05/03/2013
Brocéliande, le mythe arthurien, le paganisme et le christianisme, vus par Louis Bouyer
...l'un des théologiens majeurs du XXe siècle
"On peut s'attendre à y rencontrer la Chasse spirituelle..."
<< Il n'y a pas de doute, après que Joseph Bédier m'eut inoculé la "matière de Bretagne", Arthur et ses preux me firent basculer définitivement dans ce que mes ancêtres celtes appelaient "l'autre monde". Mais cet autre monde possède la particularité, inquiétante ou ravissante selon le point de vue où l'on se place, d'être toujours prêt à envahir celui-ci. Désormais ma vraie patrie se situerait dans ce continent immuable, et cependant si fluide qu'on va et revient de la forêt de Brocéliande à l'île d'Avalon, comme si la mer, selon la promesse de l'Apocalypse, n'existait déjà plus... Le monde autre des Celtes, en effet, n'est pas tellement un autre monde que le nôtre, mais un aspect de celui-ci (et le plus vrai !) qui se découvre à l'improviste en certains lieux, pourvu qu'on y soit accordé.
[…] Ce qui est la grande originalité de Tolkien, c'est d'avoir su montrer en outre que, non seulement le mythe, mais l'exercice même de la faculté mythopoétique, loin d'être dépassés et rendus comme désuets du fait de la révélation juive et chrétienne, en reçoivent, en plus de ce sens renouvelé, une stimulation toute neuve. Et c'est là, a-t-il montré lumineusement dans son livre Tree and Leaf, ce qui devait se manifester dans la littérature féerique des chrétiens : préparant, anticipant en quelque mesure cette transfiguration de toutes choses qui constitue l'objet suprême de l'espérance chrétienne. Encore ne le fera-t-elle pas en tentant stupidement de déraciner de la terre humaine cet espoir, de l'arracher à notre terroir originel, mais bien au contraire en l'y replongeant jusqu'à des profondeurs encore inconnues.
[…] La forêt intacte reste pour l'homme dont une civilisation urbaine n'est pas encore parvenue à bout de tuer la sensibilité, le symbole de la vitalité primordiale, de son exubérante profusion, de son mystère enveloppant, de sa communauté – ou mieux communion – originelle. Au centre de la forêt, cependant, la source atteste la présence vivifiante, aux racines de tout être et de l'existence même, d'un monde labile et cristallin, où tout ce qui sera jamais préexiste dans l'unité d'une insurpassable, inentamable perfection. Tout la multiplicité des choses ne fera que déployer cette unité latente de la source, comme l'arc-en-ciel la lumière blanche traversant le prisme des eaux... En ce monde cristallin de la pensée divine, l'être touffu, palpitant, progressif où nous naissons et nous mouvons, où nous mourrons et nous résorberons, cependant qu'il ne cessera pas pour cela de frémir et de craquer sous la pousse de vies toujours neuves, a son modèle inexprimable... Cet autre monde, incorruptible, insécable, de pure et radieuse beauté, rayonnement immédiat de la divinité transcendante, est la fontaine inexhaustible de toute la multiple et chatoyante beauté de la vie maternellement inépuisable.
[…] Les talismans royaux vont se transmuer dans les sacrements chrétiens, tendant eux-mêmes à la vision, à la réalisation eschatologique de leur res tantum, de leur réalité ultime. Cette métamorphose entraînera celle des grands symboles primitifs de la forêt, de la source, du lac, dont la constellation se concentrait sur la figure de Merlin. Ils en viendront à signifier non plus les renaissances perpétuelles d'une vie qui ne se renouvelle dans la mort que pour y trendre à nouveau, mais l'espoir d'une vie, déchue dès son origine, d'atteindre enfin à travers cette mort l'immortalité perdue. Car l'amour divin, christique, immolé, seul plus fort que la mort, se saisit alors de cet autre amour qui, par la convoitise, ne tendait qu'à la mort, pour le rectifier, le refondre, dans la mort même... A la place du cycle, de l'éternel retour de la mort incluse dans la vie naturelle et de ses sempiternelles renaissances, voici l'une fois pour toutes de l'intervention divine. Par la descente de la grâce de l'éternel dans notre temporalité enclose s'accomplit notre passage définitif à l'immortalité, à une participation à la propre vie du Dieu transcendant.
[…] Comme Tolkien l'a très bien vu et dit,il devait s'ensuivre une reprise et une réanimation des figures mythiques. C'est ce que nous voyons par excellence dans la Quête du Graal. S'emparant de personnalités humaines, de leurs destins jugés exemplaires, dans le roman chrétien le mythe refait surface. Mais ce n'est plus pour figurer l'éternel retour, l'Odyssée de ces dieux naturels, dieux tombés qui ne se relèvent que pour retomber à nouveau. Il narre maintenant notre Enéide spirituelle : la transplantation finale de l'homme déchu en ce foyer surnaturel de la maison céleste, où le Père à jamais l'attend, d'où le Fils est venu le chercher et où l'Esprit, avec le Fils, dans le Fils, le ramènera. S'il en est ainsi, on doit s'attendre à une individualisation du mythe humanisé, pour dire maintenant une divinisation de l'humain qui n'abolit pas mais parfait son existence distincte. C'est ce qui se vérifiera dans la concrétisation de ses figures. Loin de les généraliser en les dépersonnalisant, comme c'était la tendance du mythe originel, on ne leur confère, en effet, une nouvelle universalité qu'en les douant d'une capacité inépuisable de se personnaliser en chaque destin particulier. D'où la tendance du mythe ainsi renouvelé à s'enraciner au terroir propre de ceux qui le remanient dans un tel esprit. Brocéliande avec Merlin s'implante en l'Argoat, et l'Avalon d'Arthur devient l'île lacustre de Glastonbury.
[…] C'est à parcourir les sentiers de la forêt bretonne, d'où l'on émerge à l'improviste pour découvrir, à perte de vue, jusqu'aux confins de la mer lointaine, les vallonnements feuillus où s'accrochent et se déchirent des écharpes de brume, même sous le soleil estival, qu'on peut le mieux ressentir au dond de soi, encore aujourd'hui, cette remontée des plus anciens archétypes de l'âme humaine qui devaient prendre les visages de Merlin et de Viviane, d'Arthur, de Guinevère et Lancelot, sans parler de leurs compagnons. Que les chemins de Brocéliande nous mènent vers de Pont du secret où Guinevère et Lancelot échangèrent l'aveu de leur coupable mais inévitable amour, ou qu'ils nous replongent dans l'indicible mystère de ses futaies, propres à décourager jusqu'aux questions de l'innocent Perceval, on peut s'attendre à tout instant à y rencontrer la chasse spirituelle : non plus celle où un Arthur encore païen poursuivra sans fin, à travers monts et vaux et jusque par delà les flots de la mer, le sanglier Torc'h ou la Bête glatissante qu'on ne rejoint jamais, mais bien celle où le cerf immaculé qu'accompagnent les quatre animaux apocalyptiques vous affronte soudain à sa Croix, pour vous prosterner dans le rayonnement de sa Gloire... >>
Louis Bouyer, Les lieux magiques de la légende du Graal (de Brocéliande en Avalon - l'imaginaire médiéval), OEIL 1986.
Autres ouvrages de Louis Bouyer
- La Bible et l'Évangile : Le sens de l'Écriture, Cerf, 1945 (1ere édition)
-
Le Mystère pascal : Méditation sur la liturgie des trois derniers jours de la Semaine Sainte, Cerf, 1945 (1ere édition)
-
Le Sens de la vie monastique, Cerf, 1950
-
Newman : Sa vie – Sa spiritualité, Cerf, 1952
-
La Vie de la liturgie : Une critique constructive du mouvement liturgique, Cerf, 1956 (1ere édition)
-
Le Trône de la Sagesse : Essai sur la signification du culte marial, Cerf, 1957 (1ere édition)
-
Initiation chrétienne, éditions Plon, 1958 (1ere édition)
-
Histoire de la spiritualité chrétienne, tome I "La spiritualité du Nouveau Testament et des Pères", Aubier, 1960 (1ere édition)
-
avec Dom Jean Leclercq et François Vandenbroucke, Histoire de la spiritualité chrétienne, tome II "La spiritualité du Moyen Âge", Aubier, 1961
-
Le Rite et l'homme : Sacralité naturelle et liturgie, Cerf, 1962 (1ere édition)
-
Dom Lambert Beauduin, Un homme d'Église, Casterman, 1964 (1ere édition)
-
Histoire de la spiritualité chrétienne, tome III "La spiritualié orthodoxe et la spiritualité protestante et anglicane", Aubier, 1965
-
Le Mystère pascal, Cerf, 1965
-
Eucharistie, Cerf, 1966 (1ere édition)
-
Architecture et liturgie, Cerf, 1967 - traduit de l'anglais par G. Lecourt
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Le métier de théologien - Entretiens avec Georges Daix, Éditions France-Empire, 1979
-
Figures mystiques féminines, Cerf, 1989
Livres sur Louis Bouyer
- « Trois liturgistes. Héritage et actualité. Louis Bouyer, Pierre Jounel, Pierre-Marie Gy », revue La Maison-Dieu, no 246, 2006, 183 p.
-
Davide Zordan, Connaissance et mystère. L'itinéraire théologique de Louis Bouyer, Éditions du Cerf, 2008, 807 p.
-
Guillaume Bruté de Rémur, La théologie trinitaire de Louis Bouyer, Editrice Pontificia Università Gregoriana, Rome, 2010, 378 p.
-
Jean Duchesne, Louis Bouyer, éd. Artège, coll. « Spiritualité », Perpignan, 2011, 127 p.
Wikipedia :
<< Ayant subi dans sa jeunesse l'influence d'Oscar Cullmann et de l'école formelle-historique(Formgeschichtliche Methode) dans l'interprétation des Écritures, Louis Bouyer se montra réceptif aux apports scientifiques quant à la compréhension des écritures tout en refusant des interprétations imagées ou symboliques se distanciant avec le texte, jusqu'au relativisme. Il appartient à ce titre au courant biblique mais avec un éclairage sur la et les T(t)radition(s). Pendant et suite au concile Vatican II, Louis Bouyer a toujours maintenu la pertinence d'une « troisième voie » lors des déchirements entre progressistes et traditionalistes grâce à la redécouverte d'une Tradition vivante paradoxalement pleinement catholique et œcuménique. La théologie de Louis Bouyer est marquée en ceci par une perception historique et spirituelle en décalage certain, mais pas en contradiction, avec une vision cartésienne, juridique ou thomiste de la foi. Il est aujourd'hui, pour l'Église catholique, un des théologiens les plus complets, féconds et reconnus au même titre que Henri de Lubac, Jean Daniélou et Hans Urs von Balthasar. Le contact avec la pensée de Louis Bouyer est un moyen efficace de comprendre le message avec ses nuances, ses tensions et sa cohérence des derniers pontifes Jean-Paul II et Benoît XVI. >>
20:23 Publié dans Ecologie, Témoignage évangélique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : brocéliande, christianisme, paganisme, celtes, louis bouyer
Commentaires
PAGANISME ET CHRISTIANISME
> Magnifique texte. Compréhension profonde du vieux paganisme et de sa transmutation (par grâce) en christianisme.
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Écrit par : cabarfeidh / | 05/03/2013
> Très beau texte du père Bouyer.
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Écrit par : Collin / | 05/03/2013
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