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30/08/2014

Maurice Zundel : 'Emerveillement et pauvreté'

 christianisme

Une synthèse du livre (éditions Saint-Augustin, 2009),

par Serge Lellouche :


   

Ce livre est issu d'une retraite

prêchée aux oblates bénédictines de La Rochette en 1963.

On peut se le procurer ici :

 http://www.shop.st-augustin.ch/product_info.php?products_id=1919

  

christianisme

 

 

Au début de la préface de ce bijou de livre, reliant d'emblée une pensée à celui qui l'incarne, Gabriel Ispérian parle en ces termes de l'être Maurice Zundel (1897-1975), qui fut tout à la fois un grand mystique, théologien, poète et liturgiste : «Il existait un lien très étroit entre ce qu'il était et ce qu'il disait. Les mots, les phrases prononcées par lui donnaient l'impression d'avoir été taillés dans le silence. Sa voix elle-même ne faisait, pour ainsi dire, aucun bruit, même si, parfois, un souffle puissant l'animait du dedans et faisait vibrer tout son corps. Il marchait silencieusement, d'un pas calme, qui avait quelque chose d'élastique proche de la danse, comme si son centre de gravité se situait ailleurs, comme s'il allait «décoller», pour user d'un terme qu'il affectionnait. Oui, vraiment, on sentait que, de toutes les forces de son être, il aspirait à se déprendre, de lui-même d'abord, et à entraîner son interlocuteur avec lui»... On serait presque tenté de conclure notre synthèse ici et de l'envoyer telle quelle à PP, mais faisons quand même un petit effort, afin d'extraire quelques éléments d'une pensée surgissant de cet homme allégé de lui-même.

Le cœur du problème humain, nous dit Zundel, réside dans un affranchissement libérateur de toutes les étroitesses de notre «moi biologique», qui, tant qu'il ne repose que sur lui-même, nous ligote dans nos conditionnements filiaux, culturels ou religieux : «(L'homme) doit devenir un autre homme que ce qu'il est.» Il ne le devient que par l'irruption d'un grand oui créateur surgissant du fond de lui-même, qui le fait homme et le relie à tous les hommes. Ce oui est le bien commun à toute l'humanité, lieu de convergence mystique entre ce qu'il y a de plus intimement personnel et de plus éminemment universel en chaque être : «Ce point de départ établit une communication entre tous les hommes, qui ont tous à devenir une source, une origine, à comprendre que leur vocation est de se créer eux-mêmes dans des dimensions qui font de chacun une personne». En cela, l' «oecuménisme», au-delà de l'union des chrétiens, est plus fondamentalement encore l'union de tous les hommes.

L'Évangile est la clé du problème humain : «La solution chrétienne est la seule solution du problème humain. Nous ne le disons pas parce que nous sommes chrétiens, mais parce que le Christ seul a touché au plus profond de l'homme en lui donnant une grandeur infinie dans l'humilité totale».

La conversion d'Augustin est exemplaire en ce qu'elle signifie ce passage décisif du dehors biologique au dedans métaphysique : «Il prend conscience de sa dignité (…) parce qu'il est entré en dialogue avec une Présence qui le comble». Ainsi naît l'homme, ainsi se voit-il révélé dans sa véritable grandeur. «Ce qui sauve Augustin - et nous sauvera- c'est qu'il découvre au plus intime de soi Quelqu'un à qui se donner (…) La liberté est exactement le pouvoir de se donner».

Mais on ne peut comprendre la véritable portée de cette conversion et commencer de la vivre, qu'en se rapprochant pas à pas du mystère de Jésus, lui qui s'est agenouillé devant cette grandeur humaine qu'il nous révèle, par ce geste scandaleux, auquel Pierre se ferme, celui du lavement des pieds : «Jésus, Dieu, à genoux devant ses Apôtres, est la tentative supérieure pour éveiller la source qui doit jaillir en vie éternelle (…) Personne n'a eu la passion de l'homme comme Jésus, personne n'a situé l'homme plus haut que Jésus, personne n'a payé le prix de la dignité humaine comme Jésus. Le Christ introduit une nouvelle échelle de valeurs. C'est au Lavement des pieds qu'Il a inauguré cette transmutation des valeurs, et le monde chrétien ne s'en est pas encore aperçu! Si Jésus nous donne cette leçon de grandeur, c'est que la grandeur a changé d'aspect. Elle ne consiste pas à dominer, mais à servir (…) Le Lavement des pieds réalise une synthèse unique de la grandeur et de l'humilité».

Dans cette nouvelle échelle de valeur de la grandeur humaine, essentielle à l'humanité d'aujourd'hui, le «moi» propriétaire et inquiet se dissout dans le «moi» oblatif, pure offrande. Délivrance ! A la lecture de cette mystique chrétienne du lavement des pieds, et par toute la lumière qu'elle jette sur notre contexte catholique de 2014, notamment français, on mesure d'autant mieux ce qui sépare une posture vécue «du dehors» consistant à défendre fiévreusement «notre identité chrétienne menacée», étendards hauts levés, d'une attitude vécue dans les profondeurs de l'intériorité retrouvée, consistant, autant qu'on le puisse, à ÊTRE chrétien dans l'oubli et le don de soi : un gouffre, incommensurable.

Ceux qui, sous le sceau de l'évidence, se gargarisent tant d'être les si dignes représentants de «valeurs chrétiennes» immaculées, sont bien souvent les plus imperméables à ce renversant paradoxe chrétien d'une grandeur humaine seulement révélée en tous nos abaissements et dans le dépôt des armes et étendards.

Y a-t-il d'autre guerre sainte à livrer que celle libérant le passage vers ce trésor intérieur par lequel on naît à soi-même dans le don de soi pour plus grand que soi, passage obstrué par tous nos conditionnements, étouffants cloisonnements, esprits claniques de chapelle et si hautes idées que nous avons de nous mêmes et de nos vertus? Ce qui suit nous convaincra d'autant plus que non...

  

 

Maurice Zundel, du fond du Silence qui l'habite, nous conduit en effet plus loin encore, sur la pointe des pieds, dans les profondeurs déroutantes de ce mystère chrétien, jusqu'aux aux portes de la Sainte Trinité.

Car si le Christ accomplit cette révolution en l'homme, c'est parce que, mieux et plus profondément que quiconque, il nous apprend à connaître la personne de Dieu dans sa vie trinitaire, «terme du Royaume, suprême trésor de l'Évangile». L'homme devient lui-même dans ce Dieu trinitaire, qui est essentiellement et éternellement lien de charité : «parce que Lui-même est charité, parce que Lui-même est amour, il y a nécessairement en Lui l'Autre à qui se donner». Notre sainteté, parce qu'elle vient de Lui, consiste «dans une certaine évacuation de soi qui ouvre un espace à l'autre en qui l'amour se consomme».

Comment trouver ici encore la moindre trace d'égoïsme, d'appropriation ou d'identité à défendre jalousement, alors que, comme l'exprimait le père Garrigou-Lagrange, «le Père donne à son Fils toute sa nature, le Père et le Fils la communiquent à l'Esprit Saint (…) Ces trois Personnes divines essentiellement relatives l'une à l'autre constituent l'exemplaire éminent de la vie de la charité. Chacune peut dire à chacune : «Tout ce qui est à moi est à toi, et tout ce qui est à toi est à moi » (Jn 17, 10» (Dans Dieu, son existence, sa nature). Du reste, Maurice Zundel se défie d'une certaine théologie par trop catégorielle, assignant strictement la fonction créatrice au Père, rédemptrice au Fils et sanctificatrice au Saint-Esprit, précisément dans cette mesure où «aucune Personne divine ne peut rien accomplir d'elle même (…) puisqu'elle est constituée uniquement, totalement, et éternellement par la désappropriation, qui est la communication consubstantielle de la Divinité».

La vie d'éternelle communion trinitaire, dont, nous dit Zundel, la relation du père, de la mère et de l'enfant dans la vie de famille, est une des images les plus parlantes, se constitue dans la perte et le don de soi : «Quand on s'émerveille, c'est qu'on ne se regarde pas. Quand on prie, c'est qu'on est tourné vers un Autre». Prodigieux paradoxe par lequel nous naissons à nous-mêmes en nous tournant vers un autre et en nous perdant en lui ! Telle est l'expérience trinitaire qui identifie la connaissance, la naissance et la fécondité : «Dieu, dans la même ligne que nous, ne se connaît pas en se regardant, mais en regardant l'autre. Le Père est un regard vers le Fils, comme le Fils est un regard vers le Père». 

Saint François d'Assise, dont «la pauvreté est devenue pour lui le centre même de son adoration», fit l'expérience de la Trinité d'une façon unique dans l'histoire chrétienne, lui l'ignorant des grands livres savants et universitaires, qui identifia au plus haut degré Trinité et Pauvreté : «On comprend dès lors que la première béatitude soit la béatitude de la pauvreté (…) La béatitude de la pauvreté, c'est celle de Dieu. Dieu n'est pas le grand propriétaire qui possède tout. Dieu est le plus grand pauvre qui ne possède rien». 

 

Tel est Dieu, le vrai Dieu, seulement révélé en Jésus-Christ, le Dieu chrétien que l'immense majorité des chrétiens ne connaît toujours pas, convaincue qu'elle est d'être en présence d'un Dieu assuré de ses richesses et que rien ne pourrait donc effleurer dans son inatteignable splendeur. Or, ce Dieu est «un Dieu qui a tout perdu, éternellement, (car) il a tout donné éternellement». On est retourné, sans voix. Quelle délivrance encore, que de découvrir ce Dieu, si opposé à celui imaginé par les hommes, qui projettent sur Lui, l'infiniment démuni, toute l'ombre de leurs effrois : «ce Dieu nous délivre du cauchemar d'un Dieu qui limite, d'un Dieu qui menace, d'un Dieu qui punit, d'un Dieu qui dévalorise notre existence. Mettre fin à cette conception, c'est mettre fin à toutes nos terreurs, à toutes nos servitudes, à tout ce qui fait de Dieu une caricature, une idole».

On mesure mieux en quoi le mystère du Christ, en ce qu'il découle de celui de la Trinité, ait pu être si difficilement reçu, compris et vécu, notamment dans le cadre du monothéisme unitaire qui était celui de l'Ancien Testament, dont furent tant imprégnés ceux qui ont écrit le Nouveau. L'esprit des apôtres pouvait difficilement concevoir la consubstantialité du Père et du Fils, tendant plutôt à mettre l'accent sur la subordination de l'Un à l'Autre, du fait même de leur extrême difficulté à accueillir la Trinité, dont Jésus, s'adressant à des hommes, ne pouvait brusquer la pleine et entière révélation. Malgré la grande clarification apportée par les conciles de Nicée et Chalcédoine, l'ambiguïté et l'équivoque demeureront, jusqu'à aujourd'hui, autour du terme de «Fils de Dieu» : «Il est bien évident que la formulation commune de la divinité de Jésus-Christ donne lieu à des malentendus presque insurmontables. Comment imaginer que Dieu se soit promené sur la terre, que Dieu se soit vraiment déguisé en ouvrier à Nazareth et que, en le regardant et en le montrant du doigt, on eût pu dire de cet homme : «C'est le créateur du monde" ?».

 

Cet accueil de l'Incarnation, du mystère de Jésus, ne peut donc se vivre, nous dit Maurice Zundel, qu'en s'arrachant à toutes ces images d'un Dieu lointain, nous scrutant aux jumelles derrière la barrière des étoiles, qui nous empêchent de le découvrir au dedans de nous-mêmes, là où il nous parle et nous attend, par le lien de l'éternelle Trinité : «Dieu est au-dedans de nous. Dieu est toujours avec nous. Il est toujours déjà là. C'est nous qui ne sommes pas là.»

Nous ne sommes pas Là, car «nous sommes vissés à notre "moi" propriétaire, rivés à notre biologie primitive, et que nous ne voulons pas en démordre (…) nous retombons sans cesse dans ce "moi" biologique dès que nous cessons de vivre le dialogue nuptial. Or, «toute la nouveauté en Jésus Christ, c'est que l'humanité qui éclôt dans le sein de Marie est une humanité entièrement désappropriée d'elle-même, c'est à dire qu'il manque à l'humanité du Christ - et ce manque est une immense richesse! - cette fermeture sur nous-mêmes qui constitue notre "moi " biologique (…) Cela veut dire que l'humanité de notre Seigneur est constituée dans un état de pauvreté absolue.» C'est par cette pauvreté, ce dépouillement et cette désappropriation radicale du Christ que nous devons aborder l'Évangile, que se comprend le mystère de Jésus, et c'est en cette nudité que s'établit le lien entre la nature humaine et divine : «C'est parce que la désappropriation de l'humanité de Jésus est radicale que l'union est hypostatique, personnelle, que le seul "moi" de Jésus est le "Moi" divin.»

C'est par l'Incarnation, à travers le Christ, que tous les hommes sont appelés à faire l'expérience de leur "moi" en Dieu. Dans l'effacement de nous-mêmes, la béatitude de la pauvreté est donc pour chacun des hommes la porte d'entrée de ce mystère, en ce lieu de symbiose merveilleux où conflue «la rencontre de l'éternelle Pauvreté qui est Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit.»

Le seul bien qui se manifeste en ce lieu, trésor capable de changer tout l'univers et dont la plupart des gens ne savent rien, c'est d'être en état de don de soi, de "oui" nuptial. Il constitue le seul bien commun, qui unit tous les hommes et toute la création, simultanément d'une portée universelle et profondément personnelle, étant le secret unique de chacun. 

«Qu'est-ce que le mal de l'homme, sinon d'être absent de Dieu» en ce lieu d'inlassable échange nuptial? «Ce qui déchire le cœur de Dieu est notre refus de cette communication de lui-même qu'Il ne cesse de nous offrir.»

Plus encore, «ce don merveilleux conditionne le Règne de Dieu dans l'Histoire. Si ce don n'est pas reçu, si Dieu ne transparaît pas en nous, si le visage du Christ n'est pas lisible à travers le nôtre, Dieu est comme absent et (…) il ne joue aucun rôle dans l'histoire humaine».

Par où Dieu agit-il dans l'histoire humaine, sinon d'abord par le canal de Son Église ? Cette vérité n'est pas facile à faire entendre pour beaucoup de nos contemporains, dont nombreux seraient prêts à écouter le Christ tout en pensant que l'Église ferait écran entre Lui et eux. C'est un des grands contre-sens de l'époque, il faut bien le dire souvent nourri aussi par l'Église elle-même et par les innombrables défaillances humaines qui la traversent.

 

Pourtant, nous connaissons le Christ d'abord par l'Église. Tous les livres du Nouveau Testament ont été écrits par elle. Cette mise en opposition du Christ et de l'Église est vaine: «Il est évident que le mystère de l'Église est consubstantiel au mystère de Jésus. Il est inscrit au cœur même de l'Incarnation.» La grâce universelle de l'Incarnation est une mission, comportant aussi une mission oecuménique universelle, dont le Christ est chargé au cours de la brièveté de sa vie, et au-delà. Autrement dit, il fallait à la fois qu'Il disparaisse de l'Histoire visible tout en y demeurant présent, jusqu'à la fin des siècles, par l'Église, donc par des hommes, avec toutes leurs limites humaines, et avec tout ce qu'ils n'ont pas encore pleinement compris du message de Jésus. Pleinement conscient du "risque", Jésus confie Sa Parole à ces hommes, à commencer par ses disciples.

Ayant entendu Jésus lui dire sur le chemin de Damas «Je suis Jésus que tu persécutes», Saul se convertit en «percevant en même temps Jésus dans l'Église et l'Église en Jésus». «Les Apôtres, transformés par l'illumination de l'Esprit et lancés par cette illumination à la conquête du monde, ont parfaitement conscience que c'est le Seigneur qui parle et agit à travers eux. Ils ne peuvent disposer de sa Parole : c'est elle qui les mesure. Ils ont à s'effacer tout entier en elle pour laisser le Christ devenir la vie de toute l'humanité». 

Maurice Zundel fait ici ressortir en quoi cette investiture sacramentelle, renouvelée par la succession apostolique, nous délie de nos limites humaines. Le sacrement nous relie en cela directement à la Personne de Jésus : «Lorsque vous recevez la sainte communion (des mains du prêtre), vous savez parfaitement que vous n'êtes pas liés à ses états d'âme. Quelque soit sa ferveur ou son indignité, de toute manière il agit au nom de l'Église (…) Il n'accomplit la divine liturgie que dans un état de sacrement, et donc dans un état d'absolue démission.» 

Ici et dans cette mesure, s'évanouit l'idée évoquée plus haut selon laquelle l'homme d'Église pourrait faire écran. Et tout le débat de l'oecuménisme devrait être recentré sur cette théologie de la "démission" : «Nous ne pouvons évidemment recevoir le message avec une conscience libérée que si ceux qui nous le proposent ne comptent pas, que s'ils sont tout entiers effacés dans la Personne de Jésus, que si leur mission correspond intégralement à une démission (…) C'est ce qui me fait dire qu'on n'est jamais plus et nulle part plus libre que dans l'Église, précisément parce qu'on n'est jamais lié à une autorité humaine et qu'on ne dépend jamais des limites humaines.»

Alors que tous les chrétiens, à la suite des apôtres, sont appelés à devenir catholiques, c'est à dire universels, et à entrer dans le mystère eucharistique par la seule voie du dépouillement et de la désappropriation, Maurice Zundel dit toute l'«horreur» que lui fait l'image d'un catholicisme de très convenables bourgeois propriétaires, «gavés à crever», affichant autant d'assurance dans la gestion de leur affaire que dans la conscience d'un salut qui leur est dû. Leurs bonnes manières ne peuvent que le leur garantir : «Il suffit d'être correct, d'observer les règles de la bienséance, de ne donner lieu à aucun scandale, et on peut se tenir pour satisfait en usant largement des biens de ce monde avec la tranquille assurance qu'on jouira aussi des biens éternels. Cela est extrêmement grave, et nous pouvons nous demander jusqu'à quel point ce n'est pas à propos de l'Eucharistie qu'on est arrivé à une confusion aussi radicale sur l'essence même du message de Jésus. Il est sûr qu'une sorte de matérialisme religieux est le pire de tous les matérialismes, et qu'un certain matérialisme peut tragiquement s'établir autour de l'Eucharistie. On a la Présence réelle, on la tient, on est sûr de son affaire. On a un palladium, on a un paratonnerre céleste sur sa maison, on peut dormir tranquille : Dieu est là, dans sa petite boîte, et on le tient constamment à sa disposition.» 

Comment l'homme de la rue, l'athée obscurément en recherche de Dieu, pourrait-il faire autrement que de vomir cette religion apparente et complice, où la communion, devenue culte idolâtrique, ne constitue plus qu'un «brevet de bonne conduite»? 

 

C'est dans l'amour de Dieu manifesté en Jésus s'agenouillant aux pieds des apôtres, qu'il nous faut re-situer l'Eucharistie. Mais les apôtres eux-mêmes, jusqu'à la Pentecôte, n'ont pas immédiatement compris que le Royaume de Dieu est au-dedans d'eux-mêmes et que c'est pour le faire éclore que Jésus s'agenouille devant eux, «que c'est pour desceller la pierre de nos cœurs que Jésus meurt sur la Croix». Si Jésus disparaît aux yeux des apôtres, c'est pour établir cette distance de la foi, afin que nous L'atteignons en décollant de nous-mêmes, en nous arrachant à notre moi biologique, et «c'est justement ce décollement qu'Il a voulu provoquer dans l'Eucharistie», pour que puisse se réaliser ce passage du dehors au dedans, en vue de notre nouvelle naissance.

Pour entrer en contact avec Lui, il nous demande de «faire de nous une présence réelle, une présence universelle (…) où tout homme se sent accueilli et où tout l'univers peut faire un nouveau départ. C'est là le sens de l'Eucharistie : vous ne pourrez venir à moi qu'ensemble. Vous ne serez habilités à m'appeler que si vous ne formez plus qu'un seul corps, mon Corps mystique (…) Les paroles de la consécration jaillissent donc du fond du Corps mystique.» 

D'où le désastre que constitue le matérialisme eucharistique et le contre-témoignage évangélique complet de ces pseudo-communions, où l'on s'accapare Dieu en pensant justifier ainsi les étroitesses de notre individualisme propriétaire : «Il n'y a donc pas de liturgie ou de communion privées. Cela n'a aucun sens. On ne communie jamais pour soi : on communie avec les autres et pour les autres. On participe à la liturgie avec les autres et pour les autres (…) Chacun doit réaliser en lui le Règne de Dieu, et le Règne de Dieu n'est pas autre chose que cette respiration universelle de la Présence divine qui circule des uns aux autres comme la Vie de notre vie (…) Nous avons à rassembler tout l'univers autour de la table du Seigneur.» A travers l'hostie, Il se communique à nous dans la mesure où nous sommes «nous-mêmes en état de communication avec tous nos frères humains et avec toute la création (…) Il ne faut donc jamais s'approcher du Saint Sacrement sans une pensée communautaire.» Et, «au moment où retentit l'appel du Corps mystique », la préparation de la communion est oraison sur la vie, sur l'homme, sur le prochain : «Nous sommes débiteurs, non seulement à l'égard de Dieu, mais à l'égard des hommes». 

S'il doit y avoir réforme de la liturgie, ce ne peut être qu'en cette perspective, celle de la divine liturgie qui transforme notre rapport au monde. Par l'Eucharistie, dans la communion, nous sortons de l'insensibilité, de l'indifférence à toutes les souffrances et injustices vécues : «Il n'y a pas d'étranger pour un chrétien. Il n'y a pas de mur de séparation. Pour un chrétien, il y a une communion universelle qui est la communion des saints (…) Qu'est-ce que c'est que cette religion où on se replie sur soi, où on se réfugie dans une chapelle pour se donner une bonne conscience, où on se chloroforme contre la misère du monde en susurrant des prières ?»

 

Tout le sens de la vie en Église, et dans le propos qui suit de la vie monastique en particulier, est une convergence des multiples vocations qui la traversent, en vue de la formation du Corps mystique. Ce qui, dans cette perspective, devrait toujours être vécu dans la complémentarité des fonctions, a trop souvent été mis en opposition (sacerdoce/vie religieuse, religieux/laïcs, vie apostolique/sanctification personnelle, etc...), souvent d'ailleurs dans le sens d'une dépréciation du rôle des laïcs par rapport à l'état religieux ou sacerdotal, supposé, à tort, être porteur d'un degré supérieur de perfection dans la charité : «Il est absolument faux qu'un certain degré de piété doive nécessairement aboutir à la vie religieuse ou sacerdotale (…) Il faut autant de perfection pour élever des enfants que pour être prêtre (…) D'ailleurs, il y a quelque pharisaïsme à cultiver explicitement la prétention à poursuivre la perfection.» S'il y a différence dans les fonctions, il y a unicité de la mission. La vie religieuse correspond à une nécessité spécifique du Corps mystique. Alors qu'il était aumônier des bénédictines de la rue Monsieur à Paris, Zundel garde le souvenir vif de tous ces artistes et écrivains qui affluaient vers le monastère : «Qu'est-ce qu'ils venaient y chercher, sinon justement le silence comme une Présence vivante, le silence comme une Personne ?» 

Faire la place à ce Silence dans lequel l'âme vient prier, se ressourcer et respirer. Telle est la fonction de l'idéal monastique dans une Église présente au monde, accueillante en ce Silence de tous les drames, désespoirs et gémissements qui parcourent la terre entière : «Le monde serait infiniment plus pauvre si ces jardins de Dieu n'existaient pas, et ils sont aujourd'hui plus nécessaires que jamais. Plus que jamais, le monde attend, sans le savoir, que la vie chrétienne soit vécue avec cette intensité, à l'abri de cette précipitation, de cette fièvre, de cette concurrence vitale, de cette aventure psychologique qui abîme tant de cerveaux et les mène si souvent aux portes des dérèglements de la raison» (…) «Tout monastère est, par l'appel de l'Église, par la consécration qu'il reçoit d'elle, un sacrement collectif de silence et de contemplation. Il est là pour les autres et non pas pour soi, et si les moines et les moniales sont fidèles à leur vocation, ce sera dans la mesure précisément où ils ne seront pas là pour chercher leur propre perfection mais pour accomplir une fonction universelle qui concerne le bien-être indispensable, le mieux-être indispensable, le mieux-être du Corps mystique.» 

La vocation, quelque qu'elle soit, ne concerne donc jamais d'abord le salut ou le perfectionnement individuel, mais est toujours relative aux autres, orientée vers l'horizon du Corps mystique. Elle est vie donnée.

 

La Joie parfaite est le fruit d'une vie donnée comme offrande jusqu'au sacrifice de soi-même. Elle n'est pas reçue sous une bulle ecclésiale propre, étanche et imperméable aux cris de souffrance de ce monde, mais tout au contraire le plus souvent pleinement accueillie au seuil de la mort et des plus intolérables désespoirs. La vie des plus grands saints en témoigne.

«Réjouissons-nous, mon Bien-Aimé, allons-nous voir en ta beauté...» écrit dans une joie inexprimable saint Jean de la Croix, reclus et humilié dans sa prison de Tolède, déchiré par la suspicion qui l'entoure, traité comme un malfaiteur par ses frères qui refusent la réforme.

Dans une de ses lettres sublimes, sainte Catherine de Sienne évoque ce jeune florentin, Nicolas Toldo, condamné à la décapitation pour quelques propos malencontreux à l'égard de la seigneurie de Sienne. Sa révolte est indescriptible et son rejet des sacrements entier. Catherine va à sa rencontre dans sa prison, lui parle avec toute son ardeur de la vie du Christ. Elle lui annonce qu'au delà du supplice qui n'est qu'un instant, il va Le voir et que sa joie n'aura plus ni de fin ni de limite. Nicolas est retourné et «consent à mourir, à faire de sa mort un acte libre et une offrande d'amour». Aux portes tranchantes de la joie éternelle, Catherine l'accompagne jusqu'au bout au lieu du supplice, disposant sa tête sur le billot et la recevant entre ses mains lorsqu'elle tombe : «Comme Jésus quand Il reçoit la pécheresse, elle ne voit les choses que du « dedans » et, dans son innocence admirable comme dans son étonnante maturité, elle comprend que, devant la mort, l'amour est nécessairement un amour virginal. C'est cet amour qui enveloppe Nicolas Toldo et lui permet de faire de sa mort une assomption.»

Le 3 octobre 1226, la mort de saint François est une apothéose, entouré qu'il est d'une assemblée d'âmes fidèles et émerveillées d'y reconnaître l'instant d'une glorification. Dans son attente jubilante de La Rencontre, François demande que l'on chante le Cantique du Soleil : «La terre, il l'aime, il l'aime infiniment, et c'est parce qu'il l'aime infiniment qu'il n'a jamais voulu la posséder. On ne met pas dans sa poche ce qu'on aime, on le met dans son cœur. C'est parce qu'il aime la terre, c'est parce qu'il aime toute la création qu'il veut la presser une dernière fois contre son cœur et la couvrir de toutes ses bénédictions. Il veut entendre chanter ce Cantique des Créatures où chacune est une note de lumière dans l'offrande de sa joie. Non pas quitter le monde, non pas le repousser ou le fuir mais l'aimer, l'aimer infiniment, l'aimer comme Dieu l'aime pour qu'il devienne le vrai monde, pour qu'il devienne la beauté, l'ostensoir de la Tendresse infinie. Il n'y a plus de dualité entre la chair et l'esprit, ni entre la terre et le ciel, ni entre le temps et l'éternité, ni entre le visible et l'invisible. Tout cela est un, un dans la Présence unique qui est la Vie de notre vie».

 

Comment encore dissocier notre délivrance et notre salut à la fois personnels et universels ? Dans ce monde qui est le nôtre, imprégné jusqu'à la moelle par un imaginaire libéral aussi étroit qu'asséchant (d'abord pour notre foi), et qui n'en finit pas d'entretenir bêtement l'opposition entre l'«individuel» et le «collectif», la lecture de Zundel, la méditation de sa mystique de la pauvreté de Dieu et en Dieu, est profondément libératrice pour les hommes de notre temps. 

Le libéralisme étouffe la vie intérieure de la personne et voile ce secret d'universalité dont elle est porteuse, en ne concevant plus comme seul lien entre l'individu et son inscription collective que des mécanismes froids et abstraits, ceux du marché et du droit. Quel contraste avec ce mystère chrétien qui dévoile et redonne Vie à ce lien, voué à devenir communion, non par la magie d'un «mécanisme» bien ou mal huilé, mais dans la seule personne du Christ, Vie de chacun et de tous, Celui qui ne possède rien et qui donne tout, qui nous demande de le suivre et de l'imiter dans son rabaissement, par lequel émerge notre seule et éternelle grandeur humaine. 

En cela, outre qu'il est un mensonge en sa propre appellation, le «libéralisme» est une Diversion qui enferme, quand le mystère chrétien ouvre sur une Réconciliation qui libère. 

Alors que Georges Bernanos définissait la civilisation moderne d'abord comme une conspiration contre la vie intérieure, l'oeuvre de Zundel nous offre une bouffée d'oxygène spirituel et nous donne la clé et le sens de ce cheminement intérieur retrouvé, vers ce lieu d'absolu émerveillement : en Jésus agenouillé à nos pieds, précisément là où l'expérience de notre plus profonde intimité personnelle rejoint la réalité la plus universelle et la plus commune à tous les hommes, là où notre joie personnelle est d'autant plus pure et accomplie que nous ne sommes plus au service de nous-mêmes mais des autres, par Lui et pour Lui. 

  

SL - FCI 

 

 

 

00:00 Publié dans Synthèses | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : christianisme

Commentaires

REMARQUABLE

> Bravo à l'auteur. Remarquable appel à découvrir la pensée d'un très grand spirituel. Et ses "retombées" sur les questions du siècle, parce que le christianisme est une foi incarnée et un réalisme.
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Écrit par : Jeanne-Marie / | 30/08/2014

INCARNÉE

> Oui, Jeanne-Marie,
"Le christianisme est une foi incarnée"! La perspective qui nous est proposée ci-dessus est celle de Jésus; la seule effectivement qui nous libère et nous permette de marcher par la communion vers notre destination. Elle est sans conteste celle de l'accomplissement du monde...
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Écrit par : Pierronne la Bretonne | 31/08/2014

Merci, Serge,

> pour ce très beau travail de synthèse, un gros pavé dans le cloaque de notre environnement catho 'plan-plan', qui fait jaillir en retour le scintillement d'une multitude de gouttelettes irisées entre lesquelles la lumière joue à cache-cache.
A lire et relire, c'est tellement dense.
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Écrit par : jwarren / | 01/09/2014

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