07/08/2008
Soljenitsyne : Jacques Sapir nous écrit son point de vue
Par l’auteur du Nouveau XXIe siècle*, pour ce blog :
J'approuve entièrement la citation de Georges Nivat [1]. Oui, il y a eu des dérapages antisémites sous la plume de Soljenitsyne, parce que ce dernier a voulu penser depuis l'intérieur de la tradition russe, et que cette dernière n'a pas encore fait le travail sur les fondements chrétiens de l'antisémitisme. Le pouvoir soviétique a été mille fois plus antisémite que Soljenitsyne. Quand il reçut en 1970 le Nobel de Littérature, ce dernier fut qualifié par les plumitifs brejnéviens de "Noviy Jid", ce qui peut se traduire par "Nouveau Gide" au sens d'une critique de l'homme qui écrivit le fameux Retour d'URSS, mais se traduit aussi - et tout Russe le fait automatiquement - par "Nouveau youpin" (Jid étant en russe le mot insultant pour désigner les juifs).
Mais ceci ne veut pas dire, et ne permet à personne de dire, que Soljenitsyne était antisémite. Si on peut faire un reproche à cet immense auteur c'est de ne pas avoir tenté, à un moment de son oeuvre, de se décentrer par rapport à la culture russe.
Dire cela revient à souligner le parallèle entre Soljenitsyne et Dostoïevsky. Leonid Tsypkin, dans son ouvrage posthume Un été à Baden-Baden (en russe Leto v Badene, le livre est traduit en français et en anglais) a posé le problème de la persistance d'un antisémitisme "subliminal" et latent chez Dostoïevsky, comme une trace culturelle. Tsypkin pose la question de cette contradiction entre l'immense compassion qui imprègne toute l'oeuvre de Dostoïevsky et les remontées antisémites. Il montre qu'un auteur est le produit de son environnement et de sa culture. D'où la question du décentrement.
La tentative de Soljenitsyne d'affronter publiquement la question des relations entre juifs et russes était courageuse et montrait qu'il prenait conscience de la contradiction qui existe entre antisémitisme et humanisme.
Comme Nivat, je ne suis pas entièrement convaincu par le résultat du travail de Soljenitsyne sur ce point, en ceci qu'il manque une lecture critique de la tradition orthodoxe (pravoslav) et qu'il sous-estime largement l'intégration et le nationalisme russe des juifs vivant en Russie. J'en ai de multiples exemples dans ma propre famille.
Pour revenir à Soljenitsyne, il est non seulement la plus grande voix russe du XXe siècle, mais un écrivain fondateur de la littérature mondiale. Il faut lire et relire Une Journée d'Ivan Denissovich, Le Pavillon des cancéreux et Le Premier Cercle.
La tentative de Soljenitsyne de s'improviser historien est compréhensible devant l'etouffement mortifère de l'histoire officielle soviétique. Les résultats sont cependant discutables. Nous savons, grâce aux travaux de démographes (Alain Blum), d'historiens (Stephen Wheatcroft) et maintenant grâce à l'ouverture des archives, que le Goulag fut bien moins important que ce que Soljenitsyne affirmait, et qu'il y eut - heureusement - moins de morts que ce qu'il pensait. Notons cependant que 3,5 millions de détenus au point le plus haut (contre l'estimation de 15 millions données par Soljenitsyne), dans un pays qui à l'époque fait environ 160 millions d'habitants (en 1953) est une chose bien assez horrible.
Soljenitsyne a aussi eu raison d'insister sur le rôle fondateur de 1914 dans le XXe siècle et ses horreurs. Je pense simplement qu'il a une vision un peu naïve de la société russe d'avant 1914, et qu'en particulier il ne prend pas en compte les tensions internes aux élites russes qui montent de manière explosive depuis la guerre de 1904-1905. J'en ai rendu compte dans plusieurs livres.
Avec Soljenitsyne vient de s'éteindre une des voix les plus importantes du XXe siècle. C'était une voix russe mais qui parlait à tous. On pouvait, et on peut encore, la discuter. Mais pour cela il faut d'abord l'écouter.
Repose en paix, Alexandre Issaevich.
Jacques SAPIR
[1] Sous la note du 4. 08, commentaire.
(*) Le nouveau XXIe siècle – Du siècle « américain » au retour des nations
par Jacques Sapir (Seuil, mars 2008).
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12:44 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : soljenitsyne
Commentaires
SE DECENTRER
> Bien sûr qu'un auteur est TOUJOURS "le produit de son environnement et de sa culture" : aucun ne nous tombe du ciel, miraculeusement indemne d'un passé contrasté, avec ses pleins et ses déliés : ses richesses et ses blessures.
Tenter de se décentrer de sa culture d'origine n'est pas sans ambiguïté : cette position est peu suspecte chez Soljenitsyne qui tentait de prendre du recul par rapport à ce que l'on veut être de l'antisémitisme "culturel", opposé à toute forme d'humanisme (ce n'est pas l'Histoire du XX° qui nous contredira...). Chez d'autres, il s'agira de faire table rase du passé en usant d'une praxis nettement plus radicale.
Dans une formule lapidaire, Ste Thérèse d'Avila ne disait-elle pas que "la sainteté, c'est de tomber ET de se relever" ? Sans doute est-ce là la frontière immanente entre la grandeur et la décadence. Dans un cas, on "se décentre de sa culture d'origine" au prix de quelques chutes, MAIS on s'en relève ET on contribue à relever les autres. Dans l'autre cas, les chutes deviennent une nouvelle donnée du paysage "culturel" et entraînent les autres dans le vertige. Pour ceux-là, ceux qui persistent à se relever encore deviennent les hommes à abattre : c'est pourquoi Alexandre est un "Grand"... comme un certain Jean-Paul !
Écrit par : Michel de Tiarelov | 07/08/2008
NOLTE
> Il me semble que l'oeuvre de Soljenitsyne ( deux siècles ensemble)est a compléter et a rapprocher du travail d'un historien allemand qui s'appelle Ernst Nolte ( 14-18 / 39-45 Les guerres civiles européennes). http://www.canalacademie.com/Ernst-Nolte-Entre-les-lignes-de.html.
froissart
[ De PP à F. - Avez-vous lu le livre de Nolte ? Moi oui, et je suis très réservé : c'est une entreprise de dénégation de la culpabilité allemande dans ce que Jünger appela "les abattoirs de l'Est" après 1941. Je ne partage pas l'optique noltéenne, controversée même en Allemagne... Cet historien s'était d'ailleurs signalé antérieurement pour l'artificialité de son livre sur le "pré-fascisme français" des années 1900. En somme, selon lui, tout le monde serait coupable (les Russes, les Français, les juifs) ; tout le monde sauf les Allemands. Unzulässig !]
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Écrit par : froissart | 07/08/2008
CHRISTIANISME ET ANTISEMITISME
> "Les fondements chrétiens de l'antisémitisme": cette formule m'atteint au plus profond, comme me trouble l'existence d'un antisémitisme chrétien; ce fait est pour moi un obstacle majeur à la Foi, il ne cesse de hanter ma recherche et mon questionnement spirituels. Il y quelques années, j'ai entendu Georges Steiner définir ainsi le christianisme: "Le christianisme? C'est une hérésie juive qui conduit tout droit à Auschwitz!" Comme si l'un des fondements de l'Occident était le meurtre. Je pense souvent à cette formule abrupte et sans appel de Georges Steiner, j'en suis meurtri.
Alexis
[ De PP à A. - Autant on ne peut laisser dire que le christianisme serait "antisémite" par nature (comment Pierre et Paul auraient-ils pu l'être ?), autant on ne peut qu'adhérer à la démarche de lucidité et de repentance de Jean-Paul II, précédée par la mise au clair de Vatican II. Quant à la formule de Steiner, c'est... du Steiner. ]
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Écrit par : Alexis | 07/08/2008
FROISSART,
> Sans même avoir à le lire, Nolte tient dans cette émission des propos ambigus. Cela ne dure pas longtemps, mais enfin j'ai ressenti un certain malaise. Réécoutez-le.
Écrit par : Blaise | 22/08/2008
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