15/07/2012
Le mythe de la croissance et la "mort de Dieu"
Un texte d'André Amar (1973) présenté par Serge Lellouche :
<< Dans son dernier hors-série, La Décroissance publie un texte prophétique et prodigieusement intelligent, signé par André Amar en... 1973 : « La croissance et le problème moral ». On peut le lire intégralement sur ce lien : http://www.decroissance.org/?chemin=textes/amar
Peu de textes établissent avec une telle clarté visionnaire cette corrélation entre le mythe de la croissance, enraciné dans l'esprit de la civilisation occidentale, et le fantasme de la « mort de Dieu », qui plane au-dessus cette même civilisation.
L'illusion mortifère d'un monde sans limites est le fruit obscur d'une humanité qui s'est crue libre de faire fi de l'Interdit primordial posé par Dieu, condition à la seule vraie croissance en Lui.
Le trait premier de la croissance tronquée : « elle est une conquête, un déchaînement d'agressivité. Notre production n'a pas pour objet de vêtir ceux qui sont nus ou de nourrir les affamés, mais de vendre de la vitesse, de la puissance et de l'information» (…) « L'information n'est pas la communication d'un savoir, mais une excitation ». La folle profusion de messages informatifs/publicitaires est une véritable attaque de tous les instants à laquelle il est quasiment impossible de se protéger. Et encore, ce texte a été écrit il y a quarante ans !
La croissance est donc croissance de l'agressivité. Là est posé le problème moral. Les trois sources de la morale occidentale, grecque, juive et chrétienne, ont en commun de poser une limite nette à l'agressivité. Repos total du septième jour dans la morale juive : « Mais la Loi n'organise pas le loisir ; elle le sanctifie, elle réserve à Dieu. ». L'agressivité économique est contenue par des dispositions rigoureuses qui empêchent l'exploitation de l'homme et du sol. Pour abolir l'accumulation du capital, le peuple de la Loi ne fait pas la révolution, il entend le prophète : « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison et qui joignent champ à champ, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'espace et qu'ils habitent seuls au milieu du pays » (Isaïe 5,8).
Que celui qui a des oreilles entende...
La morale donnée par le Christ est accomplissement de la Loi dans la non-violence absolue, et l'avidité économique est retournée par la Parole : « Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu et toutes ces choses vous seront données par-dessus. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain aura soin de lui-même. A chaque jour suffit sa peine».
L'agressivité économique qui se déploie en accéléré depuis deux siècles procède donc d'une inversion de nos valeurs morales, au point qu'elle se présente elle-même comme une morale, souhaitée, recherchée, saluée comme une promesse et une espérance.
Comment s'est opérée cette inversion éthique dans l'histoire de la pensée occidentale?
André Amar montre ce basculement de la pensée européenne autour du XVe siècle, qui « vire de la théologie à la physique, de l'étude du sacré à celle du profane, de l'ascension vers l'Être créateur à la pénétration des secrets de la nature(...), il s'est produit ceci : peu à peu, insensiblement, l'Être divin a perdu sa présence au monde pour devenir un concept abstrait et métaphysique, puis une hypothèse pour expliquer l'ordre de l'univers, et enfin une simple opinion subjective qui n'a pas sa place dans la certitude scientifique. C'est ce phénomène progressif d'intellectualisation, d'abstraction et d'effacement qui peut porter justement le nom de ''mort de Dieu'' ».
Subrepticement, la pensée moderne s'est donc détournée du sacré, qui est « d'abord l'interdit redoutable qu'on ne peut voir en face sans périr » (...) « La morale n'est pas une convention sociale entre les hommes, elle est un don divin qui autorise un certain champ de liberté humaine, mais le limite rigoureusement. Est maudit le serpent qui a dit à la femme, pour l'engager à manger du fruit de l'arbre qui ''est au milieu du jardin'' : ''Vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux...'' ».
« La mort de Dieu » (son intellectualisation) a dissocié dans la pensée européenne, la certitude objective d'un côté (la science), et de l'autre la foi, devenue purement subjective en même temps que la morale ne relevant plus que du privé, dramatiquement coupée de son attache avec l'Interdit et le Sacré. « L'absurde signifie que je reste définitivement seul avec moi-même en moi-même, que mon unique absolu est ma subjectivité » ; et la certitude objective, la connaissance, la recherche, ne sont plus qu'instruments orientés vers le productivisme des objets et du langage : «la surproduction des articles fabriqués, l'encombrement des mots, l'inflation et la dégradation des langages, les pollutions, l'affairement culturel, les mass media, l'épuisement des ressources naturelles, la consommation inouïe de papier par les journaux et par les magazines. C'est cela la croissance. »
Peut-on prévoir un retour du sacré ? S'interroge André Amar : « Peut-être. Mais à coup sûr, en revanche, si le Christ a fait une révolution le jour où il a déclaré ''l'homme est le maître du sabbat'', une autre révolution aura lieu le jour où l'on dira : l'homme n'est pas le maître de la morale, la Loi existe de toute éternité. »
SL >>
17:58 Publié dans Cathophilie, Chrétiens indignés, Idées, La crise, Social, Société | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : croissance, décroissance, bible, christianisme
Commentaires
TIRER L'HOMME DE L'EMPIRE DU MAL
> Comme dit l'homélie d'un carme à propos de l'évangile de ce dimanche (Marc 6, 7-13):
"Jésus confie à l'Eglise le pouvoir de tirer l'homme de l'empire du mal et de le restaurer dans la communion de Dieu... mais ce pouvoir spirituel doit s'accompagner d'un total dénuement matériel. Car c'est le Seigneur lui-même qui veille sur nous et seules comptent la proclamation et l'instauration du règne de Dieu dans le coeur des hommes."
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Écrit par : Amos / | 15/07/2012
LA SEULE CHOSE QUI COMPTE
> "La seule chose qui compte", en effet. Tout le reste (soi-disant "action politique chrétienne" etc) est prétexte à oublier l'Evangile.
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Écrit par : mathias croq / | 15/07/2012
ANTICIPATION
> Sur le versant plus politique de la fin de son article, il est assez sidérant de voir à quel point André Amar a vu juste par anticipation, seulement un an après le rapport du club de Rome sur les limites de la croissance, quant à l'union sacrée réunissant aujourd'hui tous les idolâtres de la croissance, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite en passant par l'UMPS, EELV, le centre, via Bernard Thibault et Laurence Parisot.
Même lucidité sur le plan international, quant aux tragi-comédies de sommets internationaux (de Copenhague à Rio), masquant un même acharnement des Etats tétanisés à maintenir envers et contre tout iceberg, le cap de la croissance, sous la griffe tenace du Dragon.
Il écrivait ceci :
"Modérer la croissance est une entreprise de politique internationale. Elle se heurtera non à la lutte des classes, mais à la complicité des classes : syndicats ouvriers, syndicats patronaux, confédérations de cadres, opposés quant aux libellés des feuilles de paie, sont solidaires quant à l'expansion. Elle se heurtera aussi aux rivalités politiques entre Etats, aucun ne consentant à céder le premier. Il en sera du désarmement économique comme du désarmement militaire : ou l'accord sera imposé et respecté, ou il sera perpétuellement retardé, tourné, dénoncé."
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Écrit par : Serge Lellouche / | 15/07/2012
DECROISSANCE ET CHRISTIANISME
> Je ne connais pas André Amar.
Il écrit dans cet article: "Peut-être verrons-nous surgir des religions nouvelles, dégagées, purifiées des mythologies des religions traditionnelles, mais présentant une résurrection du sacré."
À quelles mythologies des religions traditionnelles fait-il référence ? C'est déroutant quand il confesse le Christ quelques lignes plus loin...
Et si l'on passe de l'auteur à sa pensée, deuxième question: la décroissance est-elle chrétienne (ma réflexion achoppe sur la parabole des talents par exemple...)?
Merci d'avance,
Giurgiu.
[ De PP à G. :
- Purifier le religieux des "mythologies" est le propre de la démarche chrétienne.
Et le Christ est tout sauf un gardien de "religion traditionnelle" ! (Ce sont les gardiens de la religion traditionnelle qui l'ont fait crucifier). L'Evangile (pris au sérieux) est une mise en question radicale de nos structures mentales à toutes les générations.
- La fine pointe de l'analyse d'Amar n'est d'ailleurs pas dans sa spéculation sur l'évolution éventuelle de la religiosité dans le futur. Elle est dans la dissection de l'idéologie de la croissance - qui est, elle, la religion de notre temps.
- "La décroissance est-elle chrétienne" ? Je vous retourne la question : la religion de la croissance, critiquée vertement par les encycliques sociales et les documents de nos évêques, est-elle chrétienne ? Pour répondre "oui", il faudrait admettre que réduire l'horizon humain à l'augmentation du PIB est chrétien...
- Cette parabole est, précisément, une parabole : elle parle de tout autre chose que de retour sur investissement, comme la parabole de l'intendant malhonnête parle de tout autre chose que de voler son patron, et comme la parabole de la meule au cou parle de tout autre chose que de tuer son prochain ! Le langage du midrash n'est jamais à prendre littéralement.
Et Jésus a été très clair quant au culte de Mammon.
- Il y a "culte" quand un élément prend toute la place dans la conscience humaine. C'est le cas aujourd'hui de l'économique : ou, plus exactement, de l'idéologie de l'économique, et dans sa pire version (la finance prédatrice et la consommation illimitée, dont le mythe de la "croissance" n'est que l'encens rituel).
- Sortons donc de cette confusion mentale qui fait croire (à trop de catholiques français) que "critiquer le système économique actuel est un péché contre l'espérance". Ceux qui disent cela se rendent-ils compte qu'ils confondent espérance et conformisme (ainsi que foi et cécité volontaire), ce qui revient inconsciemment à adorer Mammon ?
- Plus simplement : lisons les textes économiques et sociaux de l'Eglise catholique. Ils renversent l'idole. ]
réponse au commentaire
Écrit par : Giurgiu / | 15/07/2012
Une nuance, 40 ans de recul aidant.
> Ce texte de André Amar est indéniablement très beau et prophétique tant, avec 40 ans d'avance sur son temps, il avait vu venir les désordres économiques et autres que nous connaîssons aujourd'hui.
C'est ainsi que je suis assez d'accord avec lui, mais à une nuance près; et ce, et comme quoi avec le recul, peut-être serait-il lui-même revenu sur un aspect de son analyse historique selon laquelle d'après lui, le XV°/XVI° siècle, période où se sont opérés ces fameux glissements dont il parle, idéologiques, scientifiques, moraux...il y aurait eu un basculement qui aurait conduit progessivement à un abandon du sacré, du sens du divin...
Dans le contexte très fort de refus de l'ordre, de perte de la foi à l'époque où il a écrit son texte, il était assez normal qu'il prenne cette période du XV/XVIsiècle comme un point de départ de l'effondrement des valeurs morales dans lequel le monde semblait sombrer depuis 5 ans avec tous les bouleversements qui se sont produits à partir de 68. Dans un contexte autre marqué par exemple davantage par l'indifférence que le rejet religieux, comme c'est devenu plus le cas par la suite, avec tout de même un retour très fort par ailleurs à la cause de la foi, je pense qu'il aurait été sur ce point d'Histoire un peu plus nuancé; et peut-être aurait-il -certes- présenté cette période du XV°/XVI° siècle comme tournant marquant de notre Histoire de la morale, mais un peu différemment tout de même?
Je pense pour ma part que ce XV°/XVI° siècle aura été marquant surtout par les deux manières opposées de concevoir le monde qui ne se seront jamais autant affrontées de façon aussi nette, évidente; qu'il y aura jusqu'à la fin de l'Histoire humaine une rivalité entre les deux, une lutte incessante entre leurs tenants pour voir tantôt les uns reprendre le dessus, et tantôt les autres; et pour faire court, que seulement deux voies sont possibles: celle qui nous relève où dominerait surtout une notion de maturation, et celle qui nous fait tomber plus rattachée à une notion d'évolution sans réel vision du monde invisible de Dieu.
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Écrit par : Michel Baude / | 16/07/2012
GENÈSE
> Pardon Patrice.C'est sûrement trop long et un plus englobant que le texte d'Amar que j'ai lu en entier et le post sur la réserve des sept îles mais vous trouverez sûrement des points plus saillants à extraire de cette introduction au livre de la Genèse empruntée à la version numérique de la 'Bible des Peuples' et ce qui suit est trop ajusté à l'esprit de ce blog pour que je garde cette lecture en solo perso. Merci de la lecture et de votre travail.
La Bible s’ouvre sur un hymne au Dieu créateur. Le premier chapitre de la Genèse est une composition rythmique, avec ses répétitions et sa forme liturgique, qui sert de préface et d’ouverture à toute la Bible.
Il nous faut un effort pour jeter sur cette première page un regard simple. Il y a eu trop de discussions depuis cent cinquante ans sur le thème “la création selon la Bible et selon la science”, problème très mal posé, encore plus mal résolu, et qui habituellement nous laisse mal à l’aise. Nous ne chercherons pas ici des données historiques ou scientifiques ; ceux qui ont rédigé ce chapitre avaient bien d’autres choses à nous dire, et Dieu avait le droit de contresigner leur travail même s’ils voyaient le ciel comme une voûte d’azur où quelqu’un a épinglé les étoiles. Ni l’auteur de ces pages ni ses lecteurs, il y a quelque vingt-cinq siècles, ne partageaient notre curiosité, ils nous parlent de leur expérience de Dieu et du sens que la foi donne à la vie humaine, à l’histoire et au monde.
Il y a donc là une parole de Dieu, mais ne lisons pas non plus ce texte comme s’il y avait là toute la compréhension chrétienne de l’univers. Ce récit biblique est le plus important de ceux qui nous parlent de l’ordre établi dans le monde par le Créateur, mais il faut préciser deux points :
— Cette préface de la Bible n’est pas la partie la plus ancienne, comme le croient certaines personnes qui voudraient l’attribuer à nos plus lointains ancêtres, elle a été écrite au 5ème siècle avant le Christ, après le retour d’Exil.
— Cette page écrite avant le Christ ne peut pas nous donner toute la compréhension chrétienne de l’univers. Il y a bien plus à dire et la Bible le dit là où beaucoup ne chercheraient pas, c’est-à-dire dans le Nouveau Testament : voir Jean 1 et Éphésiens 1.
Mais que voulait dire l’auteur ? Que Dieu a tout fait ? Bien sûr. Dieu, un seul, distinct de cet univers qu’il créait, et antérieur à cet univers. Mais ce que l’auteur voulait avant tout, c’était de montrer que Dieu est infiniment au-delà de cette création qui nous émerveille ou nous écrase, au-delà d’une nature si riche et si dominatrice que facilement nous nous laissons emporter par ses pulsions.
Dieu dit. Voici comme une frontière mise entre Dieu et sa créature. Le monde n’est pas Dieu, il n’est pas un visage de Dieu, il n’est pas sorti de Dieu comme du sein d’un Infini qui laisserait échapper ses richesses sans les connaître ni les dominer. Le monde est en Dieu, de quelque façon, mais Dieu est extérieur au monde et ne dépend pas de lui. Il ne faudra pas l’oublier quand plus tard le Nouveau Testament parlera de communion avec Dieu : Cela ne peut être que si Dieu, personnellement, nous appelle.
Dieu crée, cela veut dire d’abord que Dieu met un ordre. Premier jour, deuxième jour, troisième jour. Tout n’est pas sur le même plan. Un univers matériel où la vie ensuite apparaîtra, avec ses mille réalisations diversifiées et hiérarchisées.
Premier jour, deuxième jour, septième jour. Dieu ordonne le monde et notre existence. Le soleil et la lune ne sont pas là seulement pour éclairer : ils déterminent le temps et le calendrier. Pas de vie humaine, pas de vie de famille sans fêtes, sans une discipline et régularité dans le lever et le coucher, le travail et les heures de repas. Les hébreux divisaient le monde en trois régions : le ciel, la terre et les eaux. Nous retrouvons cet ordre : jours 1 et 4, 2 et 5, 3 et 6. Tout arrive à son heure : les créatures les plus parfaites viennent après les créatures inférieures, l’homme en dernier lieu.
Dieu vit que cela était bon. Rien n’est mal de tout ce que Dieu a créé, et pourtant l’auteur ne nie pas l’existence de forces du mal dans le monde : la mer et la nuit, pour les Israélites, étaient des forces mauvaises. Mais voilà que ces forces sont contenues : la mer a ses limites et, tous les jours, la nuit cède le pas à la lumière.
Il faudra pourtant se poser la question : Qui a mis le mal dans le monde ? Voir Genèse 3 ; Sagesse 1.14 ; 11.20 ; Siracide 13.1 ; Jacques 1.17.
C’est avec la création de l’homme que s’achève l’œuvre de Dieu. Le texte nous laisse trois affirmations décisives qui sont à la base de la conception chrétienne de l’homme, des certitudes qui, avec le temps, ont créé la modernité et se sont imposées bien au-delà du monde chrétien :
— Il le créa à son image. C’est une des plus importantes déclarations de la Bible : l’homme n’est pas enfermé sans espoir dans le monde de ses fantasmes et de ses illusions, prisonnier de ses catégories et de ses structures ; il est créé pour la Vérité. Dieu peut lui dire l’essentiel dans un langage humain et à travers des expériences humaines : nous ne sommes pas condamnés à toujours douter. À l’image de Dieu, et bien sûr, faits pour lui donner une réponse.
— Homme et femme il les créa. Et voici la dignité du couple. L’homme que Dieu crée, ce n’est pas l’homme seul ni la femme seule, mais le couple. Et chose étrange dans une culture aussi machiste, pas de différence de rang entre l’homme et la femme. Avec la Bible nous échappons aux images simplistes des théories matérialistes : la division des sexes ne serait que le produit d’un hasard dans les mutations des chromosomes, et tout aussi par hasard, l’amour serait le produit de la division des sexes. Au contraire nous affirmons que l’amour a été premier dans le plan de Dieu, et la longue évolution de la sexualité en a été la préparation.
— Ayez autorité… Ce n’est pas pour que l’homme soit tyran, dominateur, mettant en danger jusqu’à l’existence humaine sur une planète poubelle. Mais Dieu lui livre l’univers entier. L’homme fera usage de tout, et de la vie elle-même, pour croître, mûrir et mener à terme l’aventure humaine jusqu’à son retour en Dieu.
Multipliez-vous et remplissez la terre. Dieu leur donne sa bénédiction. On aurait tort de prendre prétexte de cette bénédiction pour prêcher une procréation irresponsable : (voir Sagesse 4.11 qui fait l’éloge des familles dont les enfants sont bien éduqués, utiles et bons devant Dieu) ; cependant la Bible montrera en mille occasions, qu’un peuple qui n’a plus d’enfants a perdu le chemin des bénédictions divines.
Je vous donne toutes les herbes et tous les arbres qui portent des fruits. Par ces mots, l’auteur exprime l’idéal d’un univers non violent, où l’on ne tuerait même pas les animaux. Dieu ne veut pas la mort de ses créatures, bien que plus tard, il doive faire une concession (Genèse 9.3) pour tenir compte de la condition réelle de l’homme pécheur.
Dieu se reposa le septième jour. Le respect de ce septième jour, appelé en hébreu “sabbat”, c’est-à-dire “repos” est un des piliers de la pratique israélite et chrétienne. C’est un jour saint, c’est-à-dire totalement différent des autres, et qui nous fait saints et différents des autres. Grâce à lui les personnes échappent à l’esclavage du travail et sont disponibles pour une rencontre avec Dieu, avec les autres et avec elles-mêmes (voir Exode 20.8 et les promesses exprimées en Isaïe 56.4 ; 58.13).
v 1.1 Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Nous n’avons pu nous résoudre à abandonner cette traduction traditionnelle que tant de générations ont eue sous les yeux. Déjà les mots Au commencement avaient inspiré à l’apôtre Jean le début de son évangile. Pourtant la traduction exacte du texte hébreu serait en français : “Lorsque Dieu commença de créer le ciel et la terre, la terre était…” Le récit suppose que déjà existaient les cieux et la terre quand Dieu commence son œuvre de création, laquelle consiste à mettre l’ordre, le sens et la vie là où il n’y avait que chaos et stérilité. Il ne vaudrait pas la peine d’insister sur ce détail si ce n’était pour confirmer l’orientation de tout le chapitre. La préoccupation première de l’auteur n’était pas de dire que Dieu a tout fait de rien, ce que précisera plus tard 2Maccabées 7.28, mais d’affirmer qu’il ne saurait y avoir dans le monde ni ordre ni harmonie si ce n’était par l’œuvre de Dieu, le même Dieu qui a révélé à son peuple le sens profond de la création.
Pour ce qui est du verbe créer en hébreu, disons qu’on ne l’utilise que pour Dieu mais qu’il signifie simplement “faire” ou “former”. C’est ainsi que Dieu crée Israël en Isaïe 43.1 et crée des prodiges devant son peuple en Exode 34.10.
L’expression terre et cieux se réfère à la totalité de l’univers. La terre elle-même n’est pas vue comme une surface tendue entre les points cardinaux, sinon comme la totalité des nations et des peuples qui habitent cette étendue.
v 1.2 La terre était informe et vide. On sait que le texte joint les deux mots tohu et bohu, qui sont restés en français. Mais les traducteurs semblent incapables de décider lequel devrait se traduire par vide et lequel serait plus exactement à l’état brut ou chaotique.
v 1.2 L’esprit de Dieu planait sur les eaux. Il faut savoir qu’en hébreu c’est le mot “souffle”, ou “vent” qui a fini par signifier “esprit” (voir Jean 3.8). Voici donc l’Esprit de Dieu, son souffle, nommé juste avant la Parole : toute l’œuvre de Dieu sera vie. Parole et Esprit seront comme les deux mains de Dieu créateur. C’est cela même que nous affirmons dans le Credo : l’Esprit Saint a parlé par les prophètes. Dieu agit par sa Parole, porteuse de ses volontés. Dès ce premier moment la Parole, appelée ailleurs la Sagesse, organise l’univers, mais non pas comme une terre étrangère, un monde que Dieu regarderait de haut, sinon comme le lieu qu’un jour il viendra visiter.
Les peuples de l’antiquité avaient leurs cosmogonies, ou récits de création, dans lesquels les dieux luttaient pour assujettir les éléments du chaos. Le chef des dieux l’emportait sur la méchante déesse reine de la mer et des ténèbres, et la fendait en deux : le dos pour faire la voûte des cieux, la face pour faire la terre. Ce combat primordial initiait l’histoire. Dans la Genèse au contraire, c’est à partir de sa parole que Dieu déploie la magnificence de l’univers, un univers qui, dès le début, est bon. Aucun acteur cosmique, étoile, planète ou constellation, ne peut donner un sens à la vie des êtres humains.
DIEU PARLE
Nous avons dit dans le commentaire que ce premier chapitre était comme la préface du premier noyau de la Bible, lorsque Esdras après le retour de l’Exil a réuni les livres de Moïse et des Prophètes (Néhémie 8 ; 2Maccabées 2.13).
Si nous comparons ce premier chapitre aux récits d’autres peuples anciens — nous pourrions parler de leurs cosmogonies (écrits relatifs à la formation de l’univers) ou de leurs mythes (contes qui expriment de façon imagée les croyances relatives à l’ordre du monde) — il sera facile de noter quelques points où le présent récit dit ce que les autres ne disent pas. Et tout d’abord l’insistance sur ces mots : Dieu dit :
Les Écritures font loi, mais avant toute écriture une parole a été dite. Dans bien d’autres passages l’expression Dieu dit ne fait que montrer l’origine divine d’une loi, mais ici il y a plus : Dieu a parlé, il est sorti de son mystère. Quelle révélation décisive sur Celui ou Cela qui est l’Éternité ! Dès le départ on écarte les doutes de ceux qui demandent : Est-ce qu’il est conscient ? Est-ce qu’il nous connaît ? Peut-il communiquer avec sa création ? Est-ce qu’il attend de nous quelque chose ? Il n’y a pas beaucoup de philosophes qui se soient risqués à donner une réponse à ces questions.
Or voilà que déjà dans ces textes anciens la foi juive et chrétienne prend position : Dieu sort de lui-même et s’adresse à nous attendant une réponse. Derrière l’univers, son immensité, ses ombres et ses lumières, Quelqu’un existe qui a déclenché une aventure de conséquences incalculables. Et le plus risqué de cette aventure a été d’engager un dialogue avec ses créatures. Quand nous parlons, ce n’est pas seulement pour donner des ordres ou pour demander quelque chose. Quand je parle, c’est comme si je frappais à la porte de l’autre pour qu’il voie que j’existe, pour le mettre à l’épreuve et pour voir si lui aussi existe vraiment. Et s’il m’écoute, je saurai que moi aussi j’existe et je compte pour quelque chose
La révélation chrétienne ne sera donc pas d’abord une loi du Ciel que nous devrions suivre sous peine de châtiment ou d’échec : Dieu est le Tout Autre qui éveille en nous jusqu’à notre conscience et nous sort de notre solitude. C’est à partir de là que nous pourrons comprendre les pages très nombreuses qui sont témoin des appels de Dieu à ses prophètes : Moïse, Élie, Isaïe, Jérémie et bien d’autres. Tout appel de Dieu produit chez celui qui le reçoit une nouvelle conscience de soi et le rend capable de remplir la mission qu’il reçoit. Et c’est ainsi que toute l’histoire biblique sera de quelque façon l’œuvre de prophètes.
Dieu est un Dieu qui parle. Il n’a pas attendu pour le faire qu’il y ait des créatures capables de l’entendre : il a parlé d’abord pour se dire lui-même. La Parole est en lui dès le commencement, elle est sa propre sagesse ; il ne la connaît qu’en lui donnant vie, face à lui (Jean 1.1), et puis il la ramène à lui pour qu’elle jouisse de sa propre plénitude.
v 1.4 Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Le mot “séparer” caractérise l’œuvre des quatre premiers jours. Il réapparaîtra quand se fera la distinction entre le “pur” et “l’impur”, une des bases de la religion juive (Lévitique 10.10 ; 11.47) et quand on fera la démarcation des espaces sacrés (Exode 26.33) ou quand Israël sera séparé des autres nations (Lévitique 20.24 ; 1Rois 8.53). Cette séparation est une des idées fortes de la communauté juive qui s’est reconstituée au retour de l’Exil (Esdras 6.21).
v 1.5 Il y eut un soir, il y eut un matin. Pour les hébreux, et jusqu’au temps de Jésus, le jour commence au coucher du soleil (Luc 4.40), de sorte que le soir vient avant le matin.
v 1.16 Dieu fit les deux grands luminaires. Voici les astres “sécularisés”. Ils ne sont plus divins, ils ne régissent plus la création. Ils donnent de la lumière et ils servent à fixer le calendrier : aujourd’hui encore la fête de Pâques dépend du calendrier lunaire.
v 1.26 Faisons l’homme à notre image. Il s’agit en fait de l’humanité comme un tout. Ce pluriel est sans doute un pluriel de majesté (Genèse 11.7) ; ce peut être aussi une allusion à Dieu entouré de sa cour céleste.
v 1.28 Ayez autorité. Voilà un mot qui choque bien des écologistes et des adorateurs discrets de la Mère Terre. Mais le terme hébreu est plus rude encore. Un univers soumis à l’homme ; loin de s’abandonner aux rythmes de la nature, l’homme est la pièce indispensable de la création et sans lui l’univers est incapable de retourner à Dieu.
Dieu est splendeur, et il laisse à l’homme l’autorité sur le monde. Dieu et l’homme, ce n’est pas l’opposition du plus fort et du moins fort, de celui qui a tout et de celui qui n’est rien ; l’homme découvre sa grandeur et sa responsabilité. La Bible a formé des hommes qui n’ont pas peur des malédictions du destin quand ils cherchent les secrets de l’univers ; ce n’est pas par hasard que le grand élan de la civilisation est parti d’un occident christianisé.
La Genèse est le départ de l’aventure cosmique et si elle n’est pas pleinement habitée, elle ne peut trouver une place dans l’éternité. Dès le premier instant de la Création, Dieu avait décidé que son Fils se ferait homme (Éphésiens 1.14). C’est lui d’abord qui justifie les paroles du Psaume 8 “Qui est l’homme pour que tu t’en souviennes ? Tu l’as couronné de gloire” (voir 1Corinthiens 15.24 ; Hébreux 2.6), l’Homme qui donnera un sens à l’univers, ce sont les milliards d’humains devenus un dans le Christ. Voir Romains 8.18-23 et la note sur le salut du monde. Voir aussi la note féministe en Proverbes*8.27.
v 1.29 Je vous donne les plantes à graines. Dieu attribue à chacun l’aliment qui lui convient. La différence entre l’homme et les animaux se trouve dans l’usage des céréales qu’il cultive. Il y a là comme un souvenir de la grande révolution économique et culturelle qu’avait été la fixation des groupes humains sur des terres qu’ils avaient mises en culture et sur lesquelles ils élevaient des animaux, inaugurant ainsi l’ère néolithique.
Pourquoi ne parle-t-on pas de la viande ? Cela peut étonner si l’on sait que nulle part la Bible ne fait l’éloge du régime végétarien. On se contente de féliciter ceux qui s’en tiennent aux légumes plutôt que de se souiller en mangeant des viandes défendues par la Loi (2Maccabées 5.27 ; Daniel 1.12).
L’auteur veut sans doute exclure toute violence du plan de Dieu, même celle qui consiste à tuer les animaux. Il y a donc là un idéal : Dieu seul, maître de l’âme et de la vie, même des animaux (Lévitique 17.4), peut autoriser l’homme à tuer, aussi bien pour le culte divin que pour sa propre alimentation. Il donnera cette autorisation après le déluge lorsqu’il promulguera son alliance avec tous les peuples de la terre.
Il faut dire aussi que l’auteur ne pouvait pas toucher ce sujet sans faire des distinctions entre animaux purs et impurs, viandes saignées et non saignées, ce qui dépassait son propos.
v 1.31 Dieu vit que cela était bon. Ce était bon signifie avant tout : bien fait, cohérent, hiérarchisé, prêt pour recevoir l’humanité et digne de la majesté divine. Les Hébreux n’étaient guère sensibles à la beauté de la création ou, s’ils y étaient sensibles, ils ont oublié d’en parler. Hors du Cantique, de Job et de quelques Psaumes la Bible ne montre guère d’émotion devant la beauté du monde.
D’autres peuples qui vivaient hors de cette révélation ont été plus sensibles à la présence de la divinité dans l’univers. Les grandes sagesses orientales sont très attentives à rester en harmonie avec les rythmes de l’univers, et, sans vouloir les comparer avec les cultes naturistes que les Israélites ont rencontrés en Canaan, il y avait sans doute un peu de cela dans les cultes cananéens, malgré leur corruption que la Bible dénonce. L’opposition était grande entre ces peuples qui, d’une certaine façon, divinisaient la nature, et Israël qui la regardait comme l’œuvre de Dieu et soumise à Dieu. Le livre de la Sagesse s’étonne de ce que les autres peuples confondent si souvent Dieu et la nature : “Comment ont-ils pu se laisser fasciner par cette beauté et ne pas voir, au-delà de la création le Créateur plus grand encore ? Car la grandeur et la beauté des créatures donnent une idée de celui qui leur a donné l’être” (Sagesse 16.3-5).
Il ne faut donc pas trop nous étonner si le peuple de Dieu paraît ignorer les reflets de Dieu dans l’univers et si ce n’est pas la contemplation de la vie qui l’amène à chercher Dieu. On ne peut tout enseigner à la fois, et la priorité était d’inculquer l’autorité souveraine de Dieu. Pour cette raison, le chapitre de la création établit un ordre, et à partir de cet ordre une liturgie : le sabbat rappelle cette volonté de Dieu qui parfois nous paraît arbitraire.
LE REFLET DE DIEU
On a souvent magnifié la sagesse du Créateur, ingénieur merveilleux, auteur des lois de la nature. Mais peut-être voit-on plus en profondeur sur les chemins de la beauté et de l’amour : Dieu artiste, danseur, amant et père. La création comme un reflet de Dieu : l’être infiniment riche s’exprime d’abord en son Verbe, et bientôt se reflète en une multitude d’êtres qui sont esprit comme lui-même est esprit, et qui sont libres et créateurs de beauté, un peu comme lui-même est liberté, créant à chaque instant des choses et des situations et des personnes neuves, belles et imprévisibles. Et de reflet en reflet, des esprits à la matière, la beauté et la créativité se font étoiles, êtres vivants et cœurs de chair.
Si la création est avant tout un reflet de ce qui est en Dieu, nous n’avons plus de difficulté à croire, comme la Bible entière nous le fait sentir, qu’il y a eu d’abord la création d’un monde spirituel et que celui-ci est à l’origine de l’univers visible. Les liens qui unissent ces deux mondes sont tels en réalité que l’on ne peut pas opposer sans plus la matière et l’esprit : l’univers est un. C’est un fait que les Israélites voyaient surtout les esprits comme des messagers porteurs des décrets de Dieu (Isaïe 37.36 ; Daniel 9.21 ; Zacharie 1—2 ; Hébreux 1.7), et c’est là le sens du mot anges ; mais cela ne nous empêche pas de les voir comme les dispensateurs de l’intelligence et de la beauté dans tous les domaines de la nature. Dieu n’a jamais empêché qui que ce soit de créer. Ces anges ou esprits cosmiques ont donné forme et figure à notre planète, ils se sont faits les artistes et les inspirateurs de l’évolution des êtres organisés. C’est bien là la vision qu’avaient des anges les Pères de l’Église de formation platonicienne, et le cardinal Newman, il y a cent cinquante ans, en était un chaud partisan.
UN MESSAGE PROPHÉTIQUE
Cette première page de la Bible pose les bases d’une vue chrétienne de l’existence. Mais nous disons aussi qu’elle a une valeur prophétique en ce sens que si maintenant nous la relisons après avoir reçu l’Évangile, ses vieilles paroles laissent transparaître des vérités nouvelles. Nous en donnons quelques exemples :
La Genèse dit : Au commencement, parlant de la création qui apparaît hors de Dieu dans le temps, mais Jean nous montrera bien d’autres richesses de ce commencement (Jean 1.1) qui pour Dieu ne passe pas. Car Dieu n’est pas soumis au temps : il vit dans cette plénitude permanente que nous appelons éternité. Là, il n’y a ni avant ni après, ni durée, ni fatigue, ni ennui. Au commencement Dieu se projette en son Fils qui est à la fois son image et sa Parole (Colossiens 1.15 ; Hébreux 1.3). Mais dans ce même commencement Dieu crée hors de lui le monde, pour y distribuer les richesses qu’il contemple en son Fils. Et c’est alors que commencent l’univers et les esprits, l’espace et le temps.
Cet univers est donc une expression du mystère profond de Dieu ; toute l’histoire humaine qui va y prendre place sera une “histoire sacrée” où Dieu réalisera un désir éternel : un débordement de l’amour et de la créativité.
À son image et ressemblance. Nous sommes appelés à partager le mystère de Dieu au terme d’un chemin où nous devenons semblables à lui : ce chemin, nous dit le Nouveau Testament, est celui de l’amour : 1Corinthiens 13.13 ; 1Jean 3.1-6 ; 7.8.
Qu’il domine. Si Adam représente toute la race humaine, le véritable Adam est le Christ. Dès le premier instant Dieu avait décidé que son Fils se ferait homme (Éphésiens 1.14), et c’est en lui que Dieu a béni la race humaine en laquelle chacun de nous apparaît avec ses dons et son destin (Éphésiens 1.1). C’est lui d’abord qui justifie les paroles du Psaume 8 “Qui est l’homme pour que tu t’en souviennes ? Tu l’as couronné de gloire” (voir 1Corinthiens 15.24 ; Hébreux 2.6).
Et Dieu se reposa le septième jour. Ce n’est pas que Dieu regarde de loin sa création (Jean 5.17). Nous devons plutôt comprendre que la création de Dieu et le travail humain aboutissent au jour sans fin où nous nous reposerons en Dieu, partageant sa plénitude (Hébreux 4.1-10).
v 2.4 Le texte dit : “Voici la généalogie des cieux et de la terre quand ils furent créés”. Mais en hébreu la généalogie ne désigne pas d’abord la chaîne des ancêtres, comme dans le langage actuel, c’est la chaîne des générations qui s’ensuivront. Les chapitres qui viennent diront ce qui a résulté de la création du chapitre premier.
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Écrit par : Gérald / | 17/07/2012
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