23/10/2016
Le pharisien, le publicain et les contresens
Pas de parabole plus connue ni plus souvent interprétée de travers, souligne le théologien Hans Urs von Balthasar :
Luc 18, 9-14 :
<< Jésus dit encore, à l'adresse de certains qui se flattaient d'être des justes et n’avaient que mépris pour les autres, la parabole que voici. Deux hommes montèrent au Temple pour prier ; l’un était pharisien et l’autre publicain. Le pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : ‘Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers.’ Le publicain, se tenant à distance, n'osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : ‘Mon Dieu, aie pitié, du pécheur que je suis !’ je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l'autre non. Car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. >>
Toute communauté de croyants est susceptible de dériver dans le travers des pharisiens du premier siècle : "se donner pour justes devant les hommes" (Luc 18, 14-15). Mais les pharisiens en sont un exemple archétypal. Leur nom hébreu lui-même - perouschîm, "les Séparés" - dit leur intention spirituelle qui est d'établir une frontière entre les Observants et le vulgaire : les "pécheurs depuis leur naissance" (Jean 9, 34) ; pécheurs parce qu'ils ignorent non seulement la lettre de la Thora, mais toutes les surenchères dont les pharisiens l'ont environnée pour la sécuriser. La spiritualité pharisienne consiste non seulement à appliquer la Thora (ce que doit faire tout juif pieux), mais à pratiquer dans les foyers familiaux les exigences de pureté autrefois réservées au clergé du Temple : surenchère que personne ne demandait à ces militants laïcs, mais qui faisait d'eux - à leurs propres yeux - les Gardiens d'Israël. [*]
A l'opposé, Jésus place un publicain. Evitons le contresens véhiculé par exemple par l'illustration ci-dessus : en fait, le publicain doit être plus riche que le pharisien, qui n'est souvent qu'un artisan. Collecteurs d'impôts selon le système antique (en se payant sur le contribuable), et cela au service des Romains, les publicains sont deux fois une souillure aux yeux des pharisiens nationaux-religieux : parce qu'ils opposent à l'impôt du Temple un autre impôt, ce qui est un sacrilège en Israël ; et parce qu'ils le font au profit de l'occupant païen. Un publicain ne devrait même pas avoir accès au Temple, dont le système de sacralité repose sur une stricte séparation entre le pur et l'impur... La prière du pharisien paraît simplement logique à l'auditeur de Jésus.
Mais l'auditeur doit s'étonner que Jésus condamne cette prière. Il doit même trouver dangereux que Jésus la qualifie d'auto-élévation humaine, alors que les pharisiens - gardiens de l'identité d'Israël - se présentent comme chargés de mission divine, seuls garants de la fidélité puisque le clergé leur paraît suspect. (D'où l'étrangeté de l'alliance finale des pharisiens et du clergé pour tramer la mort de Jésus, en Jean 11,47 : basculement criminel d'identitaires qui ont perdu le sens des Ecritures à force de renchérir sur elles).
La vraie différence entre le publicain et le pharisien est leur disposition d'âme. Leçon pour tous les temps, souligne Hans Urs von Balthasar :
<< Au fond le pharisien ne prie pas du tout Dieu, mais fait devant ses propres yeux un étalage de ses vertus, dont il pense que, si lui-même les voit, Dieu surtout les verra, les remarquera, les admirera. Et il le fait en se distinguant résolument des "autres hommes" dont aucun n'a atteint le degré de la perfection. Il suit la voie du "se trouver soi-même", qui est exactement celle de la "perte de Dieu"... A l'inverse, le publicain ne trouve en lui-même que péché : un vide de Dieu qui, dans sa prière de supplication ("prends pitié de moi"), devient un vide pour Dieu. Quiconque prend pour but ultime sa propre perfection, ne trouvera jamais Dieu ; mais qui a l'humilité de laisser la perfection de Dieu devenir agissante dans son propre vide - non passivement, mais en travaillant avec le talent qu'il a reçu - sera aux yeux de Dieu un "justifié". >>
Travailler "avec le talent [que nous avons] reçu" ne nous acquiert pas de mérites : ce serait une illusion de pharisien et il y a des façons sacrilèges de "faire le catho". Nous devons mettre les talents (reçus) à la disposition du Seigneur, quitte à Le laisser nous mener où nous n'aurions pas voulu aller. Notre prière ne vaut que si elle ne se sépare pas du "reste des hommes" : "La prière du juste est indissociable du sort de ses frères... 'La prière du pauvre traverse les nuées' (Ben Sira 35, 20-22). Elle est un chemin d'humilité, de confiance et de pardon qui associe frères et soeurs pour que tous bénéficient de la miséricorde de Dieu." [**]
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[*] Depuis une trentaine d'années s'est répandue (dans des milieux chrétiens occidentaux) la mode de réhabiliter les pharisiens : voire de prétendre que Jésus en faisait partie, supposition incompatible avec le texte des évangiles.
[**] Parole et prière, 23 octobre.
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