Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/12/2008

Rien n'est si attendrissant que la transcendance de Dieu

Un moine parle du Fils, de sa mère et du vieillard Syméon :


 

 

Dimanche 28 décembre 2008

 

« Il le reçut dans ses bras… » (Lc 2, 28)        

                                                                                     

C’était l’hiver. Le soir faisait long feu derrière les arbres du jardin public et le vieil homme, s’arrêtant à considérer leurs traits au fusain sur le ciel, se sentait avec eux je ne sais quelle parenté secrète de sève et d’avenir. Et le cœur lui disait d’entrer dans une église. Chemin faisant, il se remémorait un très vieux dire : Il arrivera, en ce jour-là, qu’il n’y aura plus de lumière, mais du froid et du gel. Et il y aura un jour unique – le Seigneur le connaît – plus de jour ni de nuit, mais au temps du soir, il y aura de la lumière (Za 14, 6-7). L’hiver œuvrait dans les jardins, les rues et dans le cœur des hommes. Dans la ville de la Vision, il y avait un homme dont tout le destin était de voir, et c’était comme si, dans ce seul homme, s’était résumé tout ce que la ville comptait en fait de lucidité. Car, à traverser la ville, on a l’impression, parfois, que toutes les façades sont aveugles et que toutes les orbites rencontrées à la dérobée sont vides, et l’on serait bien près de désespérer. Mais décidément, ce vieil homme-là était à l’avant-garde du regard. Il y avait de l’écouter dans la racine de son nom et le voir, à la fin, lui venait comme un fruit. Il attendait voir, depuis des lustres, depuis des siècles. Il attendait. Il n’avait pas d’autre âge que celui de son attente même, ni d’autre raison d’être. Il incarnait le Peuple même de l’attente, orienté qu’il était tout entier vers la Promesse faite aux pères et dont les douze tribus, dans le culte qu’elles rendent à Dieu avec persévérance, nuit et jour, espèrent atteindre l’accomplis-sement (Ac 26, 7).

 

Il brûlait de voir. L’Esprit Saint était sur lui, et l’Esprit Saint parlait en lui, et l’Esprit Saint le poussait. Il attendait la Consolation, et, préparant l’avènement du Consolateur, l’autre Consolateur (Jn 14n 16) était déjà sur lui. Heureux théophore ! Il portait l’Esprit avant que de porter le Fils en sa toute-petitesse, car nul ne peut soutenir la chair de Dieu qu’il ne soit soutenu par l’Esprit de Dieu. Et comme Il avait pris la femme sous son ombre (Lc 1, 35), l’Esprit travaillait l’homme en secret, pour qu’au terme de son attente il mît au monde, lui aussi, l’enfant que la femme mettrait sur ses genoux. Il creusait dans le cœur de l’homme, et jusque dans son corps de vieux buis, le siège royal du petit Fils. Il le sculptait, il l’évidait, il l’incurvait pour que logeât en lui une immense Tendresse. Et l’homme s’était entendu dire, dans un oracle tout intérieur celui-là, qu’il ne verrait point la mort sans voir auparavant la Vie, sans voir le petit corps de Dieu comme la Terre promise la plus vaste, et cette prévenance intime avait été son étoile à lui, conductrice. Et, toute sa vie durant, l’homme avait si bien fait mourir par l’Esprit les œuvres de la chair (Rm 8, 13), que, d’intelligence avec le moindre souffle, il offrait sa voilure à la merci du vent. Avant de contempler, il avait l’intuition. Conduit par l’Esprit de Dieu, il était lui-même enfant de Dieu (Rm 8, 14), vieillard enclin à l’enfant, assorti à l’enfant par cette souplesse même qui, de longue habitude, le livrait à l’Esprit. Et où l’Esprit pouvait-il bien le conduire, sinon vers un lieu plus intérieur, selon la promesse que le Fils lui-même ferait ultimement aux siens : Il vous introduira… (Jn 16, 13) ? Et comme l’Esprit introduit ici le vieillard au Temple, il introduira au désert, plus tard, l’enfant devenu homme (Lc 4, 1). Le désert et le temple : dans l’histoire commune d’Israël que l’enfant et le vieillard partagent, ces deux lieux-là sont les deux lieux majeurs de la Rencontre. Il y avait un homme à Jérusalem, et cet homme s’en allait fredonnant une ancienne chanson : À cause de Sion, je ne me tairai point ; à cause de Jérusalem, je ne me reposerai point, jusqu’à ce que son Juste sorte comme un soleil et que son Sauveur brille comme une torche (Is 62, 1). Et l’homme brasillait au souffle de l’Esprit. L’on était à un carême de la Noël, et déjà s’envisageait une pentecôte : le Souffle, attisant l’homme, de proche en proche, un jour, incendierait la ville (Ac 2, 1-5), car l’enfant, après soi, devait laisser le Feu (Lc 12, 49). L’hiver, un brasero ; mais, pour l’été, l’orage.

 

Et c’est ainsi que l’on en vient au fait, que l’on en vient aux mains : Il reçut l’enfant dans ses bras. Ô instant considérable où la chair sénile et dont la vie déjà  refluait se ranime au contact de la chair tiède et parfumée, où ce n’est plus un adulte qui réchauffe un enfant, comme jadis Élisée le petit de la Shunamite (2 R 4, 34), mais où un nourrisson revigore un ancien, où le toucher ajoute sa plénitude propre à la béatitude que procure la vision ! S’il est vrai que la chair est faible (Mt 26, 41), comme l’intrication momentanée de ces deux faiblesses-là – celle du matin et celle du soir – est admirable, et quelle force en résulte ! Le Verbe ne se borne pas à prendre chair pour lui-même : il commence de composer notre chair à la sienne dans un corps à corps dont le Golgotha même, passées les insoutenables violences, consacrera comme un mystère spécial l’exquise piété. Mais remarquez bien que Syméon ne prend pas l’enfant de son propre mouvement : il le reçoit. Et de qui peut-il le recevoir en cet instant, sinon de sa mère ? Comme Marie avait déposé le nouveau-né dans une mangeoire (Lc 2, 7), elle le dépose ici à la croisée des bras : cette seconde crèche est sise à hauteur d’homme ; cette crèche est de chair pour un Dieu fait de chair. Marie, s’exerçant à se détacher, risque tout son trésor aux mains d’un dépositaire dont les précautions laissent entière la fragilité ; dans un nœud du vieil arbre elle pose son oiseau. Et, tout parcheminé qu’il est à l’usage, le vieillard ébahi murmure un chant de noces : J’ai trouvé, j’ai trouvé celui que mon cœur aime ; tout de bon je le tiens : point ne le lâcherai… Sa gauche est sous ma tête et sa droite m’étreint (Ct 3, 4 et 2, 6). Le vieillard reçoit l’enfant de par le bon plaisir de l’enfant lui-même qui se donne et dont le silence semble retentir déjà de l’invitation ultime qu’il adressera aux siens : Prenez : ceci est mon corps livré pour vous (Mt 26, 26). L’homme reçoit, toutes chaudes, les étrennes totales de son désir, et il a son content : c’est qu’il faut être parfaitement pauvre en esprit pour se contenter d’un pain et d’un fruit à la Noël, pour se faire quotidiennement une fête de la chair de Dieu, sous ses plus ménagères livrées.

 

Pour nous aussi, la grâce de Noël, le mystère de Noël s’épanouit en une étreinte, dans cette « étreinte de l’homme intérieur » dont parle Augustin : amplexus interioris hominis (Conf. X, vi, 8).  Pour nous aussi, toute liturgie et toute théologie se consomment, tout bas, dans le geste ardent de Syméon. Car de quoi servirait-il que nous lisions l’Écriture, et que nous communiions, chaque jour peut-être, si nous ne tendions que des doigts réticents et des lèvres avares, si nous ne prenions, au-dedans, des formes plus généreuses, si notre être entier ne se dilatait, ne s’infirmait, ne s’attendrissait, mais de cette tendresse solide et achevée dont le seul motif  est Jésus-Christ appréhendé dans toute la majesté de son mystère ? Car, plus l’homme spirituel se fortifie en nous, plus il nous apparaît que, bien au-delà d’un vague assentiment spéculatif, l’hommage que réclame de nous le Mystère de la foi est une singulière affection. À mesure qu’elle amortit en nous le besoin d’une tendresse par trop confinée, la vie nous insinue que rien n’est aussi attendrissant, en vérité, que la transcendance de Dieu, que la majesté de Dieu devenue compréhensible, et tout ce qui, dès maintenant, nous jette sur son seuil. Syméon étreint le nouveau-né, Thomas a le doigté de l’homme des douleurs (cf. Jn 20, 27) : en l’un et en l’autre, n’est-ce pas un même toucher – très intérieur – qui se propose à notre imitation, et n’est-ce pas la même « renonciation totale et douce » qu’il exige ? Ce que nos yeux ont vu… ce que nos mains ont touché du Verbe de Vie… (1 Jn 1, 1) Vivons, en cette eucharistie même, l’eucharistie de Syméon. Recevons la Torche, la Tourte fraîche, le Fruit succulent de lumière. Offrons notre tendresse et notre fragilité – inséparables sœurs – comme deux bras, comme un trône à l’ineffable Don (2 Co 9, 15), et entrons dans la procession des saints théophores dont un vieillard a inventé l’allure, acquiesçant à la mort, comme cette Vie même qu’il étreint dans ses bras. Amen.

 

 F. Cassingena-Trévedy osb