 14/04/2018
> Non, ça n'empêchera pas Macron d'être "deputy leader" de l'UE, bien au contraire vu la nature de ladite UE.
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Écrit par : Pierre Huet / | 14/04/2018
SAPIR
> Les paroles de Caroline Galactéros étaient de sagesse. Coomme de multiples voix qui se font entendre, perdues dans le brouhaha médiatique.
Mais Zupiter n'en tient nul compte. Il poursuit imperturbable son chemin, sanglé dans une sorte de rigidité mentale qui lui fait négliger tout ce qui pourrait le faire renoncer à l'une quelconque de ses décisions. Quel qu'en soit le prix pour... autrui (l'équilibre géo-politique au Moyen-Orient, en l'occurrence).
Il vient donc de goûter à l'ivresse mâle de la puissance que confère le commandement des armées sur le champ de bataille. Ivresse renforcée par la transgression des règles internationales qui imposent de se conformer aux décisions du Conseil de Sécurité.
Macron aurait cependant tort de se prendre pour Alexandre ou pour Bonaparte. Il n'a même pas fait son service militaire et il n'est, dans le fond, qu'un technocrate prétentieux et aventuriste qui ne connaît rien à la stratégie des armes. Pas plus, d'ailleurs, qu'à la diplomatie dans la grande tradition française !...
Pour avoir rejoint les deux autres Pieds-nickelés dans cette entreprise, Macron ne se différencie des voyous et délinquants de banlieue que par l'échelle de sa transgression de la loi commune...
Dans cette veine, on peut lire le billet sans concession de Sapir : https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-stupidite-et-irresponsabilite-par-jacques-sapir/
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Écrit par : Réginald de Coucy / | 15/04/2018
LEUR BLOCUS
> tiens au fait...
Quand les USA qui se disent indignés de bombardements supposés au gaz sur des populations civiles, trouvaient "justifié" de tenir un blocus sur l'Irak
qui a tué 500 000 enfants irakiens
https://www.youtube.com/watch?v=lbLCY4iHDRE
"oui ça valait le coup"
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Écrit par : eric levavasseur / | 03/05/2018
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