08/09/2010
"Des hommes et des dieux" sort en salles
Ce film rend perplexe la critique :
Révélatrice, l'opinion de Didier Péron – dans Libération d'hier – sur le film de Xavier Beauvois :
« [Le] film tend en définitive à conforter la martyrologie moderne des bons moines de Tibhirine face à un ennemi fruste et mal disposé au dialogue oecuménique [*]. Des hommes et des dieux aurait sans doute perdu en grandeur et en lyrisme […] ce qu'il aurait gagné en contenu politique, s'il avait précisément interrogé la place des moines et le rôle profond de leur paternalisme onctueux face à un Etat défaillant et au milieu d'une population déshéritée. »
Ainsi le service de ces trappistes – vivre avec des paysans algériens pauvres pour les aider – relèverait du « paternalisme », donc de l'incongru ?
L'humanitaire serait illégitime si ses motifs sont spirituels (« onctueux ») ?
On devrait « s'interroger » (ce serait même « politique ») sur une telle vocation de service, car elle masquerait un « rôle », si « profond » qu'il serait dissimulé aux propres yeux des moines inconscients de leurs mobiles ?
Le journaliste nous le suggère. En cela, il traduit l'état d'esprit de la société du capitalisme tardif. C'est un mixage de deux ingrédients : le sous-nietzschéisme ordinaire (tout acte chrétien serait un détournement morbide de la volonté de puissance), et le libéralisme (le bien public étant le produit des vices privés, toute vertu serait superflue).
Il y a quelques années, une jeune femme médecin m'expliquait que la bonté était une utopie « puisqu'elle ne faisait pas partie de notre programmation génétique ».
Les commerciaux nous diront, par ailleurs, que le « gène égoïste » commande d'assouvir nos désirs et d'esquiver les sacrifices.
Cette vision de la vie inspire Péron quand il écrit : «Des hommes et des dieux est un film sur l'aveuglement si l'on veut bien considérer qu'il faut avoir perdu les dernières ressources de la lucidité pour vouloir faire corps avec l'universel ».
Aucun martyr chrétien ne donne sa vie pour « faire corps avec l'universel », ce qui relèverait en effet de la névrose. C'est par amour d'une personne, le Christ, que le martyr chrétien offre sa vie (et si aucune autre issue n'est possible sans apostasier). La véritable foi chrétienne est objective : elle se vit dans le déchirement, non dans l'auto-illusion. Les moines de Tibhirine ne se sont pas offerts par folie mais lucidement, avec angoisse : ce n'étaient pas des kamikaze.
L'objectivité de la foi est un concept étranger à notre monde mental, fabriqué par un système marchand où tout n'est que pulsions subjectives. Les médias peinent à comprendre qu'un chrétien ne se laisse pas enfermer dans cette cage de pulsions, mais qu'il en sort et se met à distance de lui-même.
Nous en reparlerons dès que j'aurai vu Des hommes et des dieux.
_________
[*] « Oecuménique » est confondu aujourd'hui avec « inter-religieux ». En réalité, ce terme propre au christianisme ne s'applique qu'aux diverses confessions chrétiennes. L'ardu dans la vocation de Tibhirine tenait au fait que la convivialité avec les musulmans n'était pas « oecuménique » (c'eût été plus simple) mais inter-religieuse.
00:20 Publié dans Cathophilie | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : tibhirine, ''des hommes et des dieux'', xavier beauvois, christianisme, islam, oecuménisme
Commentaires
RADIOS PERPLEXES
> Les radios montrent en effet une perplexité sur ce film. D'un côté on ne peut pas dire du mal de gens qui ont été assassinés. Mais c'était des moines catholiques, ce qui est suspect. Heureusement ces moines fraternisaient avec des musulmans. Mais était-ce pour la bonne cause, celle de "l'oecuménisme" (= une ONU des religions où elles se confondraient) ? Non, ces moines avaient la foi chrétienne, ce qui ramène aux heures les plus sombres si on n'est pas vigilant. Mais alors on se demande comment ayant cette foi ils pouvaient être aussi respectueux de la religion des autres... etc.
Total : cette perplexité oblige les journalistes à se demander plus ou moins si leur idée a priori du catholicisme ne serait pas fausse.
______
Écrit par : Fulup / | 08/09/2010
L'ARGENT
> Le système marchand veut que les gens soient enfermés dans leurs désirs. Il ne veut surtout pas de gens libres, car c'est cela la liberté, ne pas être esclave de ses désirs. La drogue moderne, l'argent est le masque que porte le démon.
______
Écrit par : scaringella / | 08/09/2010
LE MARTYRE
> Affligeants, les posts sur des sites qui ne voient dans le martyre des moines qu'un "lâchage" de ces moines par le gouvernement français, etc. Ces milieux ne comprennent pas le christianisme. Ils voudraient envoyer l'Otan défendre les témoins du Christ pour les empêcher de donner leur vie en témoignage. Attention, ne disons pas que la mort des moines fut une chose normale, mais n'oublions pas que l'éventualité du martyre est dans une vocation comme la leur, depuis au moins l'époque du Père de Foucauld. N'oublions pas non plus qu'ils aimaient les Algériens, haïs par les milieux en question. Et que ces milieux disaient le plus grand mal du Père de Chergé à cause de ses écrits sur le dialogue inter-religieux, avant sa mort. N'ayons pas la mémoire courte.
______
Écrit par : meliton / | 08/09/2010
BOBOS
> Il faut dire que la place de ces moines interroge de manière insupportable la responsabilité du bobo qui a créé avec ses amis libéraux-capitalistes la situation de cette population déshéritée aux prises avec un Etat défaillant.
Il faut donc impérativement interdire à ces empêcheurs de tourner en rond dans notre bonne conscience d'occidental gavé de remuer le malaise qu'on a soigneusement enfoui au fond de nous.
Puisse Dieu ne pas se lasser de nous envoyer ses prophètes pour réveiller nos consciences endormies, quand bien même nous les assassinons tous...
______
Écrit par : Pema / | 08/09/2010
PROBLEME DE TERMINOLOGIE
> Cher PP,
A propos de la « foi chrétienne objective » dont vous parlez. Ne disposant pas des mots ni des concepts de la philosophie (manque d’instruction que je déplore, croyez-le bien), je suis bien conscient d’aller à rebours d’une façon commune de penser et d’argumenter rationnellement. Mais je ne puis dire, pour mon compte, que ma foi chrétienne est « objective », puisqu’elle naît de la rencontre avec une Personne, le Sujet par excellence (« Moi, je suis », Jn 8-58), Jésus-Christ. Je dirais au contraire que la foi chrétienne est, grâce à la rencontre du Fils de Dieu, subjective. Qu’elle fait de nous des sujets capables de résister à la marchandisation objective du monde et aux influences mauvaises qui visent à nous faire idolâtrer toutes sortes d’objets. Et donc, je dirais plutôt du « système marchand », qu’il fabrique des « pulsions objectives », en rapport avec l’objet du désir et pas toujours dignes de la personne sujet de ce désir. Je ne me tiens pas pour équipé de l’objet « foi chrétienne » (dans quel magasin… ?). Mais je sais que la foi peut me rendre vraiment libre en faisant de moi un sujet de l’amour du Christ. Réhabilitons le sujet chrétien, ne cherchons pas à le rendre purement « objectif » comme le monde le réclame.
Denis
[ De PP à D. - Je pense la même chose que vous, avec un autre mot. Quand je dis "objective", je ne veux évidemment pas dire qu'elle transforme Dieu en "objet". Je veux dire qu'elle sort l'individu de son enfermement subjectif, autrement dit, de son nombrilisme, cage où l'enferme l'égolâtrie de notre société.
Mais vous avez raison aussi, en ce sens que la rencontre avec le Sujet se passe au coeur de l'homme, lui-même sujet.
Le problème avec le mystère, c'est qu'il déborde nos mots. ]
cette réponse s'adresse au commentaire
Écrit par : Denis / | 08/09/2010
QU'EN SAIT-ELLE ?
> Prétendre que la bonté serait une utopie « puisqu'elle ne faisait pas partie de notre programmation génétique » est une pétition de principe. Qu'en sait votre interlocutrice?
Jean Decety, docteur en neurobiologie, a donné une conférence importante sur « Les fondements naturels de la sympathie », qui contredit son affirmation péremptoire :
http://www.canal-u.tv/producteurs/universite_de_tous_les_savoirs/dossier_programmes/les_conferences_de_l_annee_2001/la_psyche_l_ame_humaine/les_fondements_naturels_de_la_sympathie
Force est de constater que l'homme est un être de relation, et ce dès le début de sa vie. Privé de l'attachement à sa mère, il mourrait. Rappelons également la théorie de l'attachement de John Bowlby, qui n'est pas fantaisiste mais s'appuie sur des expériences empiriques.
______
Écrit par : Blaise / | 08/09/2010
BEAUVOIS ET LE BAPTEME
> Libération, Libération... ça existe encore cette chose ? Plus sérieusement je passe sur l'inculture du journaliste (je pense que ceux qui prennent encore la peine de me lire savent combien j'aime la dénoncer) ce dont je m'étonne c'est qu'il est même pris la peine de perdre son temps avec ce film. Pourtant avoir Xavier Beauvois, qui crache sur le baptême aujourd'hui dans La Voix du Nord ("Le Baptême je trouve ça débile"), et affirme "Je suis anticlérical" aurait déjà dû en soi constituer un a-priori positif. Malheureusement Beauvois ne doit pas suffisamment montrer l'absolue vacuité de la vie monastique. Il a le grand tort de ne pas être uniquement critique. Quel dommage il avait là la possibilité d'en rajouter une louche dans le lynchage permanent de l'Eglise et il ne l'a même pas fait !
______
Écrit par : Pierre-Aelred / | 08/09/2010
@ Denis
> Quelques éléments de réflexion sur la « foi objective » ou « l’objectivité de la foi », car le sujet est capital.
Pour se présenter à vous-même, votre foi est nécessairement reliée à la pensée ; et votre pensée est nécessairement reliée à un objet. Dieu n’est certes pas un objet, mais il est l’objet de votre pensée. Comme vous dites, rien n’est davantage « Sujet » que ce Dieu qui a pour nom « Je suis ». Rien n’est davantage objectif également, puisqu’il existe et subsiste par lui-même, sans conditionnements extérieurs. L’intelligence de l’objet de votre pensée – en l’espèce Dieu – est reçue d’abord par vos sens. Et c’est-là que se niche le risque de subjectivité, la possibilité d’une appréhension déformée par les limites de vos sens. Cependant, pour Thomas d’Aquin (et à l’inverse de Kant), cela ne signifie pas nécessairement que vous soyez incapable de recevoir une réalité objective, car par nature l’intelligence est capable de recevoir et comprendre une réalité objective, c’est-à-dire que l’appréhension de cette réalité par l’intelligence peut tout à fait être conforme à la réalité en elle-même.
Penser Dieu, comme on pense une abstraction totalement indépendante ? Oui, c’est possible et même, à mon avis, nécessaire car il EST par lui-même et peut donc être pensé en dehors de tout. Penser Dieu comme personne dans le cadre de ma propre relation à lui ? Oui, c’est encore possible, et encore tout à fait nécessaire… et encore tout à fait objectivable. Pourquoi Dieu, dans la relation unique qu’il entretient avec vous, vous interdirait-il de percevoir la réalité de ce qu’est cette relation, même si vous ne percevez pas cette réalité dans sa totalité ? Ce n’est pas parce qu’une réalité n’est pas perçue en totalité que ce que nous en percevons n’est pas conforme à cette réalité. Dieu ne s’est pas incarné pour nous laisser dans l’incertitude ! Bien au contraire, il s’est révélé de la manière la plus objective qui soit, révélation complètement achevée dans l’incarnation comme événement historique concret, avec témoins très humains à l’appui. Et cette objectivité poursuit encore son chemin quand la révélation est confiée par le Christ comme dépôt à l’Eglise.
Votre foi est, j’imagine, la foi de l’Eglise. Vous n’avez pas découvert par vous-même les vérités surnaturelles auxquelles vous croyez. Vous leur avez donné, par le travail de votre intelligence reliée à votre propre expérience, et par le moyen de la volonté, votre assentiment libre. Vous avez dit oui – certes avec le don gratuit de la grâce - à cette foi de l’Eglise qui est extérieure à vous-même et qui serait strictement la même si le bon Dieu n’avait pas eu le (bon) goût discrétionnaire de vous donner vie. Je crois profondément que nous ne devons jamais oublier ceci : notre foi est d’abord la foi de l’Eglise.
Ce que vous appelez noblement le « sujet chrétien » me semble cependant tout à fait à son aise dans ce cadre, car c’est bien la tradition de l’Eglise qui nous apprend que Denis et Guillaume ont une relation personnelle unique avec Dieu. L’intelligence de la foi de l’Eglise n’existe pas pour elle-même. Elle est un moyen pour Denis et Guillaume de connaître Dieu, le connaître si intimement par la vie de foi (prière et sacrements) que Denis et Guillaume sont rendus participants de la nature divine : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité ». Le connaître si intimement jusqu’à l’amitié, le connaître si intimement jusqu’à la filiation divine. Enfants de Dieu ! « Mysterium fidei » : ce mystère est grand. Et en effet "il déborde nos mots", comme dit PP !
______
Écrit par : Guillaume de Prémare / | 08/09/2010
"le bien public étant le produit des vices privés"
> La formule est une des meilleures qui soit pour décrire la mentalité dominante!
______
Écrit par : Pierre Huet / | 08/09/2010
@ Guillaume
> Votre commentaire est très éclairant. Merci d'évangéliser mes pauvres arguties !
______
Écrit par : Denis / | 09/09/2010
CONTEMPORAIN
> Alors là vraiment bravo Patrice pour votre analyse du libéralisme contemporain.
Je ne peux que vous conseiller de lire, si ce n'est déjà fait, une analyse très proche sur la notion de sacrifice : http://www.libertepolitique.com/culture-et-societe/6192-rene-girard-et-ayn-rand-ethique-du-sacrifice-et-de-lanti-sacrifice
______
Écrit par : ludovic / | 09/09/2010
CRITÈRE
> Sur l'objectivité de la foi, je me permets de citer le P. Kehl s.j. dans son introduction au livre "Credo" d'Urs v. Balthasar :
" Seul l'accès à un tout Autre que moi-même, me fait me détacher de moi-même de sorte que je puis vivre MA vie dans l'espace que m'ouvre le fait d'être accueilli par L'AUTRE. Est-ce que, de fait, je suis sérieux avec cette volonté de me détacher de moi-même pour me tourner vers Dieu et son amour ; est-ce que, effectivement, j'essaye aussi résolument que Jésus, de franchir l'espace confortable du 'qui se ressemble s'assemble' ? Pour en décider, le critère solide reste la miséricorde à l'égard de 'l'Autre' tombé dans le besoin, qui, les dérangeant du même coup, croise et recroise sans cesse mes chemins. Il s'agit, on le voit bien, d'un critère qui résiste opiniâtrement à tous les désirs (chrétiens ou gnostiques) de spiritualisation. "
______
Écrit par : PP / | 09/09/2010
@ PP
> Merci pour ce commentaire. D'autant plus que dans ces mots du P. Kehl, que vous citez, on croirait voir chacun des moines de Tibhirine.
______
Écrit par : Denis / | 09/09/2010
@ Denis
Non seulement vos considérations ne sont pas des arguties, mais encore sont-elles un matériau de grande valeur pour réfléchir ! Et aussi un témoignage vivant de l'âme, donc quelque chose de plus grand que la philosophie !
@ PP
Cette notion de "Tout autre" est en effet manière de sortir de soi ; et aussi manière de ne pas enfermer absolument Dieu dans nos catégories intellectuelles (ce qui permet aussi de sortir de soi). Catégories pourtant indispensables. L'intelligence de la foi est peut-être une forme d'humble pragmatisme. Elle ne dit pas tout, loin de là, mais ce qu'elle dit est vrai et nécessaire. Jésus nous dit : "L'Esprit vous guidera vers la vérité tout entière". Certains l'interprètent ainsi : "la vérité n'est pas certaine, elle est évolutive, toujours à inventer et réinventer en étant attentif au souffle créateur de l'Esprit." Et l'Eglise nous dit que "la révélation est complète", en ce sens que nous savons tout ce qu'il est nécessaire de savoir en vue du salut. Nous ne savons pas tout, mais ce que nous savons, nous le savons... et c'est le minimum vital !
______
Écrit par : Guillaume de Prémare / | 09/09/2010
Les commentaires sont fermés.