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12/08/2013

"Le Chant des créatures" : les chrétiens et l'univers, d'Irénée à Claudel (1)

écologie, christianisme, jean bastaire

Un livre d'Hélène et Jean Bastaire relu par Serge Lellouche :

 


Il est un mythe tenace qu'il est grand temps de renverser, nous dit Jean Bastaire : celui d'une «mentalité judéo-chrétienne» qui aurait entraîné le saccage de la planète, et qui serait enracinée dans un récit biblique justifiant le mépris de la création . Tragique contre-sens au regard de la vérité des Ecritures qui, de la Genèse à l'Apocalypse de Jean, révèlent un univers visible et invisible foncièrement bon, crée par la Parole du Père dans un pur mouvement d'amour et sauvé du péché dans cette même Parole incarnée.

Mais le divin dessein de genèse et de salut cosmique a-t-il toujours été bien compris et médité par les chrétiens eux-mêmes? Une part du christianisme n'a-t-il pas dérivé vers une focalisation par trop exclusive sur la seule destinée de l'homme, et plus grave, dans un processus de désincarnation et de décosmisation qui en a perverti l'essence?

Sous l'effet des gnosticismes, manichéismes, catharismes et idéalismes, une part de la conscience chrétienne a confondu la nature avec le péché, la création avec la chute, oubliant que l'univers était non pas l'effet du mal, mais sa victime, et que créé avec l'homme, il était promis avec lui et en lui à la régénération finale.

Dans cette continuité, Bastaire insiste avec force sur le grand tournant que va constituer l'âge de la raison classique et des Lumières, marqué par l'absolutisation de l'homme et de la raison et le renvoi de Dieu dans la transcendance froidement désincarnée du «Grand horloger de l'univers ».

Le chemin vers l'emprise dévastatrice de l'homme sur l'univers est pris en même temps que s'éloigne celui du christianisme cosmique.

«Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » avoue Pascal dans ses Pensées. On ne saurait imaginer des propos plus opposés à l'esprit de fraternité cosmique qui traverse l'Ancien Testament et l'Evangile.

Descartes participe de la même «désanimation» de l'univers que Pascal en affirmant que les animaux sont de simples machines et en balayant la notion patristique et scolastique de la tripartition des âmes (végétatives, sensitives et raisonnables). Dans le mouvement des animaux comme dans celui des astres règne le vide silencieux des lois mathématiques.

La «mentalité judéo-chrétienne» si couramment dénoncée aujourd'hui au nom de l'écologie, ne désigne rien d'autre que cette dérive, poussée au plus haut degré avec le jansénisme et le cartésianisme, et qui va radicalement à l'encontre de la vivante tradition chrétienne et du cœur de la foi catholique.

 

Des Pères de l'Eglise jusqu'à aujourd'hui, les textes abondent, souvent méconnus ou oubliés, traduisant le respect profond envers toutes les créatures et l'affirmation du salut de tout l'univers.

La profusion de ces textes est telle que Jean Bastaire reconnaît avoir du procéder à une sélection ; de même dans ce résumé de son livre, il est impossible de reprendre de façon exhaustive tous les auteurs qu'il cite. Petit détail de forme : nous n'avons mis en italique que les auteurs cités par Jean Bastaire, tout en ayant souvent repris mot pour mot sa propre formulation.

Notons que parmi ces auteurs, Bastaire distingue assez nettement deux catégories de théologiens : d'une part ceux qui ont développé le thème de la révélation des choses invisibles à travers les choses visibles, magnifiant le Créateur et son étincelante présence dans les créatures, mais qui s'en sont tenus là. Et d'autre part, ceux qui n'en sont pas resté à cette étape jugée provisoire par les premiers, et qui dépassant tout dualisme néo-platonicien, ont théologiquement rétabli la pleine et entière unité de la création dans son ensemble, jusqu'à la Parousie, en vue de la glorification universelle et de la participation de toutes les créatures à la béatitude éternelle.

Par intuition et conviction de foi, Jean Bastaire se range résolument dans la perspective radicale des seconds.

Enfin précisons clairement un point. Comme par les temps qui courent, la réhabilitation de la dignité intrinsèque de toutes les créatures, est parfois vécue comme une dépréciation de sa majesté l'être humain, voir comme une mise en cause insidieuse de sa centralité au sein de la création, notons que le propos de Jean Bastaire, à la suite des auteurs auxquels il se réfère, ne laisse pas planer la moindre ambiguïté à cet égard. Non seulement le primat de l'homme y est inlassablement réaffirmé, mais se trouve restitué dans toute la profondeur mystique de sa vocation propre, par laquelle sa divinisation dans son plein achèvement en Christ n'est pas séparable de son rôle de «frère aîné» de la création, rassemblant autour de lui l'ensemble des créatures, promises elles aussi en l'homme à la divinisation en Christ.

 

Dans son grand traité Contre les hérésies, Irénée de Lyon fustige en ces termes le mépris gnostique de la Création : «L'Auteur du monde est en toute vérité le Verbe de Dieu : lui-même, dans les derniers temps, s'est fait homme, alors qu'il était déjà dans le monde et qu'au plan invisible il soutenait toutes les choses créées et se trouvait enfoncé dans la Création. Voilà pourquoi il est venu de façon visible dans son propre domaine, s'est fait chair et a été suspendu au bois, afin de récapituler toutes choses en lui».

Irénée célèbre la résurrection parousiaque qui entraînera ensemble l'homme et le cosmos, par la croix cosmique : «Le Fils de Dieu a été crucifié pour tout, ayant tracé ce signe de croix sur toutes choses. Car il était juste et nécessaire que Celui qui s'est rendu visible amenât toutes les choses visibles à participer à sa croix » (Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, 34).

La guérison finale du cosmos, le retour à une harmonie voulue dès l'origine par le Créateur et rétablie par la puissance de la croix, est donc annoncée par Irénée.

Le diacre et mystique Ephrem de Nisibe, comme Irénée, reprend également l'affirmation de l'évangéliste Jean selon qui c'est le même verbe qui, Parole créatrice du Père, opère ensuite, Parole rédemptrice, le salut de l'univers. En se référant au lavement des pieds du Jeudi Saint, Ephrem souligne l'abaissement du Fils au-dessous de toutes les créatures afin de les glorifier toutes : «Parce qu'elles étaient déchues, gisant sous le joug de la malédiction, il s'humilia lui-même encore plus bas qu'elles, pour les élever et les exalter toutes. De même qu'il les humilia au commencement, ainsi maintenant dans sa sagesse, il vint vers elles en médecin et en pacificateur. » (Commentaire de l'Evangile...).

Mais contrairement à Irénée et par une étrange contradiction, Ephrem bannit toutefois les animaux de cette résurrection cosmique. De même qu'Origène, qui exclut formellement de cette promesse eschatologique l'ensemble de la Création non-humaine, alors que le même Origène s'enchante par ailleurs du langage détaillé de la Création, expression de la Sagesse divine parlant aux hommes à la fois par la nature et par les Ecritures.

On retrouve ce dualisme néo-platonicien chez Grégoire de Nysse, qui certes et contrairement aux hérésies gnostiques et manichéenes, ne considère pas la nature sensible mauvaise en soi, crée qu'elle fut par le Dieu souverainement bon, mais selon lui, dans un dessein subordonné et provisoire.

Pour sa part, Augustin, revenu de ses erreurs de jeunesse manichéenne, annonce la résurrection parousiaque du corps de l'homme, mais n'a pas un mot sur le reste du cosmos.

 

La grande et vertigineuse synthèse eschatologique vient avec Maxime le Confesseur au VIIème siècle : «Le Christ est le grand mystère caché, la fin bienheureuse pour laquelle tout fut crée, fin antérieure à toute existence. C'est le regard fixé sur ce but que Dieu a appelé les choses à l'existence. Le Christ constitue le plérôme où les créatures accomplissent leur retour en Dieu. » (Questions à Thalassios, 60).

Par son péché, «Adam a livré la nature entière comme proie à la mort » (Ambigua), et grâce au Nouvel Adam qui s'incarne pour exorciser cette malédiction, «la terre entière est sanctifiée en revenant à travers la mort au paradis ». L'univers entier assumé par le corps glorifié du Christ fait retour au Père : telle est la Pâque cosmique.

L'homme a non seulement vocation à atteindre sa propre fin dans le Christ, mais aussi à permettre à tous les êtres d'atteindre la leur, car par l'homme toutes les créatures sont appelées à être divinisées, chacune selon sa mesure : «La multitude de celles-ci font l'unité des unes avec les autres et convergent entre elles autour de l'unique nature de l'homme», de manière à ce que «Dieu soit tout en tous en comprenant tout en Lui »(Ambigua).

Maxime montre avec une force inégalée à quel point le monde sensible est lié par vocation au monde spirituel : «Le monde est un. Car le monde spirituel dans sa totalité se manifeste dans la totalité du monde sensible, exprimé mystiquement par des images symboliques pour ceux qui ont des yeux pour voir. Et le monde sensible tout entier est secrètement transparent au monde spirituel tout entier, simplifié et unifié par les essences spirituelles. Dans celui-ci est celui-là par les essences, dans celui-là est celui-ci par les symboles, et l'oeuvre des deux est une» (Mystagogie, 2).

 

Au IXème siècle, le moine irlandais Jean Scot Erigène introduira la pensée de Maxime le Confesseur dans le haut Moyen-Age occidental et lui empruntera notamment l'idée qu'à la fin des temps le Christ «accomplira universellement en tous les parfaits ce qu'il a réalisé individuellement pour lui-même» (De divisione naturae, V, 36) ; et Scot Erigène d'apporter cette importante précision : «Je ne dis pas simplement en tous les hommes, mais aussi en toute créature sensible. Car lorsque le Verbe de Dieu a assumé la nature humaine, il n'a exclu aucune substance crée qu'il assumait en même temps dans cette nature». Il plaide pour l'admission des âmes des animaux dans le salut définitif.

En Orient autour de l'an mil, le grand mystique byzantin Syméon le Nouveau Théologien, formule une catéchèse du salut cosmique qui dissipe les tentations néo-platoniciennes et les réticences de l'augustinisme : «De même que nos corps dissous ne s'en vont pas dans le néant pour ne plus avoir aucun genre d'existence, mais sont renouvelés par la résurrection, de même aussi le ciel et la terre et tout ce qu'elle renferme, c'est à dire l'ensemble de la Création, seront renouvelés et délivrés de la servitude de la corruption ; ces éléments auront part avec nous à l'éclat de l'au-delà et de même que le feu nous mettra tous à l'épreuve, de même toute la Création sera renouvelée par le feu» (Traités théologiques et éthiques, Premier traité éthique, 4). Avec l'élan de son lyrisme mystique, il évoque les traits de cet univers ressuscité : «Le ciel tout d'abord sera incomparablement plus éclatant. La terre retrouvera dans sa nouveauté une beauté indescriptible, un fond de verdure qui ne flétrira pas, embellie qu'elle sera de fleurs lumineuses d'une variété toute spirituelle. L'éclat du soleil de justice sera sept fois plus fort et la lune enverra des rayons au double du soleil qui luit maintenant »(...)«tout le monde terrestre sera uni entièrement au monde céleste». C'est «cette terre rénovée que les doux, déclarés bienheureux par le Seigneur, recevront pour héritage» (Ibid).

 

Du côté de l'Occident médiéval, Bernard de Clairvaux éprouve à son tour la force du lien entre les biens visibles et les biens invisibles : «L'être des choses met en relief une puissance inouïe, tellement sont nombreuses et grandes les créatures et tellement la Création est diverse et admirable. Quant à la manière dont elle est constituée, elle reflète une sagesse exceptionnelle » (Troisième sermon pour la Pentecôte). Pourtant, il n'échappe pas à la contradiction qui lui fait exclure les animaux de la béatitude éternelle, ne reconnaissant seulement aux bêtes qu'une âme végétative, périssable.

Sa contemporaine Hildegarde de Bingen partage ce jugement restrictif, affirmant que «l'esprit des animaux meurt avec la chair » (Le Livre des œuvres divines), bien que «toutes les créatures resplendissent en elle (la Sagesse) du plus splendide éclat de son essence» (...) «Comment saurait-on que Dieu est vie, sinon par ces créatures vivantes qui le glorifient ? Il a donc placé ces étincelles ardentes pour éclairer son Visage » (Ibid).

Hildegarde fut par ailleurs une véritable prophète de la crise écologique actuelle : «Maintenant tous les vents sont remplis de la pourriture du feuillage, l'air crache de la saleté à tel point que les hommes ne peuvent même pas ouvrir la bouche comme il faut. La force verdoyante s'est fanée à cause de la folie impie des foules humaines aveuglées » (Le Livre des mérites de la vie, III, I, 2). Elle montre comment la Création prend sa revanche sur le transgresseur, devient ainsi l'agent de la justice de Dieu en cessant d'être soumise à l'homme : «Bouleversée, elle perd son équilibre et inflige aux hommes de grandes et nombreuses tribulations, afin que l'homme qui s'était tourné vers le mal soit par elle châtié» (Scivias, I, 2, c).

 

Grâce à François d'Assise, on touche au cœur du grand mystère de la communion cosmique en Christ : en quoi le salut de l'homme est-il indissolublement lié au salut de la Création ? La réponse du Petit Pauvre, toute intuitive et spirituelle, est typiquement chrétienne, car elle jaillit de l'amour. Jamais l'annonce de la fraternité universelle ne sera portée aussi loin.

Il aime absolument tout et s'adresse à toutes les créatures selon la réalité des sentiments et de l'intelligence de chacune d'elles, autant dans la joie que dans la compassion profonde. Le levraut se blottissait contre lui, la poule d'eau ne le quittait pas, un faucon l'éveillait la nuit pour la récitation de l'office divin, les bêtes sauvages s'approchaient de lui et le servaient. Loin de ne prêcher qu'aux seuls oiseaux, «quant il rencontrait des fleurs répandues par nappes, il leur prêchait comme si elles avaient été douées de raison et les invitait à louer le Seigneur. Les moissons et les vignes, les rochers et les forêts, tous les sites riants, les fontaines, les bosquets, la terre, le feu, l'air et les vents, tous avec la plus authentique simplicité, il les exhortait à aimer Dieu et à le servir de grand cœur. Tout être recevait le nom de frère ; l'intuition pénétrante de son cœur arrivait à découvrir d'une manière extraordinaire et inconnue d'autrui le mystère des créatures» (Thomas de Celano, Vita prima, chap. XXIX, dans Saint François d'Assise).

Bonaventure expliquera ainsi cette familiarité : «A force de remonter à l'Origine première de toutes choses, il avait conçu pour elles toutes une amitié débordante et appelait frères et sœurs les créatures même les plus petites, car il savait qu'elles et lui procédaient du même et unique principe» (Legenda major, VIII, 6, 8, 10, dans Saint François d'Assise).

Et chez François, l'emploi du mot frère va beaucoup plus loin que l'idée d'une Origine commune à l'ensemble de la Création. S'il y a des frères, c'est qu'il existe un Père dont toutes les créatures sont filles. Non seulement de source, la relation de l'univers à Dieu est de filiation. Par le Fils, l'ensemble de la création devient de race divine, selon la classique formule patristique : «Dieu s'est fait homme pour que par l'homme la création entière devienne Dieu».

 

Dieu a besoin d'être aimé par tout ce qu'il aime et veut tous ses enfants promis à la contemplation de son Visage. A cet égard, traitant de la résurrection finale, on ne comprend pas chez Thomas d'Aquin son acharnement à ne se polariser que sur la seule et exclusive glorification du corps de l'homme.

A contrario, on rejoint à nouveau les cimes de la théologie cosmique avec Maître Eckhart, qui reprend l'image classique selon laquelle «toute créature, pleine de Dieu, est un livre ». A l'homme échoit la fonction royale de réintégrer les créatures en Dieu par le Verbe incarné : «Toutes les créatures cherchent à entrer dans ma raison, pour être spirituelles en moi. Moi seul prépare toutes les créatures à revenir à Dieu» (Sermons).

Les grands mystiques ne méprisent pas la terre mais la replacent en Dieu. A la fin du XVIème siècle, Jean de la Croix en est encore un sublime exemple. S'appuyant sur la révélation fondamentale de l'évangéliste Jean selon lequel toutes choses ont été créées dans le Verbe, il avance cette interprétation audacieuse des premiers moments de la Genèse, lorsque Dieu vit que toutes choses étaient bonnes : «Non seulement il leur donna l'être et les dons naturels en les regardant, mais encore par la figure de son Fils il les laissa revêtues d'une beauté supérieure en leur communiquant l'être surnaturel» (Oeuvres...). Ainsi, crées par le Verbe, toutes choses ont été dès l'origine configurées à lui et rachetées ensuite par lui, lorsqu'il s'est fait homme dans le Christ : «Voilà pourquoi ce même Fils de Dieu a dit : « Lorsque je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi. » Ainsi le Père, par le mystère de l'incarnation de son Fils et de sa glorieuse résurrection selon la chair, non seulement a embelli en partie les créatures, mais les a laissé (ensuite) complètement revêtues de beauté et de dignité» (Ibid).

Pierre de Bérulle, initiateur de l'Oratoire de France, épouse à son tour ce grand mouvement de sanctification de toute créature. A l'inverse des sinistres cartésiens à venir, il apostropha un jour un religieux qui venait de frapper un chien : «Pourquoi l'avez-vous frappé ? Voyez, il crie et s'en plaint à Dieu par la voix de la nature. Les animaux ont droit de chercher leur vie suivant l'instinct naturel que Dieu leur a donné» (Germain Habert de Cerisy, La Vie du Cardinal de Bérulle, 1646). Bérulle avait ce don d'élever et de sanctifier toutes choses, jusqu'à la plus petite des bêtes : «Voyez-vous, dit-il à un Père qui lui parlait, voilà qui rend hommage à l'existence et au mouvement de Dieu en soi-même. Cette chose si petite à nos yeux a une origine si haute, et elle adore par sa condition et par son état ce qui est ineffable et inconcevable » (Ibid). Cette affirmation mesure combien la créature la plus infime peut être ordonnée par le Créateur à la tâche la plus sublime.

On a vu plus haut en quoi le 17e siècle constituera une rupture décisive avec cette profondeur universelle, un dramatique rétrécissement de la foi par sa désincarnation et par un moralisme mystique fermant les portes au grand souffle du christianisme cosmique, et ouvrant celles de l'anthropolâtrie démiurgique.

Pourtant bien des esprits, entre autre chez les jésuites, par un sûr instinct théologique, ont très vite décelé le piège qui s'ouvrait : la désanimation radicale de l'univers engendrerait dans le même mouvement la chute spirituelle de l'homme.

Plus tard, un Chateaubriand renoue avec le lyrisme charnel et mystique propice à la contemplation de la nature. Ainsi proclame-t-il : «Ce n'est point dans une ménagerie où l'on tient en cage les secrets de Dieu qu'on apprend à connaître la sagesse divine : il faut l'avoir surprise, cette sagesse, dans les déserts, pour ne plus douter de son existence ; on ne revient point impie des royaumes de la solitude ; malheur au voyageur qui aurait fait le tour du globe, et qui rentrerait athée sous le toit de ses pères !» (Génie du Christianisme). Les grandes orgues du Génie du Christianisme, vibrent de ces merveilles de la nature manifestant l'existence de Dieu : «Il est un Dieu; les herbes de la vallée et les cèdres de la montagne le bénissent, l'insecte bourdonne ses louanges, l'éléphant le salue au lever du jour, l'oiseau le chante dans le feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l'océan déclare son immensité» (Ibid). Recourant à ses souvenirs d'Amérique, il loue l'intelligence des écureuils et des castors et multiplie les superbes évocations d'oiseaux, en particulier du rossignol, « premier chantre de la Création » (Ibid).

 

Certes en voie de marginalisation dans la littérature chrétienne, l'amour des œuvres de Dieu n'a pas pour autant disparu, ni sous les coups de boutoirs du matérialisme positiviste, ni par le retour des déesses mères, du polythéisme et du panthéisme romantique. Le cœur fransiscain continue de battre, avec par exemple un Frédéric Ozanam qui ressuscite les Fioretti dans son étude Les Poètes fransiscains italiens du XIIIème siècle, où il montre combien François avait le sentiment divin de la beauté et en révérait l'expression littéraire.

Louis Veuillot, faisant le récit de sa conversion, consacre admirablement un chapitre de son livre au Poverello : «Les créatures souffrent parce que la terre est punie, et la terre est punie à cause de nos péchés. Voilà pourquoi nous sommes en guerre avec toute la nature. Saint François avait si bien vaincu le péché qu'aucune hostilité n'existait plus contre lui dans le monde. Il était en paix avec les êtres, avec les éléments, comme avec les hommes et avec lui-même. Il aima toutes choses, toutes choses l'aimèrent» (Rome et Lorette). A la suite de François, Veuillot recommande une attitude de bienveillance universelle qu'on appellerait aujourd'hui écologique : «Il est aisé de comprendre pourquoi jamais un saint n'a été dévastateur» (Ibid).

Notons que s'il est bien une terre qui n'a pas vu s'estomper l'amour biblique de la nature, c'est assurément la Russie. Parmi tant d'autres, Dostoïevski revient sur cette dimension cosmique de l'amour...«Comment pourrait-il en être autrement ? Car le Verbe est destiné à tous ; toutes les créatures, jusqu'à la plus humble feuille, aspirent au Verbe, chantent la gloire de Dieu, gémissent inconsciemment vers le Christ ; c'est le mystère de leur existence sans péché » (Les Frères Karamazov)... et sur cet élargissement du cœur de l'homme par l'amour de toute créature : «Aime les animaux, les plantes, tu aimeras et apercevras le Mystère de Dieu en eux »(...)  «Les petits enfants doivent être élevés avec les animaux - avec le cheval, la vache, le chien. Leurs âmes seront meilleures et auront plus de compréhension » (Les carnets des « Frères Karamazov » »).

 

Dans une toute autre perspective et dans un tout autre contexte, John Henry Newman, prêtre de l'Oratoire et converti de l'anglicanisme, ressuscite la doctrine patristique (reprenant la thèse de l'apocalyptique juive) des anges recteurs de l'univers. En plein XIXe siècle positiviste, il ne craint pas de dérouter l'air du temps scientiste et de renouer avec l'observation de la beauté céleste du monde visible : «J'imagine un savant. Il est en train d'analyser une fleur, un brin d'herbe, une pierre, un rayon de lumière. Et si soudain il découvrait, sous ces formes visibles, un être puissant qui se cache, qui leur donne leur beauté, leur grâce, leur perfection, quel ne serait pas le saisissement de cet homme! A chaque souffle d'air, à chaque rayonnement de lumière et de chaleur, nous touchons les franges, nous voyons s'agiter la robe de ceux qui contemplent Dieu face à face» (Cité dans Henri Bremon, Newman).

Toute la beauté créée s'efface alors devant la beauté du Créateur, non pas détruite ou absorbée en Lui, mais ainsi justifiée. Tel sera l'avènement parousiaque à la fin des temps, faisant monter avec force la prière eschatologique : «Si brillants que soient le soleil, et le ciel, et les nuages, si verdoyants que soient les feuilles et les champs, si doux que soit le chant des oiseaux, nous savons que tout n'est pas là et nous ne prendrons pas la partie pour le tout. Ces choses procèdent d'un centre d'amour et de bonté qui est Dieu lui-même ; mais elles ne sont pas sa plénitude ; elles parlent du Ciel, mais elles ne sont pas le Ciel ; elles ne sont en quelque sorte que les rayons égarés et une faible réflexion de son image ; elles ne sont que les miettes de la table » (Cité dans Jeanne Vallentin, La Foi des chrétiens).

 

Avec Léon Bloy, peut-être comme jamais auparavant, nous touchons au mystère de la souffrance animale et de la participation des bêtes au salut du monde : «Le genre humain paraît avoir oublié que tout ce qui est capable de pâtir depuis le commencement du monde est redevable à lui seul, genre humain, de soixante siècles d'angoisses, et que sa désobéissance a détruit le précaire bonheur de ces créatures dédaignées par son arrogance d'animal divin »(...) «La masse énorme de leurs souffrances fait partie de notre rançon et, tout le long de la chaîne animale, depuis l'homme jusqu'à la dernière des brutes, la Douleur universelle est une identique propitiation» (La Femme pauvre).

Sur l'origine de cette communion dans l'agonie réparatrice, Bloy a cette vue saisissante : «Notre premier ancêtre, en nommant les bêtes, les a fait siennes, d'une manière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties comme un empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin »(Ibid). Aussi, «quand nous voyons une bête souffrir, la pitié que nous éprouvons n'est vive que parce qu'elle atteint en nous le pressentiment de la Délivrance».

Léon Bloy ne pense pas vraiment que la douleur de l'animal ne serve qu'à la rédemption de l'homme ; il croit en un bénéfice propre pour l'animal. Il ne se reconnaît pas «le droit de prononcer en toute assurance qu'une forme discernable, la forme animale, est indélébile et porte en soi le caractère de l'éternité» (Ibid) mais il espère cette éternité et en attend la révélation au moment de la Parousie. C'est pourquoi «un jour Dieu fera par les bêtes quelque chose d'inimaginable, quand sera venu le moment de manifester sa gloire » (Ibid).

Tout comme Bloy (mais aussi le poète Francis James), Nicolas Berdiaev, philosophe russe réfugié en France, est profondément sensible à la douleur des bêtes, ayant souvent ressenti «une pitié brûlante, dévastatrice, en regardant dans les yeux d'un animal qui souffre : toute la douleur du monde semblait s'y être réfugié » (Essai d'autobiographie spirituelle). La question de l'immortalité des animaux le mobilise tout particulièrement : «Agis de telle sorte que tu puisses affirmer en tout, partout et à l'égard de tout et de tous, la vie éternelle. Il est vil d'oublier la disparition, ne fût-ce que d'un seul être vivant, de se réconcilier avec elle. La mort de la dernière et de la plus infime créature comporte quelque chose d'intolérable, et si elle n'est pas vaincue en ce qui la concerne, alors le monde n'a aucune justification et ne peut-être accueilli» (De la destination de l'homme). Il étend à toute créature cosmique la révolte dostoïevskienne contre la souffrance et la mort d'un enfant humain : «Nous devons affirmer un principe ontologique non seulement à l'égard des hommes, mais à l'égard des animaux, des plantes et même des objets inanimés »(...) (Impossible de) «scinder la destinée de l'âme humaine d'avec la destinée du cosmos. La résurrection les réunit, résurrection de ma chair en même temps que de celle du cosmos. J'entends par chair non pas la substance matérielle de mon corps et de celui du monde, mais la chair spirituelle » (Ibib).

Alors que son contemporain Teilhard de Chardin développe un christianisme cosmique dont les orientations entrent sur bien des points en contradiction avec l'enseignement des Ecritures, Victor Poucel, autre jésuite français, s'est illustré par son imposante Mystique de la terre en six volumes. Il y développe notamment le thème d'une nature comme livre déployé devant nous où le royaume de Dieu est décrit en paraboles, reprenant la distinction traditionnelle entre l' «image » qui atteste une similitude, et le « vestige » qui révèle seulement une présence. Sur l'attitude à l'égard des animaux, il invoque François d'Assise, se plaignant que l'on ait bien souvent réduite la portée de son message, bouleversant et radical car insufflé par l'esprit de pauvreté: «La réhabilitation - avec toutes ses conséquences – de la notion de « créature » est une interprétation de l'Evangile aussi authentique, aussi nécessaire à la mentalité chrétienne que l'était la réhabilitation de l'esprit de pauvreté. François prêchant aux oiseaux et bénissant ses frères d'en bas est tout simplement un catholique intégral» (Mystique de la terre, t.II, La parabole du monde).

Contre le juriste chrétien prenant prétexte que l'animal n'est pas une « personne » pour le considérer comme une chose, Victor Poucel s'indigne : «Vous avez donné un coup de pied brutal à votre bête, et un ange a gémi en elle, parce que vous n'agissez pas en fils de Dieu. La contemplation de Dieu ne se repose pas sur un homme nu et sèchement isolé, ce que vous appelez sa « personnalité », elle s'émerveille de l'homme vêtu, complet, achevé dans la fraternité qui l'unit à la Création entière. Dieu ne supporte pas du plus aimé de ses enfants l'excuse caïnique : ''Suis-je le gardien de mon frère ?'' » (Ibid). Il affirme avec une foi inébranlable que «toute créature de Dieu a été créée avec un coeur » (Ibid), solidaire de tous les autres cœurs : « le cœur le plus profond de la nature est humain ».

Préfacier enthousiaste de la monumentale œuvre de Victor Poucel, Paul Claudel constitue le dernier et sublime sommet théologique sur ce long chemin que nous fait revivre Jean Bastaire.

Claudel est l'homme de l'univers et de l' «acclamation cosmique » (Les Aventures de Sophie). Ainsi réplique-t-il à l'effroi pascalien face au silence éternel des espaces infinis : «Comment peut-on être effrayé par une prairie ? Est-ce qu'une étoile n'est pas aussi familière à nos cœurs qu'un brin de muguet, aussi désirable qu'une escarboucle ? Nous n'avons qu'à la cueillir. Et pourquoi parler de silence quand je n'ai qu'à me taire pour entendre un hourra et un cantique, une récitation et un Credo, un Hosannah et un Confiteor, et mêlés aux vastes plis de l'explication paternelle des cris d'hirondelles et d'enfants, et les sanglots d'une femme folle de joie ? » (Présence et prophétie).

Mais si l'on veut se mettre à l'écoute de l'univers, il faut commencer par s'unir spirituellement à lui : «Nous ne comprenons les choses que si nous nous mettons avec elles dans le même état de prière» (Feuilles de saints). «Chaque arbre a sa personnalité, chaque bestiole son rôle, chaque voix sa place dans la symphonie ; comme on dit que l'on comprend la musique, je comprends la nature, comme un récit détaillé qui ne serait fait que de noms propres » (Connaissances de l'Est).

« Nous avons à dégager de toutes les créatures la marque du Créateur, la louange dont il l'a faite dépositaire responsable, ce qu'elle a à nous dire de Dieu, et, pour cela, à la lire par le dedans (intelligere), à la regarder sans préjugés, avec attention, patience et sympathie, non pas dans l'attitude d'un juge, ni dans celle d'un caporal, mais dans celle d'un frère, selon que saint François s'adressait à Frère le Feu et à Frère le Loup» (Positions et propositions).

Ainsi accomplirons-nous la tâche que Dieu nous a fixée : travailler en tout et partout à l'avènement du Verbe par «la libération en chaque créature de la parole qu'elle est. C'est pour cela que le dernier mandat du Verbe fait chair à ses apôtres au jour de son Ascension est d'aller et de prêcher l'Evangile à toutes les créatures, non pas aux hommes seulement, vous entendez ?  Mais à toutes les créatures, de nommer Dieu devant elles et de leur apprendre ce qu'elles veulent dire» (Conversations dans le Loir-et-Cher).

Avec une virulence prophétique rappelant celle d'Hildegarde de Bingen, il annonce déjà les cris d'alarme des écologistes en dénonçant «tous nos tripotages chimiques et pharmaceutiques, le nuage de soufre au dessus de la Westphalie, nos abominables usines de Saint-Denis et de Pantin qui pissent du vitriol et du chlore» (Au milieu des vitraux de l'Apocalypse). Il ne fustige pas moins l'élevage en batterie qu'on pratique au Danemark où «la vache est un laboratoire vivant qu'on nourrit par un bout et qu'on trait à l'électricité par l'autre »(...)«Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et sœurs de l'homme, des significations de la Sagesse divine que l'on doit traiter avec respect ?».

Il décrit a contrario ce que devrait être la tâche de l'homme : «C’est tout le travail d’Adam dans le Paradis terrestre que nous avons à reprendre d’une manière magistrale et méthodique. Oui, il faut venir au secours de cette création qui gémit et qui a besoin de nous. Il faut venir au secours de l’humanité d’abord, mais aussi il faut venir au secours de la forêt. Il faut venir au secours de la ronce qui demande à devenir une rose. Il faut que le Verbe Rédempteur se fasse entendre à tout ce que le Verbe Créateur a suscité et que rien ne soit étranger à sa révélation dans la gloire » (Conversations dans le Loir-et-cher).

Paul Claudel ne recule nullement devant l'affirmation sur laquelle ont buté tant de ses prédécesseurs, le plus souvent théologiens, et qu'ont soutenue plutôt des poètes et des mystiques ; dans un élan magnifique, il ressuscite le grand thème de la récapitulation parousiaque chère à Irénée de Lyon, dix-huit siècles plus tôt : «Non seulement les hommes, mais les animaux entreront dans Jérusalem, quoique naturellement d'une manière différente »(...) «Sous le sourire de la Beauté éternelle tout s'animera, tout renaîtra, tout revivra, tout retrouvera un sens, une suite et une explication. Sous la couronne éternelle tout reprendra ordre et figure » (Au milieu des vitraux de l'Apocalypse).

 

Serge Lellouche

Fraternité des chrétiens indignés

 

 

Hélène et Jean Bastaire,   Le Chant des créatures   (Cerf 1996)

 

 

Commentaires

CELA CHANGE!!!

> Cela change des discours du genre: "le judéo-christianisme en vidant la nature du divin pour le placer dans un arrière-monde prépare son exploitation économique quand l'arrière-monde s'efface aussi."
Ou bien: "le catholicisme, religion du Livre (encore une erreur courante), ne prend pas en compte la souffrance des animaux...."
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Écrit par : Aurélien Million / | 12/08/2013

PASCAL

> Peut-être Pascal, avec son « silence éternel de ces espaces infinis » voulait-il simplement marquer sa surprise et son vertige face à l’étendue de l’univers que l’astronomie commençait tout juste à entrevoir mais qui présentait un total changement d’échelle par rapport à notre petite terre. Peut-être aussi entrevoyait-il la vertigineuse différence sinon de nature, au moins de degré, entre le monde soumis aux lois physiques représentables par des relations mathématiques : mécanique céleste, statique des pressions (ça, c’est de lui-même !) ou encore optique, et le vivant infiniment plus varié, plus imprévisible et dont on ne connaissait pas encore la nature d’information. La biologie était rudimentaire, quant à la génétique, il faudra attendre le moine augustin Mendel pour qu’elle décolle. Si la matière a son rôle et sa noblesse dans la Création, c’est comme support de la vie, comme le papier et l’encre (ou la tablette de cire ou le disque dur…) sont le support d’une information.
Ce qui fait qu’il y a infiniment moins de différence entre le lichen vivant et le renne qui le broute qu’entre le lichen et la pierre minérale qui le porte. 2000 pages de papier ne sont la Bible que si les caractères d’imprimerie sont dans un certain ordre et ne le sont que pour ceux qui savent les lire, c'est-à-dire en connaissent le code. Mais de même que pour communiquer la Parole de Dieu aux hommes, le papier (ou la carte mémoire, ou la corde vocale du lecteur) est indispensable, l’immensité vertigineuse que nous montre la cosmologie est indispensable à l’existence de la vie sur notre minuscule planète quelque part entre deux bras de Voie lactée.
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Écrit par : Pierre Huet / | 12/08/2013

LES "PENSEES"

> Il faudrait se pencher aussi sur le contexte dans lequel cette pensée de Pascal est insérée. Les "Pensées" sont un livre apologétique, malheureusement inachevé – ce qui rend son interprétation difficile et favorise les contresens. Une question fondamentale doit donc être posée : qui parle? Pascal s'exprime-t-il en son nom propre d'homme de foi ou se fait-il l'avocat du libertin?
Les "espaces infinis" pouvaient être compris de manière radicalement différente, selon que l'on est – ou pas – chrétien : dans le premier cas il s'agira d'une manifestation de la grandeur de Dieu; mais l'homme sans Dieu, le libertin contemplera un univers informe, privé de centre et de périphérie, bref : un chaos. Et pourtant l'héliocentrisme était plutôt ordonné.
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 13/08/2013

ANTIQUES

> Pour aller au fond de la question : l'acosmisme est une donnée inévitable de notre rapport au monde; l'idée gréco-hébraïque de Cosmos - une sorte de jeu de lego divin - n'est plus tenable scientifiquement. De fait, l'ancienne représentation d'un « monde clos » et étagé (ciel - terre - enfers), plus personne n'y croit!
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 13/08/2013

DISCUTER BASTAIRE

> Sans trop risquer de se tromper, on peut rejoindre l'opinion de Jean Bastaire pour qui le XVIIe siècle et les Lumières ont constitué une rupture civilisationnelle majeure, avec (a) l'avènement d'une raison purement instrumentale; (b) l'objectivation de la réalité sous l'angle exclusivement « naturel » , aux dépens de toute considération relative à la condition surnaturelle des êtres.
En fait, métaphysique et politique ont partie liée : Penser, comme l'ont fait Leibniz et Voltaire, une nature autonome, coupée de toute relation à Dieu une fois la mécanique du monde mise en branle, cela revient à conforter la conception libérale opposant la rationalité publique nécessairement séculière aux opinions privées, réputées théologiques et non rationnelles. La relation créée confinée dans le privé, n'est plus considérée comme un paramètre de notre gestion de la nature ainsi que de notre maîtrise des techniques. Aussi ne faut-il pas trop s'étonner de « l'absolutisation de l'homme » ou plutôt de ses « droits » vides de toute contrepartie.
Bien sûr, le XVIIe et le XVIIIe siècles ne forment pas des blocs homogènes sur le plan de la pensée. Et c'est à ce niveau que je serais critique à l'égard de l'auteur.
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 13/08/2013

@ Blaise,

> "Une question fondamentale doit donc être posée", dites-vous.
Alors, dans l'espoir vif de ne pas avoir bossé pour rien, permettez-moi de vous la poser à titre très personnel : la perspective théologique vertigineuse à laquelle nous ouvre Jean Bastaire vous aide-t-elle à cheminer corps et âme vers une relation de fraternité cosmique avec les chats, les oies sauvages et les fleurs des champs, quand bien même aucune de ces innocentes créatures n'aurait jamais lu les oeuvres complètes de Pascal, Leibniz, Voltaire ou Michel Foucault, et demeurerait à jamais insensible au concept d'héliocentrisme ?
Merci.
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Écrit par : Serge Lellouche / | 13/08/2013

PAS CHRETIEN ?

> D'après la synthèse de Serge Lellouche, Jean Bastaire se réfère à Dostoïevski, lequel n'était pourtant pas chrétien.
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 13/08/2013

@ Serge Lellouche

> Effectivement, j'ai un peu délaissé le propos central du livre de Jean Bastaire : la filiation commune des hommes et de l'ensemble des êtres créés, appelés les uns et les autres à la Résurrection. L'intérêt de votre synthèse, c'est qu'elle permet un vaste aperçu des auteurs à avoir écrit sur le sujet. Cela fait aussi ressortir une tension qui traverse la tradition chrétienne depuis assez longtemps, plus longtemps encore que je ne le pensais, et qui n'est pas prêt d'être résolue : la résurrection des créatures non humaines sera-t-elle une résurrection des espèces, variétés, etc. ou plus radicalement des âmes prises dans leur individualité? Question difficile qui continue à diviser les chrétiens, et parfois à nourrir des polémiques – je pense à la réaction épidermique de Paul Valadier dans son livre sur le "Propre de l'homme".
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 14/08/2013

@ Serge Lellouche

> Pour moi, la fraternité avec l'ensemble des créatures de Dieu est évidemment essentielle, même si nous vivons dans un type de société qui ne favorise guère sa mise en pratique. Après saint François d'Assise, l'auteur qui m'a beaucoup accompagné dans cette voie, c'est Paul Claudel. Sur ce thème, il faudrait lire tout Claudel; qui d'autre en a parlé mieux que lui parmi les écrivains contemporains?
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 14/08/2013

@ Blaise,

> Sur ce thème, il faudrait lire tout Claudel» ; en tant que membre du genre humain, j'en conviens, et avec une joie profonde.
Néanmoins, je vous assure que les coccinelles, les poules d'eau et les saules pleureurs ne vous sourieront pas plus, et ne se trouveront pas davantage confortés par vous dans la joie indicible de se savoir promis en Christ à leur glorification éternelle, si vous leur faites un exposé en trois parties sur la nature des controverses théologiques autour de la résurrection des créatures non-humaines.
Je suis d'ailleurs convaincu que la plupart d'entre eux n'ont pas eu vent de ma petite synthèse sur le bouquin de Bastaire. En gros, ils s'en foutent et sont par essence imperméables au risque et au travers bien humain d'ensorbonnisation qui nous guette tous.
Ils ne demandent finalement qu'à être pleinement regardés et aimés pour ce qu'ils sont. Et pour ce, n'attendez tout de même pas trop longtemps l'avènement d'un type de société propice à cette conversion de notre regard.

PS : (véridique!) si vous êtes intéressé (vous ou d'autres d'ailleurs!) je peux vous envoyer des semences de potimarron 100% bio ; j'en ai semé plusieurs sur mon balcon ces temps-ci, et croyez-moi, ces créatures aussi discrètes que majestueuses dans leur flamboyante et vigoureuse croissance, sont pour moi une source non seulement d'émerveillement mais d'évangélisation, selon des ressorts qui je dois le dire dépassent très largement mon entendement.
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Écrit par : Serge Lellouche / | 14/08/2013

COSMOS

> Pourquoi ai-je insisté (trop) lourdement sur la non validité de la notion de cosmos? Au fond, rien n'empêche d'utiliser le mot, ne serait-ce que pour rendre compte de manière satisfaisante de l'unité du dessein de Dieu envers la création.
C'est que j'avais encore en tête Pascal, même sans le dire. Tel que je le comprends (il me faudrait une édition des Pensées pour pouvoir le vérifier), Pascal cherchait surtout à faire comprendre au Libertin toute l'horreur d'un monde où Dieu serait absent. Mais s'il ne partageait pas la frayeur qu'il décrit pourtant si bien, cela ne l'a pas empêché d'avoir une conscience très aigue du changement opéré par l'astronomie et la mathématique modernes : la découverte de l'infiniment petit et de l'infiniment grand on fait éclater les anciennes représentations. Cela le prémunit, d'ailleurs, de la tentation de vouloir se représenter l'univers à la façon d'une mécanique complexe, et qui aurait eu besoin d'un Dieu horloger. Nous retrouvons ici l'opposition à Descartes dans les "Pensées" :  «  Je ne puis pardonner à Descartes: il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement; après cela, il n'a plus que faire de Dieu. »
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Écrit par : Blaise Join-Lambert / | 14/08/2013

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