05/02/2016
Le pape bouscule nos milieux d'affaires
Saint-Philippe du Roule à Paris est la paroisse des hommes d'affaires. Hier soir, l'église était comble pour un débat sur la façon dont ces milieux « reçoivent » l'encyclique Laudato Si' :
A la tribune, dans le choeur de l'église : Jacques de Larosière, ex-directeur général du FMI, ex-gouverneur de la Banque de France, ex-président de la BERD ; Bruno Lafont (HEC-ENA), président de Lafarge-Holcim et de la commission du développement durable au Medef ; Edouard Tétreau (HEC), conseiller en stratégie, trustee du think-tank CED à Washington... Sans oublier Nicolas Métro, ex-cadre sup' (ESSEC) de l'industrie des jeux vidéos, reconverti dans la reforestation ! Son discours sera celui du converti à l'économie sociale et solidaire : il a « planté 4 millions d'arbres, changé la vie de 400 000 personnes », et il plaide pour une transition des Occidentaux vers la sobriété. Curieuse et instructive soirée... Les intervenants vont se montrer plus ou moins bousculés par l'effet François ; ils n'auraient pas tenu en 2012 certains des propos qu'ils ont tenus hier soir. Néanmoins ils ne se laissent pas bousculer au point d'aller, comme le pape, jusqu'à mettre totalement en cause la racine de notre panne de civilisation : « le système économique dominant », comme dit Evangelii gaudium.
Ainsi Jacques de Larosière. Extraits : « L'encyclique est un document macro-économique, elle pose les vrais problèmes jamais posés par les organismes gouvernementaux » – « L'homme postmoderne se croit et se veut libre, on lui dit que sa seule finalité est d'être libre, mais il est l'un des moins libres que la terre ait jamais porté : il se conforme au consumérisme, style de vie qu'il n'a ni conçu ni choisi... » – « Le paradigme technocratique et le consommer-toujours-plus interdisent toute protection de la nature... » – « L'intérêt général n'est pas compatible avec une humanité réduite au consumérisme... » – « Le pape critique l'idée du marché auto-équilibrant : idée qu'on nous a serinée pendant des décennies, alors que le marché dérégulé aggrave les déséquilibres... » – « L'encyclique dit que les Etats nationaux perdent du pouvoir parce que le pouvoir est dans les mains de la sphère économique et financière : le pape a raison d'être assez peu laudatif sur ce que les Etats font dans ce domaine... » – « Il y a des relations malsaines entre les Etats et le monde des affaires... » – « le pape invite à une révolution intellectuelle et morale : comprendre que l'homme n'est pas au centre de tout... »
Mais M. de Larosière va dire aussi : « Je ne suis pas d'accord avec l'encyclique sur le fait de réduire la croissance, idée antinomique avec le bien des pauvres... » C'est confondre l'idée de « croissance » (ravageuse puisque fondée sur le sans-limites) et l'idée de prospérité (qui est, quant à elle, compatible avec la notion de limites et la révolution du pape) ! François a pourtant pris le soin de souligner, dès l'exhortation apostolique Evangelii gaudium, que le vice de l'illimité est propre au système – et qu'on ne supprimera pas son vice sans changer le système...
De même, M. de Larosière explique ainsi la formule papale du « tout est lié » : « ayons la même fibre envers l'humain et la nature ! » C'est la moitié du sens du « tout est lié », oui... Mais M. de Larosière aurait pu rappeler l'autre moitié : celle qui souligne que la nature et l'humain sont blessés par la même chose (la machinerie économique), et qu'on ne sauvegardera l'humain et la nature qu'en mettant radicalement en cause la machinerie.
Bruno Lafont déploie les éléments de langage du Medef. Tous les poncifs défilent. Le « succès » de la COP 21 (grâce aux entreprises « écoutées durant tout le processus »)... L'erreur de l'encyclique quand elle accuse le développement durable de n'être que « du bullshit*» selon la traduction de M. Lafont (qui précise n'être pas d'accord avec le pape, ce qui ne surprend personne)... Les « solutions technologiques » qui « changeront la planète » (alors que l'encyclique réfute cette idée)... Etc, etc.
Pour M. Lafont, l'encyclique n'est rien d'autre qu'une « provocation puissante pour les entreprises », et les préconisations du pape se réduisent à améliorer la « gouvernance » et les « comportements » des entrepreneurs. L'orateur va jusqu'à soutenir que les attitudes prônées par Laudato Si' sont celles de la gouvernance d'entreprise déjà pratiquée par le groupe Lafarge** ! Mais tout lecteur de Laudato Si', d'Evangelii gaudium et du discours de Santa-Cruz sait que le pape va beaucoup plus loin : il met en cause le turbocapitalisme sous ses trois aspects, production-consommation-spéculation...
Edouard Tétreau est l'auteur d'un essai intitulé Au-delà du mur de l'argent (Stock), issu d'une note qu'il avait remise en 2014 au Conseil pontifical pour la culture. On ne s'étonne pas qu'il ait déclaré hier soir : « L'encyclique a créé un choc, elle contient tous les éléments que j'espérais entendre d'un pape de mon vivant... » – « Quand elle a paru, des hommes d'affaires américains m'ont dit : ''Your pope is a communist !''... » – « Aux Etats-Unis et en France, l'encyclique a froissé les milieux d'affaires : ''Ce pape ose dire qu'il faut de la décroissance dans le monde''... »
Citant le discours du pape à Washington, M. Tétreau note « le passage disant que le business est noble s'il sert le bien commun et crée des emplois ». Il pourrait expliquer que cette définition du business est incompatible avec le libéralisme ! M. Lafont se chargera de ce rappel quand il déclarera que les entreprises « sont là pour créer de la richesse pour les actionnaires », un point c'est tout, affirmation très réductrice et très éloignée de la doctrine sociale de l'Eglise. M. Tétreau connaît la doctrine mieux que M. Lafont, et sait qu'elle va loin : « les pages économiques de l'exhortation Evangelii gaudium sont indépassables », dit-il, alors que ces pages torpillent le trickle-down qui est l'un des axiomes du libéralisme économique.
M. Tétreau ajoute : « Si on laisse faire le marché, c'est une centrifugeuse rejetant à la périphérie tout ce qui n'est pas le très petit groupe central... » (c'est la « culture du déchet » dénoncée par le pape). Et il souligne que « si on laisse la loi du plus fort se déployer dans nos sociétés, on a la violence comme retour de bâton ».
Vingt minutes après, il semble se contredire. Quelqu'un lui demande : « Comment vivre la foi dans le milieu financier ? » Peut-être est-ce une question antilibérale, mais peut-être que non ; en tout cas M. Tétreau se fâche et se lance dans une défense du profit, suivie du couplet rituel sur « la dette publique »... Mais il se reprend : « Nous sommes à la veille d'une nouvelle crise financière mondiale, car nous n'avons tiré aucune leçon de 2008. En 2014 et 2015, les 500 premières entreprises américaines et européennes ont battu leurs records de profits, qu'elles ont redistribué aux actionnaires en dividendes et rachat d'actions... Il y a tant d'argent que les entreprises ne savent pas quoi en faire, mais il n'irrigue pas toutes les parties du corps. » Pourquoi ne les irrigue-t-il pas ? Parce que l'objectif du putsch libéral des années 1990 était de désaxer l'économie pour la recentrer sur le casino financier. Mais M. Tétreau ne le dira pas ce soir... On aurait aimé entendre quelqu'un expliquer cela à l'assistance.
En effet, il y a eu beaucoup d'autres questions du public (issu du même milieu socio-professionnel que les intervenants). Surprise ! Elles ont toutes épousé le propos de l'encyclique : problème des limites de la planète, problème de la soumission des politiques au marché... Plusieurs ont évoqué « les initiatives concrètes pour faire entrer l'encyclique dans notre vie », et l'une d'elles a dit textuellement : « Le pape François est un prophète comme Isaïe, sa parole est presque trop forte pour nous qui sommes formatés par les professionnels de la communication ! »
C'est là qu'on voit bouger les lignes. Je le constate pour ma part dans les conférences-débats que l'on m'invite à faire dans les paroisses : l'effet François a éveillé des consciences. Malgré leurs oxymores et leurs acrobaties, les notables auront du mal à noyer le poisson.
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* Pourquoi dire « bullshit » là où le pape dit : « diversion » ou « actions d'image » (LS § 194) ? Parce que les milieux d'affaires français sont américanisés jusqu'à l'os. (Lorsque certains de leurs membres font de l'action catholique, cela donne des Pitch my church, des Hopeteen, etc).
** Ce n'est pas l'avis des salariés. Quand M. Lafont a quitté son poste de PDG de Lafarge en juillet 2015 (pour une co-présidence de Lafarge-Holcim) avec une retraite-chapeau de 640 000 euros par an, Philippe Springinsfeld (FO) a déclaré : « Ça a beau être légal, c'est indécent. On n'a pas d'argent pour entretenir nos cimenteries, mais pour le patron il y a près de 6 millions d'euros. » Le système qui autorise ce type de situations est dénoncé dans Evangelii gaudium et Laudato Si'.
16:12 Publié dans Ecologie, Economie- financegestion, Idées, Pape François | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : pape françois, économie
Commentaires
DE LA PERVERSITÉ EN ÉCOLE DE COMMERCE
> Ce qui est frappant c'est la contradiction flagrante de leur discours. Il est étonnant que cette incohérence ne les trouble pas. Ils semblent vivre dans une illusion qui les éblouit et les empêche de réfléchir logiquement.
Ce n'est pas la première fois qu'on entend de telles contradictions dans le discours, d'une phrase à l'autre parfois. Personnellement, lors de mes études en école de commerce, cela m'avait frappé. Mes camarade semblaient incapables de saisir les incohérences profondes des interventions qu'ils faisaient. Interventions qui partaient d'un bon sentiment (réconcilier économie et bien commun, améliorer la justice économique etc.) mais interventions qui se heurtaient quasi-systématiquement à un mode de pensée fixé à la pensée libérale. Ils semblaient incapables de le voir et lorsqu'on les mettait face à leurs contradictions, ils devenaient sans voix. C'était, pour moi à l'époque, symptomatique ; cela semble encore l'être aujourd'hui.
Le travail entamé par notre pape et ses prédécesseurs sera de longue haleine.
B.
[ PP à B. - Le plus curieux est que les élèves d'écoles de commerce furent mis en garde (il y a déjà quinze ans) par un de leurs gourous : feu Sumantra Goshal, enseignant n° 1 de la London School of Economics ! Son ultime article - publié après sa mort - révélait l'immoralité intrinsèque de l'ultralibéralisme. Il accusait les business-schools d'inculquer une conception perverse de la stratégie d'entreprise : "L'erreur de traiter la gestion comme une sorte de science physique libère de tout sens de la responsabilité morale..." L'origine de cette mentalité, soulignait-il, est "dans les écoles de commerce" : elles enseignent que l'entreprise doit "biaiser ses fournisseurs, ses clients, ses propres salariés et les autorités de contrôle, c'est ainsi qu'elle réalise ses profits, quelles qu'en soient les conséquences pour la société".
(Revue 'Academy of Management Learning and Education', mars 2005).
Goshal précisait (faisant allusion aux super-rémunérations et aux parachutes dorés) : "C'est la tâche prioritaire pour laquelle les chefs d'entreprise sont payés."
On comprend que les "grands patrons" soient dans le double langage quand ils veulent faire catho... ]
réponse au commentaire
Écrit par : Basta / | 07/02/2016
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