Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/08/2013

Le vrai visage du libéralisme - Une lecture de Michéa [1]

jean-claude michéa,libéralisme

Jean-Claude Michéa, L'empire du moindre mal - Essai sur la civilisation libérale (Climats 2007), relu par Serge Lellouche :

 

 


(Dans la synthèse ci-dessous, la formulation reprend largement celle de JC Michéa, souvent mots pour mots)

 

 

- L'unité du libéralisme : Le mouvement historique qui transforme profondément les sociétés modernes doit être compris comme l'accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel que défini depuis le XVIIe siècle. Autrement dit, le monde sans âme du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique dans laquelle cette doctrine libérale originelle pouvait se réaliser dans les faits, aussi bien dans sa version économiste que dans sa version culturelle et politique. Telle est la thèse centrale de ce livre.

Deux précisions préalables s'imposent avant de la défendre : il s'agit de distinguer les intentions des auteurs classiques des effets politiques et civilisationnels que leur système de pensée a inévitablement contribué à produire.

Parler de « logique libérale » implique de traiter le libéralisme en en unifiant philosophiquement les principes, par delà la diversité réelle de ses auteurs et de ses courants, et à rebours d'une grande partie de la gauche qui aimerait opposer un «bon » libéralisme (celui de la libéralisation permanente des mœurs et de l'avancée illimitée des droits) à un « mauvais » libéralisme (économique).

Le libéralisme, n'empruntant aucune de ses articulations majeures aux traditions philosophiques antérieures, est l'idéologie moderne par excellence, nullement donc «conservateur » ou « réactionnaire » par essence. Il est indispensable, pour en comprendre la logique, de revenir sur les sources du projet moderne.

Dans cette combinaison complexe de causes contingentes, une place essentielle (mais non première, on le verra) doit être réservée à l'invention de la science expérimentale de la nature. C'est surtout en tant qu'image d'une autorité symbolique nouvelle, l'idéal de la science, autorité désormais opposable à celle de l'Eglise, que la physique galiléenne a produit ses deux effets idéologiques les plus importants. D'une part, elle a offert une assise métaphysique à la notion de Progrès ; d'autre part, elle a favorisé la croyance en la possibilité d'une extension de la méthode galiléenne vers une «physique sociale» créant les conditions d'un traitement enfin «scientifique» et «impartial» du problème politique.

Adam Smith est un des premiers penseurs à exploiter ce nouveau modèle et à proposer une théorie systématique des stades du développement de l'humanité, dont la croissance économique est la base et le moteur.

Pourtant, malgré son rôle fondamental, ça n'est pas à partir de l'idéal de la science que se sont véritablement déclenchées les dynamiques de la modernisation. Ce modèle n'a été si rapidement convoqué au service de la résolution du problème politique, que dans la mesure où ce dernier se posait au même moment sous des formes historiques entièrement inédites.

Le catalyseur de la réponse moderne, c'est avant tout le traumatisme historique extraordinaire provoqué chez tous les contemporains par l'ampleur et la durée des guerres du temps. Les guerres dramatiques des XVIème et XVIIème siècles ont défini l'horizon de la vie des hommes. Les armes nouvelles rendent les affrontements particulièrement meurtriers. Surtout, et de façon totalement inédite à ce degré d'intensité, la guerre est civile et idéologique, principalement sous la forme des guerres de religion. La nature même des rapports humains en est affectée en profondeur : la guerre civile, par définition, introduit les divisions les plus désocialisantes qui soient. Les esprits sont habités par la hantise de la guerre, la crainte de la mort violente, le refoulement de tout ce qui entoure la mort, la peur du voisin, le rejet des fanatismes religieux.

Ces sentiments sont essentiels dans la genèse du libéralisme, et les Modernes ne vont plus cesser de revendiquer une «nouvelle manière d'être», un désir de vie enfin tranquille et pacifiée. La seule «guerre» qui demeurera concevable dans le nouveau dispositif philosophique, telle une guerre de substitution, est la guerre de l'homme contre la nature.

La croyance moderne au Progrès est fondamentalement le signe d'une aspiration très prosaïque à vivre enfin en paix, loin des agitations meurtrières de l'Histoire, dans la recherche d'une amélioration des conditions de vie individuelles.

La question de la pacification idéologique de la société, permet de mieux penser l'originalité absolue du projet moderne et surtout l'unité profonde des deux figures philosophiques sous lesquelles le libéralisme va porter ce projet à son accomplissement logique.

La capacité de sacrifier sa vie (voir Eric Desmons, Mourir pour la patrie ?, PUF, 2001), a toujours constitué la vertu proclamée des différentes sociétés traditionnelles. A contrario, la modernité occidentale apparaît comme la première civilisation de l'Histoire faisant de la conservation de soi, le premier voire l'unique souci de l'individu raisonnable et l'idéal fondateur de la société. Comme dit Benjamin Constant : «le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (De la liberté des Anciens comparée à celle des modernes, 1819). On ne saurait mieux dire que la liberté que vont célébrer les libéraux n'est d'abord que l'autre nom d'une vie tranquille et si possible agréable.

Afin de fonder philosophiquement ce projet politique dans l'optique de ce programme, il s'agit donc de définir impérativement les conditions anthropologiques de la pacification recherchée. Selon l'interprétation dominante du temps, le désir de gloire des Grands et la prétention des hommes à détenir la Vérité sur le Bien, sont les deux principales causes de la folie meurtrière. Le désir de gloire et le culte des vertus héroïques sont donc présupposés être le masque de l'amour-propre, et il est établi que nos convictions concernant le Vrai, le Beau ou le Bien ne sont pas universellement communicables.

Il s'agit au fond d'une anthropologie de la lassitude, et c'est bien dans ce cadre précis que l'essence de l'Homme va commencer à être lue à travers le modèle du « bourgeois », ce négociant bien commode que toute l'époque s'accorde maintenant à définir comme prosaïque, paisible et inoffensif.

On peut maintenant exposer dans sa logique constitutive, le double mouvement parallèle qui conduit le libéralisme philosophique à proposer l'utopie d'une société rationnelle, plaçant le fondement même de son existence pacifiée dans la seule dynamique des structures impersonnelles du Marché ou du Droit. Ces deux versions parallèles ne sont pas seulement liées dans les faits ; il existe une nécessité structurale qui conduit chacune d'elles à rechercher en permanence ses appuis théoriques l'une sur l'autre. Le libéralisme est dès l'origine un tableau philosophique à double entrée.

Dans les deux versions, la démarche consiste à découvrir les mécanismes capables d'engendrer par eux-mêmes tout l'ordre et l'harmonie politiques nécessaires, sans qu'il n'y ait plus jamais lieu de faire appel à la vertu des sujets. Ce processus sans sujet est la condition de toute société tranquille.

Selon l'axiome de base du libéralisme politique, puisque la cause fondamentale de la violence est la prétention des individus à détenir la vérité sur le Bien, le Pouvoir chargé d'organiser leur coexistence doit donc être philosophiquement neutre. Chacun est libre de ses valeurs, de ses croyances et de son style de vie, sous la seule condition que ses choix soient compatibles avec la liberté correspondante des autres. L'instance chargée d'harmoniser les libertés à présent concurrentes, c'est le Droit : «Prions l'autorité de rester dans ses limites ; qu'elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d'être heureux» (Benjamin Constant).

Le Juste prime donc sur le Bien, selon la thèse libérale. Mais plutôt que d'une « théorie de la justice » (sur laquelle se fonde le Droit), il conviendrait de parler d'une théorie de l'ajustement, décrivant les combinaisons institutionnelles les plus efficaces permettant l'équilibre des libertés rivales, et se limitant à définir les conditions techniques d'un simple modus vivendi. L'Etat le plus juste, serait en cela l'Etat qui ne pense pas, et qui constitue, selon la formule de Saint-Simon, une pure « administration des choses », cantonné dans un idéal de neutralité axiologique absolue, cœur même du projet libéral.

Emmanuel Kant note dans son «Projet de paix perpétuelle», que dans l'hypothèse d'un travail législatif parfait, la seule mécanique du Droit suffirait à assurer la coexistence pacifique même d'un peuple de démons.

C'est ici que les ennuis du libéralisme politique commencent. Aucun des premiers libéraux n'aurait célébré comme le terme logique de la liberté l'avènement d'un « peuple de démons » ; le problème c'est que rien, dans la logique du libéralisme politique, ne protège ce dernier contre une telle éventualité. Le droit libéral ne se réfère pour l'exercice de la liberté qu'à la seule nécessité de ne pas nuire à autrui. Or ce critère se révèle, à l'épreuve, d'un maniement pour ainsi dire impossible.

Selon ce critère, de quel droit, la société libérale pourrait-elle empêcher un individu de se nuire à lui-même (par la drogue ou autre...) ? Si l'on fonde son jugement sans recours à la moindre valeur ou éthique, de quel droit critiquer la marchandisation du corps? Et les questions sont multipliables à l'infini, au sujet de la coexistence des religions, sur le statut de la femme ou de l'homosexualité au sein de chacune de ces religions ; questions faces auxquelles le droit libéral est en grande difficulté. La multiplication des «problèmes de société» est manifestement impossible à résoudre dans le cadre strictement technique qu'il s'est lui-même imparti.

Toutes les revendications, y compris celles les plus contraires au bon sens ou à la common decency, peuvent donc s'engouffrer dans cette brèche d'un mode de raisonnement juridique minimaliste, et transformer tous les scrupules éthiques possibles en autant de tabous arbitraires et historiquement déterminés. Il est donc inévitable que ce processus d'extension indéfinie des droits finisse par déclencher, selon la vieille dialectique provocation/raidissement, l'apparition d'une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois-ci devant les tribunaux et par avocats interposés.

Nous sommes aux antipodes de ce monde paisible dont rêvaient les fondateurs du libéralisme, mais c'est pourtant bien au nom de leur théorie du droit et de la liberté que ce besoin forcené de tout légaliser se développe à présent sans limites. Tel est le fruit d'un Etat libéral qui se veut «le scepticisme devenu institution» (Pierre Manent).

Faut-il alors rappeler que c'est précisément autour de cette question cruciale (la différence entre une société juste et une société décente), que s'étaient noués au début du XIXème siècle, les premiers éléments de la critique socialiste du libéralisme, ciblant une société qui dans les faits encourageait des comportements aussi indécents et contraires à la dignité humaine? Pour ces premiers socialistes, la collectivité devait donc s'organiser en tant que telle afin d'inscrire dans la réalité ces conditions d'une existence décente et d'une vraie solidarité, sans lesquelles l'Etat de droit demeurerait privé de tout contenu humain effectif.

Il est donc particulièrement intéressant d'analyser la réponse donnée à ce problème, dès 1848, par Frédéric Bastiat, qui tient une place décisive dans l'histoire du libéralisme français et qui fut un des tout premiers idéologues à en assumer sans état d'âme l'unité dialectique des deux versants. Sa réponse est en cela exemplaire de tous les développements philosophiques à venir du libéralisme réellement existant.

Dans cette réponse, loin de défendre l'égoïsme calculateur dénoncé par les écoles socialistes, il dit partager le même idéal d'une communauté solidaire et décente que celui de ses adversaires. Sa critique du socialisme naissant ne porte donc pas là, mais se déploie de façon plus subtile : la fraternité ne saurait être pratiquée « sur ordre », et le geste généreux ne peut s'accomplir que spontanément. Mais le problème reste pourtant entier : qu'est-ce qui autorise un libéral politique à croire que les hommes feront d'eux-mêmes les choix fraternels et qu'ils ne feront pas plutôt celui de l'égoïsme ? La réponse de Bastiat est encore une fois exemplaire, parce qu'elle marque d'une façon particulièrement nette le moment (philosophique et historique) où le libéralisme, pour parer à la critique socialiste, découvre qu'il n'a plus d'autre choix cohérent à sa disposition que de sous-traiter aux mécanismes du Marché le soin de résoudre les apories constitutives du Droit : « Après mûr examen -écrit Bastiat- il faut reconnaître que Dieu a bien fait, en sorte que la meilleure condition du progrès, c'est la justice et la liberté ».

Bastiat n'ignore pas l'objection massive des socialistes de l'époque, qui tels Victor Considérant, constatent que de cette liberté industrielle, de ce fameux principe de libre concurrence, ne sortaient que l'asservissement général des masses, dépourvues de capital, d'instruments de travail et d'éducation. Bastiat en est réduit à répondre que les socialistes croient à l'antagonisme essentiel des intérêts, alors que les économistes croient à leur harmonie progressive et naturelle ; Bastiat croyant encore à cet égard s'en remettre aux desseins harmonieux de «la Providence».

Tous les éléments de la solution miraculeuse sont donc selon lui réunies. L'Economie politique peut seule révéler aux hommes, théorèmes à l'appui, ces enchaînements magiques qui font que la Concurrence libre et non faussée engendrera la croissance illimitée, qui elle même et tout aussi mécaniquement relèvera les classes souffrantes. Et l'Economie enfin libre, poursuit Bastiat, se chargera d'elle-même d'éduquer moralement les humains et d'installer progressivement dans leur cœur la fraternité véritable, sous l'oeil émerveillé de Dieu.

Nous étions partis des antinomies du libéralisme politique aux prises avec les démons kantiens et nous voici brutalement ramenés dans le monde d'Adam Smith. Cette oscillation entre les deux moments du libéralisme est constitutive. L'idéal du « doux commerce » s'inscrivait dès l'origine dans ce projet de pacification systématique de la société. Significatif est à cet égard le premier projet de paix universelle connu, Le Nouveau Cynée (1623) d'Emery de Lacroix, qui lie d'emblée la question de la paix à celle, alors entièrement nouvelle, de la liberté du commerce. On trouve dans ce traité une des toutes premières réhabilitations de la figure jusque là universellement méprisée du marchand. La voie est ouverte au projet d'Adam Smith visant à montrer comment le simple jeu des lois du marché libre peut engendrer par lui-même, sans recours à l'Etat ou à la vertu des individus, un monde à la fois pacifique et prospère.

Si le libéralisme politique finit toujours par retrouver dans le libéralisme économique son centre de gravité naturel, c'est que ce dernier, dans son projet comme dans ses principes, constituait, depuis le commencement, la réponse politique parallèle au problème moderne. Si l'Etat libéral doit rester à jamais une forme philosophiquement vide, qui d'autre que le Marché pourrait remplir les pages laissées en blanc et prendre enfin sur lui de faire la morale aux hommes ? Si l'Economie a désormais pour vocation à définir la voie que l'humanité doit suivre, celle de la Croissance illimitée, c'est bien parce que, sous le masque intimidant de la « nécessité », elle ne constitue elle-même rien d'autre, depuis le début, qu'une idéologie invisible.

 

(à suivre)

 

Commentaires

> Super. Merci Serge !
______

Écrit par : Feld / | 07/08/2013

> Heureux de vous voir diffuser les idées de Michea. Je crois que c'est celui qui a le mieux décrit le truc.
______

Écrit par : DidierF / | 08/08/2013

Les commentaires sont fermés.