21/01/2016
Le pape adresse une leçon prophétique à Davos
Ne pas transformer la terre
en "un jardin vide pour le plaisir de quelques élus" :
Texte du message :
http://fr.radiovaticana.va/news/2016/01/20/le_message_du_...
Notons la différence tactique entre ce message aux Davosiens et l'encyclique Laudato Si' (ou les discours aux mouvements populaires). Ici, le pape parle le langage des interventions internationales du Saint-Siège : comme dans les discours aux Nations-Unies ou à l'Unesco, il s'agit d'user d'un ton courtois pour énoncer des choses incompatibles avec les intérêts des groupes auxquels on s'adresse. Exemples :
► « ...le sentiment croissant d’une inévitable et drastique réduction du nombre de postes de travail ». Face au processus technologique et managérial visant à instaurer ce que les théoriciens libéraux appellent la « croissance sans emplois », les paroles du pape veulent confronter l'hyper-classe réunie à Davos (le « 1 % », cf note d'hier) au sentiment des peuples. « Nous ne devons jamais permettre que la culture du bien-être nous anesthésie, au point de nous rendre incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, souligne le pape un peu plus loin... Tenir compte de la douleur des autres est une attitude englobée par nos élites (et leurs intellectuels) dans leur condamnation du « populisme ».
► « La financiarisation et la technologisation des économies, globales et nationales.... » Comme dans Evangelii Gaudium et Laudato Si' (mais sur un ton plus diplomatique), François rappelle que les années 1990 ont transformé le capitalisme en turbo-capitalisme : l'économie réelle sacrifiée à la finance ; la technique devenue le robot de l'idole Argent, substitué progressivement au travail humain... Le turbo-capitalisme a de moins en moins besoin des gens.
► « La diminution des possibilités d’avoir un emploi utile et digne, associée à la réduction de la protection sociale... » Ici les lecteurs du message – à Davos et ailleurs – auront reconnu deux effets sociaux du management néolibéral : 1. la déqualification des salariés, 2. le démantèlement tendanciel du code du travail, exigé en France par le Medef, et réalisé petit à petit par ce qu'on appelle les « partis de gouvernement » (c'est une antiphrase).
► « de nouveaux modèles de faire des affaires » : seuls des esprits étroits* verraient dans cette formule une apologie du business actuel ! Le pape a assez marqué son éloignement envers ce business pour qu'on ne s'y trompe pas : « créer du travail digne pour tous », « maintenir et renforcer les droits sociaux », « protéger l’environnement », « guider le développement technologique sans se laisser dominer par lui », comprendre « que la création de postes de travail est une partie incontournable de son service du bien commun», sont des tâches radicalement incompatibles avec le turbo-capitalisme. Les prôner revient à demander un changement de modèle économique, et c'est ce que le pape jésuite évoque par l'expression : « de nouveaux modèles de faire des affaires »**. On sait que la conception bergoglienne des « affaires » est plus proche de l'autogestion solidaire que du casino libéral.
► « ...réaliser que nos propres actions sont cause d’injustice et d’inégalité ». Quoi qu'en dise M. Beigbeder, incorporer le souci de la justice sociale – ou toute considération non-marchande – dans la démarche économique, est radicalement incompatible avec le libéralisme. Et cela depuis toujours : de Mandeville et Malthus à leurs épigones du XXe siècle, Hayek ou Friedmann... Le pape le sait, ses lecteurs davosiens le savent aussi, et il sait qu'ils le savent ! Le message ne se trompe pas d'adresse.
► « ...vous donnerez libre cours à vos talents économiques et techniques ». Là aussi, comprenons bien ! Le pape ne dit évidemment pas de donner « libre cours » à la logique prédatrice de l'économie et de la technologie contemporaines... Il a expliqué (dans l'encyclique) que cette technique « n'est pas neutre » puisqu'elle est soumise à l'idole Argent : l'idole asservit tout à l'engrenage du profit, qui subvertit et déshumanise la société. Un « libre » cours suppose donc une émancipation sociale ! Il s'agit de tout libérer de l'esclavage de l'idole ; donc de nous libérer du paradigme économique actuel, comme le disent Laudato Si', Evangelii gaudium et le discours de Santa-Cruz.**
► « ...la joie d’une vie pleine, que le consumérisme ne peut de lui-même apporter ». Laudato Si' souligne que le consumérisme, c'est le « conditionnement mental » que les sociologues appellent « marketing des comportements ». C'est donc la logique du productivisme : réduire l'horizon humain à la marchandise, et formater les pulsions de l'acheteur pour lui vendre toujours plus d'objets inutiles ; l'objectif étant la « croissance » des profits (illimitée par définition). D'où la frustration intime de l'individu, que la consommation d'objets ne saurait contenter. Une « vie pleine », c'est la « sobriété heureuse » et la « joie de vivre » imaginées par les décroissants... Là encore il s'agit de changer de paradigme économique : donc de changer des structures – et pas seulement de prêcher des personnes.
► « ...que la prochaine «quatrième révolution industrielle», le résultat des innovations robotiques, scientifiques et technologiques, ne conduisent pas à la destruction de la personne humaine – pour être remplacée par une machine sans cœur – ou à la transformation de notre planète en un jardin vide pour le plaisir de quelques élus. » Voeu pieux ? Non : défi frontal ! Le pape sait très bien (il l'a lui-même démontré) que la « quatrième révolution industrielle » opère sous l'emprise de l'idole Argent, qui oriente les « innovations » vers la « destruction », « provoque de nombreuses injustices » et « ronge les valeurs fondamentales de la société ». La belle et terrible phrase sur le « jardin vide » montre le fond de la pensée de François : c'est une leçon prophétique lancée aux Davosiens. Leur forum « peut-il » devenir le contraire de ce pour quoi il a été fabriqué ? Laudato Si' montre que le pape nourrit peu d'illusions sur ces barnums ; sa formule « maximiser les efforts pour éradiquer la pauvreté » fait contraste avec la seule maximisation pour laquelle les multinationales sont construites : celle des profits financiers.
Aidons à « développer intégralement » la prise de conscience anti-libérale chez les catholiques français !
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* Les chicaneurs de vocabulaire, qui accusent (pour des raisons personnelles) Jean-Paul II et Benoît XVI d'avoir été les portiers des multinationales ! Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage.
** « Je suis un peu rusé », a-t-il prévenu en 2014.
** D'aucuns diront qu'il ne faut pas changer l'économie mais la supprimer, ce qui revient à parler pour ne rien dire : ayons les mains pures en n'ayant pas de mains. Les mêmes feindront de croire que la formule « un progrès plus sain, plus humain, plus social, plus intégral », qui ne les avait pas choqués dans Laudato Si', devient suspecte dans un message à Davos... Mais assigner au progrès un contenu humain, social et « intégral » (ce qui inclut les dimensions non-marchandes), c'est vouloir réencastrer l'économie dans la société, alors que la société a été déstructurée par le libéralisme pour être encastrée de force dans l'économie (globale) : cf Polanyi. Ce que prône le pape revient à rejeter le libéralisme économique, qui est le culte de l'idole et la raison d'être de Davos.
13:17 Publié dans Economie- financegestion, Idées, Pape François | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : pape françois
Commentaires
LE JARDIN VIDE
> Davos, « jardin vide » de l’ultralibéralisme ? Image de l’exclusion et de l’exploitation des personnes, dont la finance mondialisée se nourrit ? Jardin dédain, d’Eden éteint… ?
Notre cheminement nous conduit vers une Ville. Jérusalem céleste. Une Ville ayant pris racine dans notre monde, au milieu de nous, sur notre Terre.
Cette Ville est peut-être l’image de l’humanité interconnectée, qui balbutie sous nos yeux.
Il reste à la rendre accueillante pour tous. Intégrante. Sobre, joyeuse, partageuse. Sainte…
Vade retro Davos !
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Écrit par : Denis / | 21/01/2016
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