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04/02/2014

Jean-Pierre Lebrun : "Un monde sans limite" [1]

psychanalyse,technoscience

 

 

Ouvrage du psychiatre et psychanalyste J.P. Lebrun (éditions érès, 1997) - Une synthèse par S. Lellouche :

 


Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste. Ce livre, par les articulations qu'il dévoile, aide à se départir d'une double et symétrique attitude infantile : 1) déplorer du seul point de vue moral la mise à mal du sujet humain et de la cellule familiale (simultanément par l'effacement de la fonction paternelle et l'indifférenciation père-mère), tout en consentant à demeurer aveugle au lien radical entre ce délitement et l'emprise de la technoscience dans chaque recoin de notre tête et de notre monde social ; 2) se gargariser de son moi humaniste et progressiste en matière «de mœurs et d'éthique», tout en restant sourd à la continuité structurale entre, par exemple, la politique dite «émancipatrice» de l'euthanasie et le legs de la médecine nazie.   S.L.

 

 

Quel rapport entre l'évitement de la conflictualité et l'essor du juridisme, entre l'essor des sectes et l'affaire du sang contaminé, entre la pilule anti-conceptionnelle et l'accroissement des problématiques d'inceste, entre le new-age et le monde virtuel de l'ordinateur ou les questions de diagnostic génétique? Le lien qui relie ces faits, apparemment disparates, est du même ressort que celui qui a rendu possible les dérapages totalitaires du XXe siècle, soutient Jean-Pierre Lebrun.

Ce point de départ situe le lien dans les processus de désymbolisation qui traversent nos sociétés, la disparition des rites, le tout concentré en un fait majeur : l'ébranlement de la figure paternelle au sein d'un système familial en voie de privatisation. Dès 1932, Jacques Lacan en faisait le constat : «Un grand nombre d'effets psychologiques nous semble relever d'un déclin social de l'imago paternel (…) Quelqu'en soit l'avenir, ce déclin constitue une crise psychologique (…) Peut-être est-ce à cette crise qu'il faut rapporter l'apparition de la psychanalyse elle-même.»

Notre si grande difficulté à saisir la portée de ce «monde sans pères», à pouvoir même le penser, est largement due à l'extrême parcellisation de nos connaissances : autre nom de leur privatisation. Dans le sillage de Freud et de Lacan, JPL insiste sur la profonde articulation individuelle et collective de cette crise, où le discours de la science recouvre les ruines du savoir du maître antique : «Nous soutiendrons que la psychanalyse est à même d'éclairer le ''malaise dans la civilisation'' d'aujourd'hui, en repérant en quoi notre social, marqué par les implicites du discours techno-scientifique secrète une adhésion insue à un ''monde sans limites'' et autorise ainsi la contrevenance aux lois de la parole qui nous spécifient comme humains».

  

La fonction du père

 

D'abord, un détour proprement psychanalytique, crucial pour la suite du propos : qu'est-ce qu'un père ? Quelle est la spécificité de sa fonction psychique auprès de l'enfant appelé à devenir sujet? En quoi le rôle du père a-t-il été mis à mal ? Face à ces questions, JPL pose en préambule ce constat historique : par étapes successives depuis la fin du XVIIIe siècle, le droit, notamment en France, traduit ce déclin des pères et la mise en cause de l'autorité paternelle. Celle-ci se retrouve invalidée, pour aboutir en 1970, à son remplacement par le concept d'autorité parentale.

L'impact sur le droit de la filiation est profond. Sous l'influence directe de la science biologique, prétendant décrypter l'énigme de la paternité, le fondement biologique de ce droit tend à se substituer à son fondement symbolique. La génétique promeut une paternité fondée sur le géniteur, ce qui fait dire à Irène Théry : «Croire que l'on peut refonder la sécurité de la filiation sur le fait biologique est l'une des illusions majeures de notre temps», car la filiation est ainsi identifiée à l'hérédité alors qu'elle est d'abord affaire de parole, le géniteur ne pouvant en cela être assimilé au père. Par ailleurs, cette même évolution du droit, par l'établissement de la coresponsabilité parentale, voit disparaître le concept d'autorité au profit de celui de responsabilité, dans un renversement de situation, sinon de droit, qui profite à la mère au détriment du père.

On notera donc que cette mutation dans le droit s'est opérée par l'invocation de la vérité scientifique certaine du géniteur, se substituant à la vérité psychique incertaine de la paternité : «C'est faire fi, dit JPL, de ce que, au sein de la notion de paternité, se trouve logé le cœur même de ce qui fait notre humanité et qu'un sujet ne peut exclure de sa destinée la dimension de l'incertitude sans s'abolir lui-même comme singularité subjective».

Le père, altérité irréductible, est le premier étranger, contrairement à la mère qui est «cet autre-même dont il faudra que l'enfant se sépare pour devenir sujet, et dans ce trajet, il est attribué au père, cet autre-autre, de venir faire contrepoids». Le père, par sa place indispensable de tiers, institue l'altérité. Dans ce complexe d'Oedipe identifié par Freud, le père a pour rôle de séparer l'enfant de la mère, cette tâche acquérant toute sa signification, selon Lacan, par la mise en place du langage. Le sujet ne se construit psychiquement qu'en se confrontant à cette asymétrie inhérente à la conjoncture familiale. C'est par le langage, introduit par le père, que se produit l'opération de séparation, par laquelle le futur sujet pourra soutenir son désir propre. En quelque sorte, le langage comble la béance de cette séparation de l'enfant d'avec sa mère, incontournable pour qu'il devienne sujet. Le père doit être présent dans ce vide laissé, sans non plus l'être excessivement, car il deviendrait à son tour une «deuxième mère» dont l'enfant ne pourrait plus se passer... Le père suscite ce décalage entre ce que dit la mère à et de son enfant, et ce que cet enfant est comme sujet. Il signifie à l'enfant qu'il n'est pas que ce que la mère dit qu'il est, que ses désirs lui sont propres et ne sont pas ceux de sa mère. En cela il relativise la portée des mots de la mère vers l'enfant : «Le père a donc la charge de fournir à l'enfant ce qui lui permet de faire obstacle à l'engluement de la mère». En substituant le signifiant paternel au signifiant maternel, le père «permet que s'entame le deuil de la complétude», de la totalité fusionnelle de la mère et de l'enfant.

La loi universelle de la prohibition de l'inceste est donc ici reprise au niveau familial dans le complexe d'Oedipe. Cet interdit de l'inceste revient en un passage de l'univers des choses en celui des mots ; il introduit à la fonction langagière : «c'est à ce titre que nous pouvons alors parler de «Loi du langage»». Ce décalage instauré par le langage avec le monde des choses, implique un renoncement par l'enfant à l'immédiateté. La castration, primaire et secondaire, est l'autre nom de ce renoncement au «voeux d'accomplissement incestueux ou de toute-puissance infantile».

Dans l'Oedipe, c'est donc le père qui représente cette loi du langage, et qui en est le révélateur. JPL rappelle ici que dans la phase préoedipienne, l'enfant se trouve dans un paradis imaginaire, dans une illusion réciproque avec sa mère, qui lui laisse à croire qu'il est tout pour elle, et lui-même se leurrant en se croyant être le centre du monde. Mais, «malheureusement – ou plutôt heureusement – un décollement va s'introduire dans cette apparente lune de miel» entre la mère et l'enfant, quand celui-ci se rendra compte qu'il n'est pas tout pour sa mère, qui outre qu'elle est une maman, est aussi une femme, une épouse. C'est là qu'intervient le père, venant «délivrer» l'enfant de son illusion. Il faut noter que pour que cette fonction paternelle puisse s'exercer, il est indispensable qu'elle soit reconnue, soutenue et nommée par la mère.

Ce qui ici est décisif, c'est que l'intervention du père fait basculer l'ordre imaginaire qui caractérisait la relation mère-enfant, vers un ordre symbolique qu'il s'agit maintenant d'installer définitivement. Pour l'enfant, la loi du langage à laquelle le père l'introduit, met fin à son espoir de pouvoir tirer jouissance de sa mère.

En cela, on peut relier la psychose à une défaillance de la fonction paternelle symbolique, la psychose étant alors une lésion de cette «armature langagière ou signifiante qui est constitutive du monde du sujet».

A ce stade, JPL établit le lien entre l'enjeu qui vient d'être décrit dans son contexte individuel et familial, et son inscription dans le monde social. Il ne suffit pas en effet au père que la mère lui reconnaisse sa fonction. Celle-ci doit également être ratifiée au niveau social. Sinon, comme le dit Aldo Naouri, «si le corps social l'abandonne (le père) et décide de le laisser affronter seul la propension incestueuse maternelle, il le réduit à l'impuissance, ouvrant la voie à une violence qui débordera très largement le cadre strict de la famille».

Vivons-nous dans un monde sans pères ? On ne peut en tout cas pas dire que nous vivions dans un monde sans papas. Beaucoup de pères divorcés revendiquent par exemple le droit de continuer de s'occuper de leur enfant. De même, les pères semblent plus présents que jamais auprès du tout jeune enfant, qu'ils soignent, qu'ils baignent, qu'ils font manger, avec compétence et tendresse. Mais les fonctions maternantes étant si prégnantes dans le monde social, on peut se demander si ces papas ne sont pas d'abord devenus des «mères-bis»? Ce qui serait désigné comme une «absence des pères» ne désignerait-il pas une confusion des places et «un glissement du rôle des pères vers l'idéal de la mère»? Ce gommage en cours de la différenciation père-mère, jusque dans le droit par le concept d'autorité parentale, va dans le sens de la désymbolisation, ôte la confrontation avec la dissymétrie, par laquelle le sujet peut supporter les conflits et se confronter au réel de l'altérité : «ce faisant c'est tout un équilibre qui est en rupture (…) quelque chose semble s'être passé dans le social qui a rendu caduque cette place pour le père (…) Mais à qui ou à quoi attribuer la responsabilité de cette configuration?».

  

Le discours de la science

  

«Notre hypothèse, c'est que c'est la survenue du discours de la science et surtout son accomplissement actuel qui a subverti en profondeur, d'une manière inédite et souvent insue d'elle-même, l'équilibre jusque là en jeu dans la famille, scène de l'élaboration de la réalité psychique du sujet et creuset de la vie sociale, et que ceci a rendu, dès lors, difficile l'exercice de la fonction paternelle», pose JPL, qui précise d'emblée qu'il ne s'agit là en rien de décrier la connaissance scientifique en tant que telle, mais bien plutôt, comme nous le verrons, la place démesurée que celle-ci s'est attribuée, par une opération de nécessaire enfouissement de la vérité, dont pourtant cette connaissance scientifique procède, et à laquelle elle aurait donc dû demeurer subordonnée.

L'affaire Galilée ouvre un conflit de légitimité entre l'autorité de l'Eglise et celle de la science : «Galilée et sa lutte contre Rome ont été suscitées par l'événement que constitue la possibilité d'affirmer «cela est scientifique»» (Isabelle Stengers). Un nouveau lien social se fonde dans ce nouveau principe de légitimité : non plus l'énonciation du maître, son dire, mais un savoir d'énoncés qui s'empilent les uns sur les autres, le dernier rendant déjà obsolète le précédent. Le rapport savoir-sujet remplace le rapport maître-sujet.

Et dans ce basculement, encore une fois, JPL distingue très clairement la science, comme procédé de connaissance, du «discours de la science» comme nouveau fondement du lien social, qu'il subvertit en venant se substituer à la loi du langage, avec tout ce que cela va impliquer dans le rapport du sujet à la limite : «ce développement véhicule en son sein ce dont profite le sujet pour ne pas avoir à assumer les conséquences de ce que parler implique». La science s'attribue ainsi, au cœur du social, une autorité qu'elle n'avait pas jusque là et qu'elle n'avait pas vocation à avoir.

Dès son origine, la science porte en elle une volonté de subvertir le langage, de le réduire à une fonction utilitaire. Les Grecs visaient déjà un savoir affranchi de la subjectivité des locuteurs. Il faudra attendre l'âge classique pour que ce vœux se réalise pleinement. Déjà loin de Montaigne qui constatait la vanité du savoir, le Discours de la méthode que publie Descartes en 1637, vise la recherche d'un point de certitude pour la construction des sciences : «Ainsi la science se constitue, non plus sur les perceptions mais sur les idées elles-mêmes. La rupture est dès lors faite avec la position épistémologique d'Aristote pour qui la priorité restait accordée à la chose existante». Descartes dissocie notre entendement de notre sens commun, dont il s'agit désormais de faire abstraction. Avec Galilée, il prend parti pour un rapport à la nature et au monde réduits à leur mathématisation.

Telle est la coupure fondamentale d'avec les Grecs : le savoir évacue la question de la vérité : «Désormais, savoir et vérité sont disjoints et le savoir, de ne plus être obligé de se confronter sans cesse à ce qui le fonde, peut se capitaliser. Le savoir peut dorénavant, sans mettre en péril sa validité, «oublier» la question de la vérité. La démarche de Descartes implique donc un mouvement d'autosuffisance qui, de ne plus s'être encombré de la dimension de la vérité, a pu devenir opérant».

Se libérant de son ancrage dans la vérité, le savoir fonde son origine sur lui-même afin de mieux pouvoir progresser. Cet oubli est une nécessité constitutive de sa méthode et conditionne la puissance opératoire de la science moderne. Autrement dit, le savoir a colonisé la vérité, la vie a été assimilée au savoir. Ainsi, chaque énoncé scientifique rend caduque le précédent énoncé : «La science se charge donc d'oublier le «dire» pour ne retenir que le «dit»».

JPL insiste donc bien là-dessus : cette subversion du réel par laquelle la science s'auto-fonde, n'est pas un «dérapage de l'idéologie scientiste». Elle est inhérente à la méthode scientifique moderne, porteuse d'un prétention totalisante et potentiellement totalitaire.

A cet égard, nous vivons aujourd'hui une nouvelle étape, celle où le monde se trouve directement déterminé par les effets de ce progrès, si visibles dans ces objets qui peuplent notre quotidien, du micro-onde à l'ordinateur en passant par la télévision et la pilule contraceptive. Avec le voyage de l'homme sur la Lune, «ce qui jusque-là avait été pensé comme impossible était devenu possible». Dans cette nouvelle et récente étape des développements de la science, la catégorie même de l'impossible est en train de disparaître, et avec elle, la dimension du manque, de la faille, qui sont au cœur du symbolique humain, et seulement par la reconnaissance et l'acceptation desquelles, le sujet humain peut devenir adulte.

Cette étape de la «technoscience» révèle bien que la science est ordonnée en vue de la technique. Les présupposés initiaux de la science aboutissent à la technique, à laquelle la nature devient entièrement subordonnée, et auquel le sujet humain risque de vite l'être à son tour : l'effacement de l'énonciation requis par la méthode scientifique aboutit à sa disparition, alors qu'elle est la propriété première d'un sujet. A cet effacement de l'énonciation, se substitue le «laisser-croire» en la toute puissance de la technoscience, par laquelle et grâce à laquelle tout est ou sera possible. Ce «rêve» vient faire écho à la volonté de toute-puissance qui est toujours inscrite dans la réalité psychique du sujet.

Aussi ne suffit-il pas d'être «vigilant», de discerner entre la vraie et la fausse science, en s'accommodant de l'exemple bien connu selon lequel on peut faire un bon ou un mauvais usage du couteau. Sinon, on demeure aveugle à l'enjeu : «Ainsi, lorsque François Lurçat rappelle la différence irréductible entre le monde de la science et le monde de la vie, il ne peut que constater avec désarroi, que «si cette différence est l'évidence même, l'inquiétant est que l'on soit [aujourd'hui] obligé de l'affirmer et de la justifier». Or, c'est bien là la spécificité du problème, c'est que spontanément, la méthode scientifique encourage l'effacement de cette différence», nourrit une confusion entre la technoscience et la vie.

Ce même François Lurçat se désole et s'inquiète que les scientifiques de son temps n'aient pas tiré les expériences de la Shoah, établissant ainsi un lien entre un totalitarisme historique et ce troisième moment de la science. Car, comme l'explique JPL : «Lorsqu'est atteint le troisième moment de la science, une fois que le techno-scientifique "roule pour lui tout seul", qu'il impose ses lois propres en véhiculant implicitement les présupposés qui sont les siens, et qu'il altère, de ce fait, aussi bien le bon sens commun que le sens de la limite, le danger n'est plus seulement le scientisme ; il nous faut identifier le danger que court une telle organisation comme le risque du totalitarisme, qu'en l'occurrence nous qualifierons de pragmatique (…) N'est-ce pas ainsi que nous pouvons interpréter le foisonnement de ces objets de consommation qui aspirent notre désir plus qu'ils ne l'inspirent? Pouvons-nous lire autrement les avatars de notre contrainte à l'hyperproduction, tels le surgissement et le développement de la maladie de la vache folle? N'est-ce pas ce à quoi nous mènent spontanément l'économie de marché néo-libérale et sa compétitivité débridée?»

 

 Serge Lellouche

(à suivre)

 

 

 

10:47 Publié dans Idées, Synthèses | Lien permanent | Tags : psychanalyse, technoscience