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28/08/2016

'Le Cercle' : [4] désert spirituel de la postmodernité

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Le remarquable roman de Dave Eggers n'a qu'un peu d'avance sur la désertification spirituelle occidentale :


 

 

Le Cercle est un thriller efficace. Très visuel, très réaliste, il montre des êtres captivés et aliénés : le Réseau transmute leurs instincts dans son engrenage d'exhibitionnisme enthousiaste. D'où les quasi-reportages impressionnants qui jalonnent l'action, vraies scènes d'anthologie : par exemple les séances de "présentations" (mélange de directives et de dynamique de groupe)  dans le grand auditorium du campus. Eggers décrit en expert le vertige des social networks : une addiction centrifuge, hypnotique, vampirisant la vie privée quotidienne. Le suspense qui croît au fil du récit est beaucoup plus insolite que celui du roman 1984, mais il aboutit au même type de dénouement - avec plus de finesse psychologique que chez Orwell... 

Ce très bon roman n'est donc pas une allégorie. Mais il offre un message radical. On voit le mirage de la "transparence" déshumaniser ceux dont il s'empare. Quant au joyeux chantage aux bons sentiments exercé par les managers sur les salariés, il ferait penser au mot de Chesterton (Orthodoxy, 1908) sur le monde "plein d'anciennes vertus chrétiennes devenues folles" : si ce n'est que les managers du Cercle ne sont pas des fous ! Ce sont des prédateurs, des totalitaires en version postmoderne : arrière-plan financier sous décontraction californienne (sweat à capuche, sourire étincelant). Leur slogan ("partager c'est aimer") masque l'ambition de marchandiser la totalité des contacts humains en les virtualisant... Processus satanique de désincarnation, explicite aux dernières lignes du roman, quand Mae vient à la clinique voir Annie qui a craqué et gît dans le coma : "Mae tendit la main pour toucher le front de son amie, émerveillée par la distance que la chair créait entre elles. Que se passait-il dans cette tête ? C'était vraiment exaspérant de ne pas savoir, pensa-t-elle. C'était une offense, envers elle et envers le monde. Cela les privait de quelque chose... Elle alerterait Stenton et Bailey, le Gang des Quarante, dès que possible. Il fallait qu'ils parlent d'Annie et de ses pensées. Pourquoi n'auraient-ils pas le droit de les connaître ? L'humanité le méritait largement, et il ne fallait pas la faire attendre plus longtemps."

Les managers du Cercle n'hésitent pas à annexer la vertu d'humilité. Pastichant le vocabulaire chrétien, ils martèlent que l'orgueil, aujourd'hui, consisterait à refuser de s'exhiber et de s'immiscer dans la vie d'autrui. Rappelons donc la suite de la phrase de Chesterton dans Orthodoxy  :

<< Ce dont nous souffrons aujourd’hui, c’est d’un déplacement vicieux de l’humilité. La modestie a cessé tout rapport avec l’ambition pour entrer en contact intime avec la conviction, ce qui n’aurait jamais du se produire. Un homme peut douter de lui-même, mais non de la vérité, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, ce qu’un homme affirme, c’est exactement ce qu’il ne doit pas affirmer, c’est-à-dire lui-même ! Ce dont il doute est précisément ce dont il ne doit pas douter : la Raison Divine. (…) Le nouveau sceptique est si humble qu’il doute de pouvoir apprendre. Ainsi nous aurions tort de nous presser de dire qu’il n’y a pas d’humilité propre à notre époque. La vérité est qu’il en existe une, très réelle, mais pratiquement plus morbide que les farouches humiliations de l’ascète. L’ancienne humilité était un aiguillon qui empêchait l’homme de s’arrêter et non pas un clou dans la chaussure qui l’empêche d’avancer, car l’ancienne humilité faisait qu’un homme doutait de son effort et cela le poussait à travailler avec encore plus d’ardeur. Mais la nouvelle humilité fait que l’homme doute de son but, ce qui l’arrête tout à fait... >> [2]

Le diagnostic chestertonien est applicable au Cercle, dont l'inquisition joviale en faveur du partage et de la transparence est un "déplacement vicieux de l'humilité" : vicieux puisqu'au service de Mammon.

Et le pseudo-partage universel postule un relativisme sans précédent : tout acte humain (bon ou mauvais, public ou intime) devient marchandise visuelle. Avoir "l'humilité" de se transformer en carburant du spectacle  - et assigner ça comme but à l'espèce humaine - n'est pourtant pas faire avancer l'humanité : c'est "l'arrêter" sur le chemin de sa vocation, selon la prophétie de Chesterton.

Une fois refermées les cinq cents pages de ce roman, on est frappé d'y retrouver - puissance 10 -  l'asphyxie spirituelle qui caractérise déjà le mercantilisme de l'Occident. L'atmosphère au campus du Cercle est déjà notre atmosphère. Toute transcendance est bannie de la société annoncée par Eggers, mais n'est-ce pas déjà le cas aujourd'hui ? Le spirituel remplacé par le virtuel [**], donc rabattu sur l'horizontal... L'intériorité remplacée par son contraire : l'affichage permanent...  Ceux dont l'horizon se limite à ça, perdent l'accès à leur âme. C'est le sujet implicite de ce livre. Le Cercle est bien un roman majeur.

 

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[*]  La formule "vertus chrétiennes devenues folles" a deux lectures possibles : 1. celle de son auteur, Chesterton, selon laquelle ces vertus deviennent folles quand on les sépare du salut en Jésus-Christ qui est leur raison d'être ; 2. la lecture des "catholiques non chrétiens" genre Maffesoli-Zemmour-Ménard : selon eux, le christianisme est une démence quand on le prive du contrepoids "païen" que constituait - disent-ils - l'Eglise romaine d'antan. D'où la sympathie de ces cathophiles athées envers l'intégrisme (musée Grévin du catholicisme), et leur hostilité envers l'Eglise vivante. Notamment leur bergogliophobie.

[**]  Le "remplacement du spirituel par le virtuel" m'était annoncé avec enthousiasme, il y a vingt ans, par un jeune industriel du software.

 
 

Commentaires

PAS FOUS ?

> A en lire cette longue critique, voilà un livre qui paraît intéressant.
"Les managers du Cercle ne sont pas des fous", écrivez-vous : ce n'est pas sûr. Il me revient la célèbre citation de Chesterton (dans 'Orthodoxy', aussi) : " Le fou n'est pas celui qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison." Ou comment, d'une manière rationnelle, réfléchie et organisée, partir de fondements faux, faussés ou mauvais, pour servir des buts fous.
A propos des "vertus chrétiennes devenues folles" et pour aller dans le sens de la lecture n°1, il me vient une autre citation, cette fois de Flannery O'Connor, dans "Mystère et manières" :
"En l’absence désormais de cette foi, nous gouvernons par la tendresse. C’est une tendresse qui, depuis longtemps séparée de la personne du Christ, est enrobée de théorie. Quand la tendresse est détachée de la source de la tendresse, sa conséquence logique est la terreur. Cela finit dans les camps de travail et la fumée des chambres à gaz."
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Écrit par : Sven Laval / | 28/08/2016

À CÔTÉ

> Transparence, vous avez dit transparence… Le roi Salomon nous avait prévenu. Proverbes 25:2 : « La gloire de Dieu, c’est de voiler ; la gloire des rois, c’est de scruter. »
Par ailleurs, quand je parle de paranoïa à propos de cette œuvre romanesque (cf. votre note n°3 sur "Le Cercle"), cela concerne au premier chef tous ceux qui se font complices de la Machine, à commencer par ses concepteurs : le paranoïaque (littéralement : "celui qui raisonne à côté"), c’est celui qui échafaude ce que vous appelez dans votre note n°4 ci-dessus un « engrenage d’exhibitionnisme enthousiaste » dont le but est de « marchandiser la totalité des contacts humains » virtualisés, avec ce mot d’ordre fallacieux : « partager c’est aimer ».
La vérité permet par exemple de dire qu’aimer c’est aussi savoir partager. La base vraie, c’est « j’aime » ; l’échafaudage réaliste : je le prouve en partageant.
Mais si j’affirme qu’en partageant mon intimité, je prouve mon amour du prochain, je « raisonne à côté », je suis paranoïaque. Base fausse : partager c’est être toujours et partout transparent. Echafaudage irréaliste voire délirant, donc paranoïaque : je prouve ainsi mon amour de l’humanité et du prochain. Le parano part d’une base fausse à partir de laquelle il construit tout un univers pervers, ses raisonnements étant appuyés sur une erreur ou un mensonge.
De ce point de vue, les rêves googéliens and co de maîtrise de l’individu consommateur, qui exigent a priori que je sois transparent pour l'accomplissement de l'humanité (et en réalité la satisfaction de leurs projets mammonesques) sont paranoïaques.
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Écrit par : Denis / | 28/08/2016

DISCUSSION

> L'interprétation de la fameuse phrase de Chesterton par lui-même n'est pas critiquable, mais celle de Zemmour et consorts est un rempart contre le millénarisme, dont celui de Google. L'égo et le grégaire vont de pair.

Renaud


[ PP à Renaud - Non, on ne peut pas soutenir que le catholicisme immunise contre le christianisme. C'était la perspective de Maurras, celle aussi (paradoxalement et a contrario) des anti-catholiques Luther et Calvin : et elle est absurde. ]

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Écrit par : Renaud / | 28/08/2016

OÙ EST LE PROBLÈME

> Il est vrai que quand on discute de ces questions-là avec des personnes qui sont "nées avec "ou peu s'en faut, c'est à dire qui ont moins de 35 ans, hé bien, généralement, comment dire ..."elles ne voient pas où est le problème".
Même les gens plus âgés se laissent contaminer : combien de personnes sont rassurées savoir leurs données "en sécurité", dans le "nuage".
Moi-même, j'ai acheté un smartphone. Oui, un smartphone...
Mais j'ai comme l'impression que les gens reviendront bien vite au réel. Face à la peur, à la faim, les réseaux sont de peu d'utilité. Sans savoir faire pousser des légumes et sans savoir se servir d'une arme, placé dans des circonstances extrêmes, on n'est qu'un cadavre en sursis...
Au surplus, le projet du Cercle suppose un environnement un minimum stable ?
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Écrit par : Feld / | 29/08/2016

UN RÉVEIL ?

> Je file chez mon libraire...
Ce livre serait-il un signe avant-coureur d'un réveil face à la Méga-Machine ?
On peut rêver...
Sur toutes les questions liées à la technique, la lecture de Jacques Ellul est plus que jamais d'actualité:
https://www.youtube.com/watch?v=01H5-s0bS-I
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Écrit par : Philippe / | 29/08/2016

"DÉCEPTION"

> Déception, ce matin, en ouvrant le dernier numéro de 'La Décroissance'. Y est désigné comme écotartufe ...Tugdual Derville. Charge assez maladroite, et franchement méchante, comme si 'La Décroissance', accusée dans certains milieux gauchistes d'être un repaire de "néo-pétainistes", se devait de donner régulièrement des gages d'anti-catholicisme. En gros, T. Derville est accusé d'être uniquement un pourfendeur de "l'esprit libertaire" issu de Mai 68. Bof. Bof, bof. Alors même que le rédacteur reconnaît - certes indirectement- que TD et 'La Décroissance' sont en phase sur beaucoup de points...
Qui sera la prochaine victime, déclarée hors la l..., pardon, écotartufée ? Patrice de Plunkett ?

Feld


[ PP à F. :
- Quien sabe ? La crainte de paraître lié à l'Eglise-institution peut mener loin...
- Cela dit, il y a un fond de vrai dans le papier : c'est que TD ne voit pas (ne veut pas voir ?) le rôle-clé du système économique dans ce qu'il déplore. Toute l'entreprise du "courant" qu'il anime est ainsi frappée d'ambiguité.
- J'ai moi-même souligné ce point ici au sujet de TD. Je lui ai même directement dit que sa dérobade (devant la contestation du libéralisme) mettait son courant en retard par rapport à la partie du public catho auquel "l'effet François" commence à ouvrir l'esprit. ]

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Écrit par : Feld / | 31/08/2016

"EN MOINS DE 15 ANS"

> je viens de finir la lecture du 'Cercle'.
Et finalement je me rends compte d'une chose : nous assistons à un véritable renversement des valeurs.
Autrefois, c'est à dire il n' y a pas si longtemps que cela (une petite quinzaine d'années) : les objets étaient transparents et la vie privée un droit très important pour ne pas dire fondamental. Les objets étaient souvent livrés avec les modes d'emploi mais aussi bien souvent avec les livrets techniques vous permettant de le réparer. Le fabricant était "fier" de vous montrer la technologie mise en oeuvre. J'ai le schéma électronique de mon ampli Technics SU 7700 qui a désormais plus de 30 ans. Presque 40 ....
Maintenant c'est le contraire : votre voiture est devenue impossible à réparer soi-même ou à faire réparer par un petit garagiste de quartier. Pire, il faut une valise bourrér d’informatique et d'électronique pour pouvoir espérer la démarrer après avoir changé une ampoule. Votre cafetière à capsule part à la casse dès le premier dysfonctionnement car irréparable et indémontable.
En revanche, nous les humains devenons de plus en plus transparents : la vie privée n'existe plus. Et si vous avez quelque chose à cacher, c'est que vous n'êtes pas un honnête "homme".
Bref un véritable renversement des valeurs qui s'est déroulé sous nos yeux en un temps record. En moins de 15 ans.
Tout comme Marc Dugain ou Dave Eggers: je ne suis pas très optimiste tant l'aveuglement est fort :-(
Et pourtant Dieu sait combien j'aime la technologie !!!
______

Écrit par : Pierre / | 26/09/2016

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