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07/08/2013

Le vrai visage du libéralisme [2]

Une lecture de Michéa : 


- « Société ouverte » et politique de la nécessité :Le libéralisme se présente donc comme le projet d'une société minimale dont le Droit définit la forme et l'Economie le contenu, sans la moindre référence à des valeurs morales et culturelles partagées. Ses défenseurs ont prévu une position de repli plus présentable : l' « esprit de tolérance » et le « refus du rejet d'autrui », comme éthique de substitution. Toute la question est de savoir ce que recouvre ici ce concept ambigu de tolérance.

La plupart des dispositifs de pacification effective de l'Europe moderne trouvent leur point de départ véritable au XVIème siècle, dans l'action des intellectuels et hommes de pouvoirs. Ceux-ci sont tous convaincus, à la différence des Humanistes classiques, que la fin des guerres de religion et un nouvel équilibre entre les puissances européennes ne pourrait être obtenus que dans les règles strictes du « réalisme politique ». Cette position supposait que toutes les parties en présence acceptent désormais de faire abstraction de leurs certitudes en matière religieuse ou de « vie bonne ». L'exigence du compromis historique, dans l'esprit des Politiques, consistait seulement en une stratégie du moindre mal.

Ce n'est que dans le cadre de cette anthropologie désabusée qu'il est possible de comprendre le recours constant, à partir du XVIème siècle, à l'idée métaphysique de « nécessité », clé de voûte philosophique de toutes les constructions politiques modernes, y compris sous la forme des idées de « Croissance » et de « Progrès ». Au nom de cette nécessité, sensée résoudre le penchant des hommes pour la violence, la survie collective devait donc passer par une mise en retrait de tout appel à la conscience morale ou religieuse.

Ce pessimisme fondamental conduisait ainsi à trouver les moyens pratiques de neutraliser l'action des différentes morales, philosophies et religions, sources de tous les maux, par une gestion purement technique et instrumentale de la « nécessité ». Le nouveau vocabulaire technique se substitue aux rhétoriques du Bien et du Salut, et constitue une des sources idéologiques les plus immédiates de la réponse libérale au problème politique moderne.

On est loin de la belle légende des sources humanistes de l'Occident. Le compromis moderne consiste en un accommodement de son existence dans le cadre purement technique d'un modus vivendi, et en une privatisation des convictions morales et religieuses. La tolérance n'est ici qu'une manière froidement minimaliste de coexister avec ses contemporains. Quel rapport avec la «tolérance» telle qu'un Erasme ou un Montaigne entendaient encore sous ce mot ? Quel rapport avec ce travail long et complexe que chacun doit opérer sur lui-même pour se défaire de son égoïsme et apprendre à regarder le monde avec les yeux d'autrui ?

C'est encore Milton Friedman qui a décrit avec le plus d'exactitude cynique la nature de la tolérance libérale, quand il célèbre dans le Marché le mécanisme magique permettant d'unir quotidiennement « des millions de gens, sans qu'ils aient besoin de s'aimer, ni même de se parler ». Selon cette définition, l'Autre est beaucoup moins le partenaire possible d'une rencontre toujours singulière que pur objet de consommation ou d'instrumentalisation.

 

- Tractacus juridico-economicus : La défiance radicale envers les capacités morales des êtres humains, envers leur aptitude à vivre ensemble sans se nuire réciproquement, est au cœur de l'institution imaginaire des sociétés modernes. Le projet libéral se fonde dans cet antihumanisme qui présuppose un homme incapable de vrai et de bien. Ces politiques modernistes cherchent la moins mauvaise société possible, et se résignent à considérer les hommes «tels qu'ils sont».

Les mécanismes auto-régulateurs du libéralisme doivent d'abord être compris comme la matérialisation de cette méfiance originelle envers les capacités morales de l'humanité. Face au crime qui contient tous les crimes (l'idéal éthique tenu pour universalisable), il convient donc, au nom de la tranquillité et de la paix civile, de neutraliser toutes les formes de la tentation morale, religieuses ou non. Une double stratégie est donc mise en œuvre à cette fin : d'une part la désinstallation de toutes les figures traditionnelles de l'autorité politique, et de l'autre, le placement progressif de l'existence collective des individus sous le contrôle de mécanismes impersonnels et idéologiquement «neutres». Comme on le sait, pour les libéraux, il n'existe que deux mécanismes possédant cette propriété providentielle, ces deux horlogeries parallèles et complémentaires que sont le Marché et le Droit.

Pour optimiser cette société-machine et comme condition à son libre fonctionnement, il est indispensable que l'Etat libéral sépare soigneusement l'exercice du pouvoir politique et toute considération morale ou religieuse. Mais plus encore, défendre les conditions du laisser-faire le conduit à devoir briser les résistances culturelles au «changement», fondées dans les «archaïsmes» de la tradition. Il est en cela investi d'un devoir régalien de «faire évoluer les mentalités», toujours au nom de la nécessité perpétuelle de garantir à chacun la possibilité effective de jouir paisiblement de ses droits et de son indépendance privée.

Les rouages de cette société fonctionnent donc d'autant plus que chaque individu renonce de lui-même à quelque travail sur lui-même et à quelque aspiration à la vie intérieure, pour y préférer la poursuite plus tranquille de ses intérêts bien compris et de ses désirs particuliers. C'est seulement à partir de cette nécessité préventive de dissuader les individus de céder à la tentation morale, que l'on peut comprendre, dans leur logique profonde, les évolutions parallèles du Droit et du Marché modernes.

Contrairement aux différents Droits traditionnels qui s'en référaient à une morale fondatrice, le droit libéral se fonde dans sa neutralité axiologique. Il se prévaut donc d'une rationalité essentiellement calculatrice et procédurale, sans aucun recours à la question du bien-fondé métaphysique ou non des revendications en présence. Mais, de part cette logique même, le droit libéral est conduit à dévaler des pentes beaucoup plus raides. Ici, il semble bien que seule l'  «évolution des moeurs» soit en mesure d'apporter les informations nécessaires, en éclairant à chaque étape, les présupposés demeurés jusque là inconscients du Droit constitué.

De cette manière, apparaissent sans cesse de nouveaux motifs d'indignation, fondant ainsi les exhortations libérales à de « nouvelles avancées du Droit ». Ainsi le juriste libéral Daniel Borillo s'étonne que, deux siècles après la Révolution française, nous soyons toujours privés du droit élémentaire de «fouetter notre partenaire s'il nous le demande, même si cela nous procure du plaisir». Et Borillo n'a évidemment aucun mal à démasquer le présupposé moralisateur caché qui fonde cette atteinte intolérable à la liberté individuelle. Et oui, des juges prennent encore parfois appui sur l'étrange «notion de dignité humaine», donc sur une certaine idée de l'humain.

Traquant les «préjugés moralisateurs», le programme d'épuration libérale du Droit (ou, comme préfèrent dire les libéraux de gauche et d'extrême-gauche, la « lutte contre toutes les discriminations et contre toutes les exclusions ») se découvre donc, lui aussi, voué par nature au mouvement sans fin. Son seul terme logique ne pourrait être que la reconnaissance officielle de ce que Hobbes avait appelé le droit de tous sur tout.

La contrainte libérale de neutralité axiologique absolue produit, bien entendu, des effets identiques dans l'ordre parallèle du Marché, dont le libre développement a pour nom Croissance, unique fondement du lien social moderne selon les libéraux. Que son taux diminue ou chute, et la pacification du lien social s'en trouvera donc menacée dans ses fondements.

La Croissance étant l'alpha et l'oméga du salut politique des hommes, il est ainsi nécessaire que la concurrence soit « libre et non-faussée », et que chaque agent opérant sur ce marché idéal (producteurs ou consommateurs), accepte de jouer le jeu, en s'efforçant de maximiser son utilité. Cela implique que ces agents ne se laissent jamais infléchir par de douteuses considérations morales ou idéologiques des effets de leurs décisions « rationnelles » sur les équilibres de la nature et de l'humanité. Selon les économistes, ces effets collatéraux de la Croissance sont de simples « externalités » négatives qu'il s'agit de laisser hors champ, car ils ne sont pas mesurables, et surtout parce qu'ils ne pourraient être appréciés qu'à l'aune de critères « idéologiques ».

Considérer par exemple que l'industrie du divertissement et de la manipulation publicitaire logotomisent des franges entières de la jeunesse, dépossédées de leur propre humanité, supposerait en effet de s'en référer à une certaine idée de l'humanité.

En toute cohérence philosophique, les propagandistes du Système travaillent donc à exclure de leurs calculs économiques tout ce qui pourrait s'apparenter à un jugement de valeur, comme par exemple dans leur mode d'évaluation du PIB, censé mesurer « scientifiquement » la Croissance.

Selon cette méthodologie positiviste qui définit le bonheur libéral par l'exclusion méthodologique de la common decency, il est a contrario parfaitement sensé de prendre en compte la production des marchandises les plus inutiles et absurdes, mais également les nuisances les plus avérées du mode de destruction capitaliste de la nature et de l'humanité ; autant de maux et de tragédies, ne l'oublions pas, s'inscrivant dans la logique de la nécessité d'une perfection plus grande, ici celle du taux de croissance, horizon de l'empire du moindre mal.

En ce sens, dès 1849, Thomas Carlyle, définissait l'économie politique comme la science lugubre par excellence.

Les processus du Droit et du Marché peuvent ainsi se développer dans un parfait parallélisme, car les raisons qui commandent ce double développement sont structurellement identiques. L'épuration éthique est la contrepartie pratique de ce renoncement à «penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin» qui organise philosophiquement l'ensemble du dispositif libéral. Ce processus sans sujet doit également se déployer sans fin : c'est donc la notion même de limite qui devient philosophiquement impensable. Pour en légitimer le principe, il faudrait en effet pouvoir s'appuyer sur des valeurs morales.

C'est donc sous l'effet de sa propre logique qu'une société libérale se trouve contrainte de révolutionner constamment l'ensemble des rapports sociaux et humains. Ce constant ébranlement de tout le système social distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes (cf Marx). «Le but final n'est rien et le mouvement est tout » (Eduard Bernstein).

 

(à suivre)

 

 

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