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07/08/2013

Le vrai visage du libéralisme [3]

Une lecture de Michéa :


Egoïsme et common decency : La solution libérale au problème de la guerre de tous contre tous implique donc que les valeurs morales soient expulsées hors de l'espace public, et que les « vices privés » soient canalisées au profit de la communauté. De ce point de vue, Ayn Rand est probablement celle qui, au XXème siècle, a assumé avec la plus grande fermeté les implications morales ultimes du paradigme libéral. Une éthique capitaliste cohérente, écrit-elle, «prône et soutient fièrement l'égoïsme rationnel».

On pourra objecter que le souci initial des libéraux consistait en une privatisation des valeurs morales et religieuses et non en leur abolition, et qu'en théorie, chacun demeurait donc libre de préférer à titre personnel un comportement généreux à un comportement égoïste. On objectera alors à l'objection que d'un point de vue libéral, un individu altruiste et soucieux du bien commun représente par définition une exception à la nature humaine, et que si, selon le credo majeur du libéralisme, la poursuite par chacun de son intérêt bien compris constitue la meilleure façon de servir la communauté, les libéraux à visage humain sont donc, de toute manière, condamnés à rentrer dans le rang.

Mais l'idéal de «neutralité axiologique» soulève des problèmes autrement plus fondamentaux encore. «Les mécanismes équilibrants du Marché et du Droit», supposés engendrer par eux-mêmes l'intégration communautaire des individus, ne peuvent fonctionner et se reproduire qu'à partir de conditions anthropologiques déjà données. La simple possibilité pratique d'établir des échanges économiques suppose ainsi un certain degré de confiance préalable, de dispositions psychologiques et culturelles à la loyauté. Or aucun calcul rationnel (ancré dans la seule axiomatique de l'intérêt) ne peut permettre à des individus supposés égoïstes d'entrer dans le cercle de la confiance. Comme le reconnaît l'économiste Ian O. Williamson, «une confiance fondée sur le calcul constitue une contradiction dans les termes».

La confiance, qui joue à l'inverse un rôle central dans la vie des communautés traditionnelles, ne trouve en réalité, ses véritables conditions de possibilité psychologiques et culturelles que dans les jeux infiniment variés et complexes de la socialité pimaire (Alain Caillé) , jeux essentiellement fondés sur la triple «obligation» traditionnelle de donner, recevoir et rendre. Cette logique du don, développée par Marcel Mauss, implique la primauté du cycle ou de la relation sur les individus eux-mêmes, obligeant ainsi à inscrire au cœur du sujet humain lui-même cette dimension d'endettement symbolique qui constitue l'un des fondements essentiels de son incomplétude constituante.

Ce que George Orwell appelle la common decency ne trouve sa cohérence philosophique que replacée sous cet éclairage anthropologique particulier. Son souci permanent est d'enraciner au plus profond de la pratique socialiste les vertus humaines de base. Ces vertus ou dispositions à la générosité et à la loyauté, admettent un nombre illimité de traductions particulières selon les contextes historiques et civilisationnels, et leur caractère est universalisable. En revanche, leur négation ne se manifeste que sous une forme identique : celle de l'égoïsme et de l'esprit de calcul.

Il n'est pas difficile dès lors de prévoir l'impasse civilisationnelle du paradigme libéral. En généralisant à la totalité des conduites humaines la logique donnant-donnant, ce programme ne peut qu'inviter au démontage méthodique de toutes les conditions anthropologiques qui, dans certaines limites très précises, auraient pu permettre aux mécanismes du Marché et du Droit moderne de fonctionner (partiellement) selon les attentes de la théorie libérale. Nous assistons à la destruction des types anthropologiques sans lesquels le système, qui dans sa logique même les pousse à leur ruine, n'aurait pu s'édifier.

La logique libérale finit non seulement par détruire graduellement les conditions de toute civilité et de toute décence commune, mais conduit paradoxalement à mettre en péril le fonctionnement de ses propres montages fondateurs, au risque de réintroduire à tous les niveaux de l'existence sociale cette guerre de tous contre tous, dont le dépassement définitif était théoriquement sa raison d'être initiale.

C'est sans doute ici qu'il convient de rappeler la leçon socialiste de George Sand : il n'y a pas de vrai bonheur dans l'égoïsme.

 

(à suivre)

 

 

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