23/06/2016
1963-2016 : comment l'UE a asphyxié l'Europe
Deux sondages France-Europe à 53 ans d'écart, une comparaison à méditer tandis que les Britanniques votent pour ou contre le Brexit :
► En 1963, les Renseignements généraux français opéraient une enquête d'opinion sur l'idée européenne :
"Êtes-vous partisan d'une Europe unie ?" Réponse des sondés : oui à 89 % ! Moins de vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les citoyens croyaient que la construction européenne apportait la paix... (alors que c'est la paix qui apportait la construction européenne - et que cette paix se nommait guerre froide). Notons que ce oui atteignait 95 % chez les cadres supérieurs : en 1963 l'européisme était déjà une idée de classe, en attendant le globalisme.
"Pensez-vous que cette oeuvre doit être couronnée par la création d'une nation européenne dirigée par un gouvernement central ?" Non à 47 %. Mais le oui atteignait tout de même 29 % ! Ceux qui disaient oui en 1963 croyaient faussement qu'une nation pouvait être décrétée : ils ne savaient plus ce qu'était une nation (un acquis du temps long). Mais ils imaginaient tout de même une Europe "nation", alors que le traité fondateur de l'UE (Maastricht 1992) allait faire de l'Europe un espace commercial extensible et indéfinissable. D'autre part, les européistes de 1963 étaient encore des "citoyens" : imaginant un "gouvernement central", ils imaginaient l'Europe future comme un Etat doté d'une politique. Cette idée allait être proscrite par l'ultralibéralisme s'emparant de la construction européenne au tournant des années 1990...("l'adversaire, c'est l'Etat").
► En 2016, le Pew Research Center interroge les Français sur leur degré de confiance en l'UE. C'est un effondrement : 38 % d'opinions favorables seulement, contre 69 % dix ans plus tôt. (Ces 38 % couvrent politiquement le centre droit et le centre gauche : le marais hanté par MM. Valls, Macron, Juppé etc). A l'opposé, 39 % réclament de façon inédite un regain de souveraineté nationale... Etudiant ce sondage, Nicolas Lebourg (dans Slate) constate que l'européisme est de plus en plus une "idée de classe" : "Lors du référendum sur le traité constitutionnel européen, en 2005, la seule catégorie sociale à avoir voté majoritairement oui (à 65 %) était celle des cadres et professions libérales. Cela participe également de la foi européiste des politiques, plus issus de ces milieux que des catégories populaires... La dénonciation permanente d'une UE mère de tous les vices, telle que la pratique Florian Philippot, réduit la pénétration du FN dans cette catégorie sociale supérieure : fin 2015, il n'y avait 'que' 18 % des cadres supérieurs à envisager de voter FN." Nicolas Lebourg en déduit que la ligne Sarkozy sera surclassée par la ligne Juppé lors de la primaire LR... (Il est permis de douter de cette extrapolation, qui assimile abusivement l'euro-criticisme de Sarkozy à l'euro-rejet de Philippot).
► De ces deux sondages comparés à cinquante ans d'intervalle, une conclusion jaillit : dans la conscience du citoyen français moyen, l'Europe réalisée de 2016 n'est pas de même nature que l'Europe rêvée de 1963. Plusieurs raisons expliquent ce désenchantement qui frôle le dégoût. La principale est l'échec économique d'une UE qui se définit précisément (et quasi-exclusivement) par l'économie. Est-ce à cause du putsch ultralibéral des années 1990, qui a aliéné l'Europe au casino financier global et aux lobbies transatlantiques ? Expliquer aux gens que le politique est à fuir et que l'avenir est l'économique seul, puis s'enfoncer dans une crise économique dont on ne parvient pas à sortir, c'est mettre finalement l'opinion contre soi.
Mais dès les années 1960, deux idées de l'Europe s'affrontaient : 1. l'idée de De Gaulle qui rêvait d'une puissance politique continentale groupée autour de la France... et indépendante des Etats-Unis, d'où son rejet de la Grande-Bretagne instrument de Washington ; 2. l'idée de Jean Monnet (1898-1979), l'homme de Washington, concepteur d'une Europe de technocrates économiques vassalisant le politique et le réduisant progressivement à zéro. L'hypothèse 2 allait prévaloir mécaniquement dès la disparition de De Gaulle ; il avait raison quand il confiait à ses proches, un soir à Colombey : "time is Monnet".
Dans cette perspective, le résultat du référendum britannique est relativisé d'avance. Nous en parlerons demain.
12:31 Publié dans Europe | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : europe, brexit
Commentaires
TROUBLES
> "dans la conscience du citoyen français moyen, l'Europe réalisée de 2016 n'est pas de même nature que l'Europe rêvée de 1963" .
Peut-être le citoyen n'avait-il rien compris à la vraie nature du projet Monnet présenté par Schumann, deux personnalités troubles.
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Écrit par : Pierre Huet / | 23/06/2016
EUROPE DES MARCHANDS
> Tout le problème quand les seules forces de l'économie prennent le pas sur le politique, avec les déséquilibres associés. Des acteurs inégaux en concurrence, sans "arbitrage", sans règle permettant une concurrence loyale. Même pas le sentiment d'appartenir à un espace commun... L'Europe ne peut et ne doit pas être celle des marchands !
Brexit or not Brexit ? Je n'ai pas de position tranchée, j'y vois du pour et du contre dans chaque camp. Néanmoins...
If Brexit Then
"l'Europe devra en tirer les leçons et redéfinir son projet"
Else
Idem
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Écrit par : Airault Alain / | 24/06/2016
RELATIVISER
> À relativiser en effet.
On peut penser qu'en quittant l'Union européenne la GB va automatiquement se rapprocher des États-Unis (ce qui va se passer à mon avis, le reste n'est que de la pose et des gesticulations chauvines).
Mais l'Union européenne ne s'oppose aux États-Unis que pour la façade, y être revenait à agir dans l'intérêt des États-Unis.
Donc ça ne va pas changer grand-chose.
Ce qui peut changer quelque chose c'est clarifier la situation européenne vis-à-vis de la dictature financière et des États-Unis son outil politico-militaire.
Mais cela on en est loin !
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Écrit par : E Levavasseur / | 24/06/2016
LES PEUPLES
> Deux réactions me frappent ce matin car elles disent bien dans quel climat idéologique baignent les "élites européennes" et la fuite en avant à laquelle il convient de s'attendre :
"La décision des électeurs britanniques en faveur du ‘Brexit’ marque la défaite de la raison commune." (Clemens Fuest, président de l'IFO Munich [L’IFO, Institut für Wirtschaftsforschung de Munich, est l'institut de recherche économique responsable de l'indicateur du moral des patrons en Allemagne])
"Je croyais à un sursaut de rationalité. Il y a plus de jets privés qui arrivent en Angleterre que de réfugiés." (Cohn-Bendit, noter au passage le cynisme de l'argument : pour cet apôtre libéral-libertaire, manifestement toutes les personnes humaines ne se "valent pas")
De toute évidence, partout dans le monde (États-Unis, Autriche, France, Allemagne, Italie, aujourd'hui GB...), les peuples veulent reprendre la main, refaire de la politique.
Ils n'ont en face d'eux qu'une oligarchie aux yeux de laquelle la rationalité se confond avec ses intérêts, c'est-à-dire les intérêts du capital.
Si, face à cette digue de la finance et des marchés, la passion retrouvée des peuples pour la politique ne trouve pas de débouché, plus que jamais la variable d'ajustement sera l'"identité" (ou prétendue telle), c'est-à-dire la politique réduite au spectacle et à l'impuissance : très précisément ce dont l'oligarchie a besoin pour se sauver et mener la seule politique qui l'intéresse, la politique de sa classe.
"Laudato si !"
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Écrit par : Benoît Girard / | 24/06/2016
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