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05/03/2014

"L'écologie, de la Bible à nos jours" : une synthèse du livre

par Serge Lellouche :

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Patrice de Plunkett

L'écologie, de la Bible à nos jours :

pour en finir avec les idées reçues

(L'Oeuvre, 2008)

 

  

Né à Paris en 1947, PP est journaliste, blogueur, ami du Mont Saint-Michel et de la casquette irlandaise. Excepté quelques raccords de ma part, les formulations dans cette synthèse reprennent celles du livre...   S.L.

 

 

 

Introduction : «Habemus papam...ecologistum ?» s'interrogeait la revue L'Ecologiste trois semaines après le conclave de 2005, dans un numéro où elle publiait une lettre de Joseph Ratzinger à cette même revue, dans laquelle le cardinal appelait à un dialogue fructueux entre la théologie catholique et « les diverses pensées écologiques ».

De part et d'autre, l'idée de «papes verts» suscita quelque étonnement, chez des personnes qui voyaient plus le catholicisme comme un musée (des préjugés du bon vieux temps) que comme une force de contestation. Nombre d'Européens sont imprégnés du lieu commun selon lequel l'économie qui saccage l'environnement « a été engendrée par la Bible ».

D'où ce livre-enquête, qui regarde le judéo-christianisme du point de vue de l'écologie, et l'écologie du point de vue du judéo-christianisme. Il vise à comprendre ce que la Bible dit du rôle de l'homme dans l'univers, et à décrire le rôle que jouent aujourd'hui les chrétiens vis-à-vis du système qui surexploite la Terre - et quel rôle ils pourraient jouer, s'ils prenaient au sérieux le christianisme.

 

1ère partie - L'écologie, de la Bible à nos jours

 

La Bible a-t-elle pollué le monde?

L'homme extérieur à la Création est une idée fausse, dangereuse, qui est venue d'un peu partout sauf de la Bible. Pourtant, la grande accusée aujourd'hui, la « mère de toutes les pollutions », ce serait l'Ecriture juive : la Bible, qui aurait entraîné une civilisation prédatrice «judéo-chrétienne». Le «multipliez-vous et dominez la terre» a suffi à installer cette idée, lancée par l'universitaire américain Lynn White dans un célèbre article de 1967 (The Historical roots of the Ecological Crisis, dans la revue Science), et répétée ensuite en boucle dans les médias.

L'air du temps accuse la Bible? Ce n'est pas la faute de la Bible : c'est la faute des chrétiens, ou de nombre d'entre eux, qui depuis trois siècles, ont bel et bien imaginé être «au-dessus» du monde naturel. Des générations de chrétiens ont vécu dans l'idée d'une scission entre le corps et l'âme, le corps (mauvais) servant aux nécessités physiques et économiques, du reste profitables, et l'âme restant une tour d'ivoire réservée aux dames : on lui consacrait des livres pieux ornés de roses et de dentelles. On pouvait donc exploiter ici-bas, en comptant bien être excusés là-haut. Cette idée est tout simplement le contraire du christianisme et du vrai message de la Bible.

Les livres de la Bible hébraïque sont la méditation progressive d'une expérience qui court sur deux millénaires. La Bible est la germination d'une expérience initiale : «Le thème de la Création n'est pas posé d'un seul coup. Il traverse l'histoire avec Israël... L'exil de Babylone fut le véritable moment où la Création devint le thème dominant» (Joseph Ratzinger, Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, Fayard, 1986). L'idée d'une création du monde en sept jours ne doit pas prêter à une lecture fondamentaliste. Les sept jours sont une image, nécessaire à un message unique en son genre : si notre monde a eu un début, c'est que Dieu l'a créé. Si le monde persiste, c'est que Dieu le crée encore à la minute présente. Il le crée à tout instant : «Dieu dans sa bonté renouvelle chaque jour continuellement l'acte de Création», dit la liturgie juive du matin. Dieu crée le monde, et il crée l'humanité pour être son «associé dans l'oeuvre de la Création», soulignera la Michnah (Traité Chabbat, 10).

Si le récit biblique de la Création fait l'objet d'attaques aujourd'hui, c'est qu'il a une série d'impacts sur le débat moderne. Il dit que l'univers n'est pas né du hasard, mais d'une puissance unique : d'une Personne. La Création ne se confond pas avec son Créateur. Donc la nature n'est pas une déesse, et l'on peut être écologiste sans être adorateur d'une idole.

Le verset 2 de la Genèse («Or la terre était vide et vague...»), se départit de la cosmogonie effrayante de la culture babylonienne, et ouvre une autre vision : à l'origine il n'y a pas deux forces (en lutte) mais une seule, celle du Créateur. Le monde n'est pas maléfique : «Dieu vit que cela était bon», scande la Genèse après la séparation des terres et des mers, la création du foisonnement d'êtres vivants dans les eaux et sur la terre. La Genèse nous dit que le monde n'est pas une «bataille de démons», mais une création de la Raison divine.

Dieu crée l'homme et la femme «à son image et ressemblance» (26, 1). L'humain est doté de la conscience : il n'est donc pas une bête ; mais il a la même origine matérielle que les animaux. Dieu crée cet être de raison à partir du sol : la poussière terrestre, la glèbe, en hébreu haadamah, d'où le nom «Adam». L'homme et ses descendants font indissolublement partie de la Création. Ils en seront toujours solidaires.

Une partie des écologistes imputent le mauvais usage des pouvoirs humains au livre de la Genèse, à cause du verset 26 et des cinq suivants, et des expressions «assujettir», «dominer», «soumettre», qui pourtant dans l'hébreu ancien sont des figures de style qui n'ont pas le sens que leur donne le français. Le procès qui devrait être fait aux cosmogonies païennes est fait à la Bible. Or dans celle-ci, Dieu, ayant créé Adam, lui confie la Création («jardin d'Eden») pour la «cultiver» et la «garder». L'homme était le jardinier de la Terre, son gérant pacifique. Puis la rébellion d'Adam l'a éloigné du Créateur, brisant l'harmonie entre l'homme et la Création... La liberté donnée à l'homme a dégénéré en violence, Dieu en a pris acte, mais ce n'est pas Lui qui a instauré cette violence. Par le péché originel, Adam et Eve se rebellent contre leur condition de créature et l'homme vit désormais dans l'illusion qu'il peut tout faire et sans limites : «Pour celui qui veut être Dieu, l'autre devient à son tour limitation, rival, menace. La relation avec l'autre devient mutuelle accusation, lutte. (…) La relation avec le monde se modifie également, elle devient relation de pilleur à pillé, de piétineur à piétiné.» (J.Ratzinger, op. Cit.).

La prophétie en était faite au chapitre 11 (1,9) de la Genèse à travers le mythe de la Tour de Babel : projet de développement purement matériel, chantier engendré par la technique. Alors, dit la Genèse, Dieu intervient en détruisant le système de Babel par la dispersion des hommes «sur toute la surface de la Terre». Il veut empêcher les hommes de croire qu'«aucun dessein n'est irréalisable».

Le Deutéronome appelle les Hébreux à observer le sabbat prescrit par les Dix Commandements. Il se fonde sur le «repos» de Dieu au Septième Jour, cœur de la Création du monde. Pour célébrer le Créateur en accordant repos à la Création, le livre du Lévitique institue une année «sabbatique» de jachère : tous les sept ans, les récoltes seront considérées comme la propriété de tous, riches, pauvres, étrangers, esclaves, et le surplus sera abandonné aux «bêtes du pays». L'idée aurait de quoi faire rêver les écologistes sociaux du XXIe siècle : non seulement repos à la terre, mais remise de toutes les dettes... Dans la tradition juive, le sabbat est «la fête de toute la Terre» et il «reflète le monde à venir».

De même, Job est interpellé : «Où étais-tu quand Je fondais la Terre ?». Job, le croyant, admet que la raison de l'univers ne vient pas de l'homme : «Je sais que tu es tout-puissant : ce que tu conçois, tu peux le réaliser. J'étais celui qui voile tes plans» (Job 42, 2-3).

Le livre des Psaumes est un sommet de la poésie mystique. La Création connaît son Créateur, dit le psaume 18. Le psaume 71 (72) chante le Roi de Paix qui libérera les pauvres de l'oppresseur. Il chante aussi le cosmos qui fait partie de son Royaume : car le «social», la nature et l'espérance mystique sont inséparables. Même élan cosmique dans le psaume 97 (98). Dans le psaume 64 (65), le monde entier est dans les mains du Créateur ; le psaume 103 (104) est un hymne à Dieu pour la nature, et le psaume 148 offre à Dieu la louange de toutes ses créatures. Il y a une fraternité de la nature et de l'homme, puisqu'elle et lui ont un même père. La nature est chaudement présente aussi dans le Cantique des cantiques.

La grande majorité des croyants juifs ne suivront pas Jésus, à cause de ce que Jésus dit de lui-même. Il se tenait sur la montagne en prenant «la place de la Torah». La conséquence inéluctable fut le drame du Golgotha... Mais selon les Evangiles et le livre des Actes des apôtres, le Golgotha permet la résurrection de Jésus. De cette résurrection du Christ, Paul va déduire une vision du monde sans précédent : «Tous revivront dans le Christ», écrit-il aux Corinthiens, avant d'écrire aux Romains que « la Création entière » est concernée par cette promesse : «La Création attend avec impatience la révélation des enfants de Dieu (…) Nous savons en effet que maintenant encore la Création gémit et souffre les douleurs de l'enfantement» (Romains 8, 19-23). La Création tout entière est solidaire dans l'espérance d'une vie nouvelle dans le Christ : «Dans sa bienveillance, il projetait de saisir l'univers entier, ce qui est au ciel et ce qui est sur terre, en réunissant tout sous un seul chef, le Christ» (Eph. 1, 9-10). «Il est le commencement, le premier-né d'entre les morts, puisqu'il devait avoir en tout la primauté : car Dieu a voulu que dans le Christ toute chose ait son accomplissement total» (Col. 1, 15-20).

Ces textes sont la clé de la foi chrétienne. Ils ont une dimension cosmique sans équivalent. Il ne s'agit plus (comme dans la pensée grecque) de libérer le spirituel du matériel, mais de faire entrer toute la création, en chair et en os, dans le salut divin.

Deux mille ans plus tard, la promesse chrétienne de Paul est toujours une folie : des Occidentaux déclarent croire à la réincarnation hindouiste, plutôt que d'espérer la résurrection «comme ma grand-mère». «L'Incarnation est l'acte suprême de toute l'histoire du monde, l'acte qui réalise jusqu'à sa perfection souveraine la Création de Dieu (…) Le Christ est la Parole de Dieu au monde, et la Parole que le monde dit à Dieu» (Divo Barsotti, La parole et l'esprit (l'exégèse spirituelle), Téqui, 1977).

 

Au Moyen Âge : «la verdure, plus belle que tout...»

Parler d'écologie médiévale n'est pas un anachronisme. «Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres : les arbres et les rocs t'enseigneront des choses qu'aucun maître ne te dira», écrit Bernard de Clairvaux. Dans son ordre, celui des cisterciens, entrer dans la vie monastique se dit en ce temps-là : «aller sous les arbres». L'atmosphère des cathédrales évoque celle des forêts : ombre et futaie des piliers, verticalité, rais de lumière... Sur la verrière de la cathédrale de Chartres, la généalogie du Christ est exprimée par un végétal inouï.

Toutes les Ecritures sont peuplées d'arbres. L'Evangile se sert d'arbres pour mettre en valeur les enseignements du Christ. Le Moyen Age y est sensible. Il va même qualifier la Croix d'«arbre dont le Christ lui-même est le fruit», et cette vision inspirera les mystiques chrétiens durant deux millénaires. Et le dernier chapitre de l'Apocalypse de Jean décrit la Jérusalem céleste : «Au milieu de la place de la ville, entre les deux bras du fleuve, il y a des arbres de vie qui fructifient douze fois, une fois par mois : et leurs feuilles peuvent guérir les païens» (Ap. 22, 2).

Au XIIe siècle, le mystique Guerric d'Igny dit au Christ : «Tu es le véritable jardinier, toi qui est le cultivateur, le créateur et le gardien de ton jardin, toi qui plantes par ton verbe, qui irrigues par ton esprit, qui fait croître la vertu (…) Tu es le jardinier du monde entier, le jardinier du ciel». Pour l'homme du Moyen Age, tout est symbole, et le sensible exprime quelque chose du spirituel : «Nulle chose n'est trop humble pour figurer le sublime et le glorifier. La noix signifie le Christ : l'amande savoureuse est sa nature divine ; l'enveloppe verte et charnue qui la recouvre, c'est son humanité ; le bois de la coquille, c'est la croix. Ainsi tout sert à élever la pensée vers ce qui est éternel» (Johan Huizinga, L'automne du Moyen Age, Rééd. Payot, 1980). Ce symbolisme transfigure tout et ouvre sur le mystère du salut.

Le jardin médiéval est un parterre de symboles, toujours «clos» par un mur de pierre. Au centre du jardin, il y a toujours une fontaine, symbole de la vie éclose de la terre créée par Dieu. La fontaine est aussi le symbole de la mère du Christ homme et Dieu. Sur le vitrail de Chartres, Marie est près du sommet de l'arbre de Jessé, portant le Christ comme sa fleur. Le botaniste se fait poète mystique : regardant une fleur bleue qui se nomme la grenadille, il découvre que ses filaments, son style, ses cinq étamines font penser aux instruments de la Passion du Christ : le fouet, la colonne, la couronne, les clous, la lance! Il l'appellera «fleur de la Passion».

Au XIIe siècle, voici la marraine de l'écologie moderne : l'abbesse rhénane Hildegarde de Bingen, à la fois théologienne, prédicatrice, psychologue, musicienne, médecin, pharmacologue, herboriste. Elle proclame la solidarité du chrétien avec tout le vivant, «le visible et l'invisible», et décrit l'homme comme un microcosme au centre de la Création. Placé au sommet de la nature, il est formé de la même matière qu'elle ; il a donc le devoir de protéger le reste de la Création : «Ceux qui ont foi en Dieu honoreront la stabilité du monde... Nous n'avons pas d'autre endroit où poser le pied. Si nous abandonnons ce monde, nous serons détruits par les démons et privés de la protection des anges» (Le livre des œuvres divines, Albin Michel, 1989). Pour l'abbesse, la vitalité et la fécondité de la nature sont une force globale, issue de la Création divine. Hildegarde la baptise viriditas (verdeur). A ses yeux, la verdeur du monde et la sanctification des humains ont la même source, qui est le jaillissement permanent de l'amour divin. Cette femme d'exception, célèbre dans toute la chrétienté, meurt en septembre 1179.

De son côté, et dans le contexte du grand essor essor économique des XIIe et XIIIe siècles, François appartient à la classe sociale montante : celle des marchands italiens. Ses «noces» avec l'idéal de pauvreté n'en auront que plus de sens. Par vocation, les franciscains parcourant les routes mendient leur pain, pour s'en remettre à l'insécurité totale, c'est à dire à la Providence de Dieu. Ils ont rompu avec toute propriété pour n'avoir rien à faire avec le maniement de l'argent. Dès l'origine de l'ordre, François et ses compagnons, citadins, étaient allés chercher l'inspiration au fond des bois de la Porziuncola ; le Cantique de frère soleil, écrit par François en 1224 après qu'il ait reçu les stigmates, passera dans le patrimoine de l'humanité. Comment un astre, ou un élément, peuvent-ils être frère ou sœur de l'humanité? La réponse est dans la Genèse : le soleil, l'eau et l'homme ont un même Père, un même Créateur. Le franciscain Bonaventure donnera une forme théologique à l'intuition de François : «Toutes les créatures de ce monde sensible conduisent au Dieu éternel l'âme du sage et du contemplatif (…) elles sont les images de la source, de la lumière, de la Plénitude éternelle, du souverain Archétype. Ce sont les signes qui nous ont été donnés par le Seigneur lui-même» (Itinéraire de l'âme à Dieu, trad. Berthaumier, Paris, 1857). Sitôt écrit son Cantique du soleil, François envoie les frères mineurs le chanter dans les villes. Le cantique a d'abord célébré le Créateur à travers ses créatures. Ensuite il appelle les humains au pardon et à la paix : tout est lié.

François prêche à toute créature : « ''Restez ici sur la route à m'attendre, pendant que j'irai prêcher à nos frères les oiseaux...'' Il entra dans le champ. Et à peine eut-il commencé son sermon que tous les oiseaux se réunirent pour l'écouter. Ils se tenaient immobiles, bien qu'en se déplaçant le saint les frôlât de sa tunique ; pas un ne bougea... ''Mes petits frères les oiseaux, nombreux sont les liens qui nous rattachent à Dieu. Quant à vous, votre devoir est de le louer partout et toujours, à cause de la liberté que vous avez de voler où il vous plaît, à cause de cette double et triple robe et de ce beau plumage coloré que vous portez...''» (Fioretti de saint François d'Assise, trad. Omer Englebert, Denoël, 1945). Bien connue est aussi l'histoire de sa rencontre avec le loup de Gubbio : «Frère loup, si tu consens à faire la paix, j'obtiendrai que jusqu'à la fin de ta vie les habitants de cette ville te donnent chaque jour à manger, de sorte que tu n'aies plus faim, car je sais que c'est la rage de la faim qui te pousse à commettre ces méfaits...» (Fioretti, op. Cit.).

Cette affection totale envers les animaux est l'une des marques de l'ordre. Thomas de Celano, le biographe de François, écrit que l'amour du poverello pour toutes les créatures s'enracine dans la Bible : le psaume 21, par exemple, dit : «Je suis un ver plutôt qu'un homme» ; or cette phrase s'applique à la Passion ; donc le ver, qui est le plus méprisé des animaux, a la dignité infinie d'être une image du Christ.

 

Ceux qui ont décidé que le monde était un chantier

Dès la fin du XVIIe siècle, la rumeur commence à se répandre que la science et la théologie sont deux choses incompatibles. Ce siècle, et plus encore le suivant, rompt avec le sens biblique de la Création. Descartes, qui se croit encore chrétien, cantonne Dieu dans un rôle inaugural. L'homme cartésien n'est pas responsable devant le Créateur, et le monde devient sa chose. Ainsi l'exprime Descartes dans le Discours de la méthode (1637) : «Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature». Le fantasme moderne est posé, ouvrant la voie à une société technicienne sourde au mystère de l'existence. En 1748, Julien la Mettrie pousse plus loin que Descartes ; il supprime le Créateur inutile, ôte l'âme, et prône, dans L'homme-machine, un matérialisme total. Les conditions intellectuelles sont réunies pour transformer le monde naturel (et le monde humain) en un chantier d'exploitation, par un capitalisme industriel inscrit dans le sillage des fondateurs du libéralisme économique.

Le XIXe siècle est celui de «la grande transformation» (Karl Polanyi), où l'activité économique se «désenchâsse» de tous les contrepoids sociaux et entreprend de transformer les royaumes et républiques en société de marché. Adam Smith, convaincu que la vie se résume à une confrontation des égoïsmes, va baptiser «lois naturelles de l'économie» les mythes fondamentaux du libéralisme.

De son côté, rejoignant la théorie de Malthus, Ricardo accuse la croissance démographique de nuire aux profits et condamne les aides aux indigents, car elles favorisent, dit-il, les «naissances non-souhaitables».

L'effet de la révolution industrielle est dévastateur humainement, socialement, et sur les paysages. Chateaubriand qui avait aimé la campagne anglaise en 1793 est choqué de ce qu'il voit dès 1822. Quant à Astolphe de Custine, la vision de ce monde de machines lui donne une angoisse métaphysique : «Je me crois soustrait à la libre influence du Créateur, enchaîné à côté de la nature dans l'empire de la magie, et prisonnier dans un monde secondaire, image parfaite et affligeante, misérable singerie des œuvres de la Providence...» (Mémoires de voyages, Vézard, 1830). Face aux plaines bouleversées, aux arbres malades, au jaillissement de flammes sur terre et dans le ciel, Michelet croit assister à un spectacle de guerre de l'homme contre l'être, ou le martyre de la nature suppliciée par la technique.

Les Lumières sont l'univers mental dont procède ce système économique, ce «sublime» matérialiste et scientiste du XVIIIe siècle, qui était censé jaillir des énergies prométhéennes de l'humanité. Voltaire avait consacré une part notable de son œuvre à éradiquer la foi en la Bible. Avant Adam Smith, il déclarait que l'intérêt général se confond avec l'intérêt privé, celui des hommes de commerce. Le Mondain est un poème-pamphlet contre le livre de la Genèse : «Le paradis terrestre est où je suis» dit Voltaire. La Création originelle avait le défaut d'empêcher le négoce. Ainsi se fera-t-il la caution d'une bourgeoisie anticléricale.

A partir de 1880, un second courant «bourgeois», le darwinisme social, né en Angleterre, bousculera la vision chrétienne de l'homme dans le monde, aboutissant à l' «eugénisme» de Francis Galton, et à l'idée de Spencer d'une «sélection des plus aptes», appliquée à tous les domaines de la société. Dès les années 1900, le libéralisme et l'inégalitarisme constituent un couple inséparable.

Si les chrétiens sont coupables de quelque chose, c'est de s'être mis intellectuellement hors jeu au XVIIIe siècle, à la veille de la révolution industrielle. Il n'y a pas de défaites innocentes.

En pleine industrialisation, chez les catholiques européens, la morale bourgeoise se substitue à l'Evangile. L'accent est mis sur la charité privée beaucoup plus que sur l'action collective. Dans la plupart des cas, surtout en France, les catholiques se laissent confondre par le capitalisme sauvage qui est non seulement une machine d'injustice sociale, mais de déchristianisation en profondeur. Tout particulièrement depuis la Commune de Paris en 1871, la bourgeoisie catholique craint que la montée du prolétariat ne mette en péril la stabilité des affaires. On est loin, si loin du Dieu de la Genèse...

Néanmoins, tous les chrétiens ne s'aveuglent pas sur la nature du système économique. Dès 1830-40 apparaissent en Europe des revues et des courants catholiques sociaux. Alban de Villeneuve-Bargemont fonde une «économie politique chrétienne» axée sur les coopératives et les mutuelles. Frédéric Ozanam, jeune bourgeois lyonnais bouleversé par le sang répandu lors de l'insurrection des canuts, affirme que le droit au travail est «naturel et divin» selon la théologie catholique, et ne peut donc être laissé à la merci du marché. En Rhénanie, l'évêque de Mayence, Mgr Ketteler, mise sur le syndicalisme ouvrier face à la concentration du capital, et va chercher dans la pensée médiévale (saint Thomas d'Aquin) une idée révolutionnaire : la destination universelle des biens, qui plus tard servira de socle au combat de Jean-Paul II et de Benoît XVI pour une écologie chrétienne.

 

(Dans le chapitre suivant sont décrits quelques uns des grands enjeux écologiques et énergétiques du 21ème siècle : le réchauffement climatique, les travaux du GIEC ; le pic de la production de pétrole ; l'écroulement de la biodiversité ; le business des OGM ; l'état des océans...)

 

 

À suivre, 2ème partie :

Pour en finir avec les idées reçues