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16/01/2007

Mont Saint-Michel : entretien avec un "passeur de sacré"

medium_frankrijk_mont_st_michel_1_.2.jpgCe que m'expliquait François Saint-James, conférencier des Monuments historiques :


(entretien publié dans la revue Kephas, n° 8, octobre 2003) :  http://www.revue-kephas.org

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François Saint-James est conférencier du Mont Saint-Michel depuis quatorze ans. Historien et catholique, il a révélé l'âme du Mont à des dizaines de milliers de visiteurs. Dans cet immense auditoire, il constate une attente spirituelle et des motifs d'espoir. Son expérience ne pourrait-elle servir d'exemple à une « pastorale des hauts-lieux » ?

 

Pour sentir que le Mont Saint-Michel n'est pas une coquille vide, il faut visiter l'abbaye avec François Saint-James.

En quatorze années de conférences, ce médiéviste de 38 ans a pu révéler la fonction surnaturelle du Mont à près de cent mille personnes : chiffre énorme dans l'absolu, même s'il n'est  qu'une goutte d'eau par rapport à la mer des touristes qui déferlent dans la rue du Mont.

Ils sont trois millions et demi chaque année. Un million d'entre eux ont le courage de gravir le dur escalier jusqu'à l'abbaye. Parvenus là-haut, la plupart traversent ce labyrinthe de granit en visiteurs « libres ». Un certain nombre suivent les visites guidées ordinaires. Mais 2% se montrent plus curieux : ils s'inscrivent à l'une des visites-conférences, qui durent deux heures ou plus. Ce sont des explorations approfondies : sous la conduite d'historiens de l'art, elles ouvrent des parties de l'abbaye fermées aux visites libres.

Hier, ces visites-conférences n'attiraient qu'un public de vacanciers érudits.

Aujourd'hui, la clientèle explose et se diversifie : elle s'irrigue de populations de plus en plus variées. Parmi ce flot en crue, le nombre des élèves de l'enseignement secondaire ne cesse d'augmenter. Quant aux adultes, un public inédit de « 30–40 ans » vient par le Guide du Routard et le réseau des chambres d'hôte...

 

 

« Le Mont est une porte, la foi est sa clé »

 

Les conférenciers du Mont Saint-Michel dépendent du ministère de la Culture ; leur tâche première est de parler d'architecture et d'histoire. François Saint-James y ajoute le spirituel. Il s'est donné mission d'expliquer à ses auditeurs toute la dimension du Mont, et de leur donner la clé de la fascination que « Saint-Michel au Péril de la mer » exerçait (exerce encore ?) sur les consciences.

Cette clé est religieuse. Les foules d'aujourd'hui veulent bien en convenir, du moment qu'on le leur explique; reste à savoir comment leur proposer cette explication.

C'est là qu'intervient la pédagogie propre à François Saint-James. Suivre ce conférencier-là dans le dédale de l'abbaye est une expérience. Humoriste, poète, architecte, historien, orateur, musicien, théologien, il conçoit la découverte du Mont comme un dépaysement moral : un voyage dans le temps et un chemin d'initiation. Par la force d'une éloquence très insolite, on le voit capable, dès le premier quart d'heure dans l'abbatiale, de plonger vingt patrons de PME dans une méditation sur les fins dernières.

Ils ne s'en plaignent pas. « Ils ne savent pas d'avance ce qu'ils vont découvrir, souligne-t-il :  donc j'ai le champ libre. »

Le monde visible, écrivait Louis Bouyer,1 « n'est que la partie, émergente pour nous, d'un univers unique dont les profondeurs se perdent au-delà de ce que notre regard obscurci peut atteindre ». François Saint-James n'explique pas seulement ce que l'on voit au Mont Saint-Michel : il rend perceptible ce que l'on ne voit pas. « Je le dis aux visiteurs dès la première minute : le Mont ne serait qu'un tas de cailloux s'il n'y avait pas l'Archange. »

Un conférencier de monument historique peut-il parler du Ciel ?

« Ce métier consiste à avoir les clés du Mont, et la foi en est une. Le Mont est une porte : je suis au service de ce qu'il y a derrière. »

Les Européens d'aujourd'hui ont perdu la clé de la foi, mais ils viennent devant la porte par centaines de milliers.

Lorsque François Saint-James accueille un groupe de visiteurs, sur la terrasse de l'ouest battue par les vents, il leur montre le grand paysage marin qui s'ouvre à l'infini. Puis il les saisit, en les déconcertant avec un discours ironique et grave qui donne à peu près ceci :

« Vous voyez la baie et l'horizon du couchant. Pour l'homme du Moyen Âge, c'était l'image de la Fin du monde et du Grand Passage vers l'éternité. En montant jusqu'ici vous avez laissé la terre, le bruit, les tentations, le divertissement, la rue du Mont et ses boutiques (et le pèlerin du Moyen Âge en faisait autant, puisque dans cette rue il y avait déjà des boutiques et même des prostituées...). Vous avez traversé la gueule noire de l'escalier du châtelet, symbole des ténèbres de la mort. Puis vous êtes montés, par l'escalier du Grand Degré, vers la lumière de cette terrasse et la porte du sanctuaire. Le pèlerin entrait ainsi dans l'éternel. Vous y entrez également, même si vous ne le savez pas encore... Aujourd'hui on croit que le monde n'aura pas de fin, mais que la vie en a une; au Moyen Âge, on croit que le monde aura une fin, mais que la vie n'en a pas — parce qu'elle passe vers l'éternel. »

Le conférencier entraîne son groupe dans le grand circuit. D'abord l'abbatiale, la lumière du chœur gothique. Puis l'on descend vers la pénombre des voûtes romanes. Et encore plus bas : vers la chapelle carolingienne Notre-Dame-Sous-Terre, dans son silence absolu. Douze cents ans ! L'abîme du temps se condense entre ces lourds piliers de moellons et de briques, maçonnés comme aux temps gallo-romains. Derrière un petit autel carré, on aperçoit une paroi de pierres encore plus ancienne : celle du premier oratoire, construit à l'aube du VIIIe siècle...

François Saint-James parle des innombrables générations de pèlerins qui traversèrent l'Europe pour venir prier dans ce lieu. Il invite ses auditeurs à venir eux aussi — s'ils le veulent — « toucher ces pierres ». L'un derrière l'autre ils s'approchent du mur, impressionnés de sentir leur visite se transformer en démarche : ils ne sont plus de simples touristes, ils ont remonté le temps, et les voilà qui s'approchent d'un autel, pour aller toucher « quelque chose » au-delà de l'autel. Comme dans un rite ? En quelque sorte, explique le conférencier : « Pour les aider à comprendre Notre-Dame-Sous-Terre, je fais un peu de spectacle. C'est un moyen normal dans notre société du visuel et de l'image. Le lieu lui-même parle de la foi — et il ne parle que d'elle. »

La plupart de ces visiteurs n'ont pas eu d'éducation religieuse, et c'est paradoxalement ce manque qui les rend réceptifs : ils comprennent qu'ils sont dans un lieu où l'on vient « toucher le ciel » depuis la nuit des temps. S'ils « touchent » le mur de l'oratoire de saint Aubert avec la fascination de petits enfants à EuroDisney, leur émotion n'a rien de puéril ; « ils se retrouvent en communion avec le peuple immense des hommes et des femmes qui sont toujours venus là », observe Saint-James. L'auteur de ces lignes l'a constaté au cours d'une conférence nocturne : certains visiteurs ne s'éloignaient du mur et de l'autel qu'à regret. L'un d'eux avait dit en s'approchant, mi-figue mi-raisin : « je sais pas si j'en suis digne. »

 

 

« L'indispensable présence des moines »

 

L'ère post-chrétienne a ouvert un marché aux bricolages spirituels et aux néo-paganismes de bazar, dont les jeux vidéo, le cinéma et la BD ont fait leur fonds de commerce. Dissiper ces mirages est l'effet d'une pédagogie comme celle de François Saint-James. Elle introduit, non à des fantasmes, mais à la Présence. Car l'eucharistie est au Mont Saint-Michel : dans la très belle petite église du village — et à l'abbaye, depuis qu'André Malraux (contournant la laïcité des Monuments historiques) y a installé une communauté bénédictine. Depuis 2001, ce sont les moines des Fraternités de Jérusalem qui sont installés au Mont et qui célèbrent la messe dans cette abbatiale où l'on vient du monde entier. Leur présence, dit le conférencier, est indispensable « parce qu'elle donne vie au lieu ». Dans une époque matérialiste et individualiste, « elle rend témoignage au contemplatif et au communautaire » :  « Elle apporte aussi une dimension à mon propre travail. Pour faire comprendre le sens et la fonction du Mont, je joue sur la présence très discrète de ces moines et de ces moniales : je parle d'eux, je dis ce qu'ils font et pourquoi. Je signale aux visiteurs qu'ils peuvent assister aux offices. »

Les touristes voient peu les moines aujourd'hui, mais ce n'est pas nouveau :  « Au Moyen Âge les pèlerins ne les voyaient guère plus, sauf celui qui était chargé de leur présenter les reliques... Ils étaient accueillis à l'hôtellerie par les serviteurs laïcs de l'abbaye. Je me vois moi-même comme l'un de ces serviteurs : celui qui était chargé d'ouvrir aux pèlerins une porte du cloître des moines, pour qu'ils puissent le voir de loin et méditer. »

 

 

 « Comment y nous parle, lui ? »

 

Ouvrir la  porte du cloître, c'est aider les visiteurs à découvrir la transcendance et à comprendre que tout acte humain résonne dans l'éternel. François Saint-James s'y emploie saison après saison. « Vous leur dites des choses dont nous ne parlons plus avec nos paroissiens », lui a avoué, perplexe, un curé de grande ville. Ce prêtre venait de constater, en suivant la visite-conférence du Mont, que l'on peut parler des fins dernières à des individus modernes. Souvent ils en sont touchés : les paroles du conférencier ont éveillé en eux une sorte de musique lointaine, sur une gamme étrangère au bruit de notre société.

Mais l'écho naît chez certains plus facilement que chez d'autres, et cette disparité frappe François Saint-James.  « Devant un groupe d'élèves bourgeois d'une école catholique, j'ai parfois l'impression de perdre mon temps : ils peuvent être blasés, sans attente... »

Dans ce cas, le conférencier se sent « plus utile » en accueillant des collégiens de banlieues difficiles :  « A eux le Mont fait de l'effet, parce qu'ils n'ont jamais visité de haut-lieu. Je leur apprends à entrer dans un univers qu'ils ne connaissent pas, et ils sont touchés que quelqu'un se mette à leur service en se donnant du mal pour eux... »

Chaque fois, raconte-t-il, le même phénomène se reproduit :  « L'enseignant qui les amène me dit, inquiet : « Pas plus d'une heure et demie ». Après trente minutes avec les jeunes, je leur pose la question-test : « Pour continuer, vous avez le choix : la visite longue ou la visite rapide ? » Chaque fois ils répondent : « la visite longue ». Ils se sont pris au jeu. »

Qu'aiment-ils dans ce « jeu » ?  « Qu'il parte du concret — le monument — pour aller vers « autre chose ». Ils aiment cette notion de ''passage''. Quand je termine la visite par le cloître en leur disant : ''C'est l'image du Paradis descendue du ciel '', ils saisissent parfaitement. »

Ce ne sont pas des enfants de chœur, et c'est justement pour cette raison — explique Saint-James — qu'ils apprécient d'être déroutés, dès le début de la visite, par des idées jamais entendues auparavant : « Comment y nous parle, lui ? » Le conférencier leur explique ce qu'est une abbaye, ce que sont des moines, ce qu'il y a dans la règle de saint Benoît... Après quoi il leur dit qu'il va leur ouvrir des portes fermées aux touristes ordinaires. « Et je confie ma clé au caïd du groupe, pour qu'il se sente responsable... »  Cet aspect-là du jeu leur plaît aussi. Une complicité s'établit vite. « Je peux pousser la pédagogie jusqu'à la plaisanterie. L'attention des gamins ne peut être constante; s'il arrive que l'un d'eux fasse trop de bruit tout d'un coup, je lui tape sur le crâne avec cette brochure (un vieil exemplaire de la règle de saint Benoît), et je déclare : ''Dans la règle, le châtiment corporel est autorisé.''  Le prof-accompagnateur s'alarme : '' Vous n'avez pas le droit !'' Mais le gamin s'amuse, ravi de le contredire : ''Si, il a le droit, c'est marqué dans le livre !''  »

Ces enfants écoutent le conférencier deux ou trois heures de suite « alors qu'ils ont du mal à supporter leur propre humeur lorsqu'ils sont en classe ».

Certains reviendront : « individuellement, ou avec d'autres groupes et en se faisant valoir par le récit de leur première visite du Mont. »

 

 

« Toutes les misères du monde arrivent ici »

 

Dans dix ans, le flot annuel des visiteurs du Mont Saint-Michel atteindra les cinq millions. Les visiteurs du XXIe siècle sont-ils si différents de ceux du XVe ? Un cahier est à leur disposition dans l'abbatiale, devant la chapelle de la Vierge. Le feuilleter réserve des surprises : on y lit non seulement des commentaires de touristes, mais des prières dans toutes les langues. En italien : « Sainte Vierge, gardez-moi papa ou qu'il meure sans souffrances. » En anglais : « Saint Michel, donne-moi la force de m'en sortir ». En allemand : « Saint Michel, aide-moi pour mon examen »... On reconnaît dans ces invocations la tonalité de ce que les sociologues appellent la « religion populaire » : une piété individuelle et spontanée, souterraine — mais toujours vivante, depuis les années 1970–1980 où elle avait failli être éradiquée par une idéologie religieuse qui privilégiait le cérébral et le politique. (La résistance et la persistance « sauvage » de certaines formes populaires de piété avaient été étudiées, à cette époque, par le dominicain français Serge Bonnet).

On retrouve ces prières — en plus grand nombre encore — à l'église du village du Mont Saint-Michel, dans un cahier ouvert à côté des bougies qui brûlent nuit et jour devant la statue de l'archange; leurs intentions sont mentionnées à la messe par le P. André Fournier, curé de la paroisse montoise.

« Toutes les misères du monde arrivent ici, déguisées en visites touristiques, observe François Saint-James : d'une façon ou d'une autre, la dimension archangélique du Mont est toujours dans les esprits. Derrière l'agitation commerciale de la rue, derrière le monument touristique, le Mont est toujours un lieu où viennent les souffrances et les espérances, et qui parle d'elles par toutes ses pierres. Il parle aussi de l'archange combattant : celui qu'on invoque dans les tourments de la vie... Le Mont, lieu rude et démesuré, est aux dimensions de la somme de douleurs et de prières lancées d'ici vers le Ciel depuis plus de mille ans. »

Les alluvions humaines déposées par le flot touristique, Saint-James ne les a découvertes que progressivement. Le conférencier avait pris ses fonctions en 1989 dans l'état d'esprit d'un historien de l'art; puis au fur et à mesure il s'est identifié au Mont, il est devenu — selon son expression — « de la couleur du granit » : cette couleur qui change avec les heures du jour. À l'aube, la pierre grise devient rosée et palpite comme une chair, en écho aux paroles du prophète (Ezéchiel 36, 26)...

« Lorsque j'étais conférencier de l'Abbaye aux Dames à Caen, dit François Saint-James, je disais : "mon abbaye". Ici je ne pourrais pas le dire. Ce n'est pas moi qui possède le Mont : c'est le Mont qui me possède. »

 

 

Une pastorale des hauts-lieux

 

Le magnétisme du Mont est sans doute unique au monde. Et le charisme de ce conférencier est exceptionnel, d'autant que le lieu où il exerce n'est pas principalement affecté au culte.

Ces deux particularités n'enlèvent pas toute valeur d'exemple à la pédagogie de François Saint-James.  On  a  noté  ses  caractéristiques :

1. elle établit un pont entre l'âme du visiteur (post-chrétien) d'aujourd'hui et les âmes des pèlerins d'autrefois;

2. elle « laisse la parole » à la Montagne de l'archange, dont elle éclaire la fonction : être une porte entre la terre et le Ciel. 

Ce double rôle de transmetteur et de porte, tous les autres sanctuaires catholiques le partagent : notamment les cathédrales d'Europe, qui attirent des millions de visiteurs.

L'attrait de masse de ces hauts-lieux (leur effet psychologique) vient d'une situation moderne que Marcel Proust décrivait déjà : les cathédrales, notait-il, « ne sont pas seulement les plus beaux ornements de notre art, mais les seuls qui soient restés en rapport avec le but pour lequel ils ont été construits ». Ce diagnostic est encore plus exact aujourd'hui. Dans notre société de l'éphémère qui oublie jusqu'au sens des mots,2 l'amnésie militante n'a pas envahi les sanctuaires : ils lui résistent comme des « monts au péril de la mer ».

Ce constat ouvre deux pistes de réflexion : l'une en faveur de tous les biens culturels (laïques autant que sacrés); l'autre en faveur de la nouvelle évangélisation de l'Europe.

Première piste : la permanence de l'identité spirituelle des sanctuaires est d'utilité publique, au-delà même de l'espace religieux. Alors que le bulldozer de la marchandisation-uniformisation menace un peu partout les biens culturels, leurs gérants successifs pourraient méditer l'exemple des grandes cathédrales : si ces « monuments » attirent les masses, c'est — en grande partie — parce qu'ils n'ont pas perdu leur sens.

Ni figés, ni clos, les hauts-lieux chrétiens sont le prototype du fonctionnement de la mémoire collective. Celle-ci, selon la formule de Marc Bloch,3 ne « conserve » pas le passé : « elle le retrouve ou le reconstruit sans cesse en partant du présent : elle opère une réconciliation de la tradition avec le présent ». Aujourd'hui l'idéologie matérialiste-mercantile pousse à mépriser le passé (et l'avenir) au nom du court instant présent. Mais les foules résistent, spontanément, à ce prêche de rupture. En affluant dans les cathédrales, monuments restés vivants, beaucoup de leurs visiteurs expriment un besoin inconscient : se réapproprier la mémoire. Ils montrent un certain désir d'hériter quand même. Ce désir n'est pas toujours étranger à un « besoin d'âme ».

Mais les foules postchrétiennes déambulent dans les sanctuaires sans les comprendre, comme on feuillette un livre écrit dans une langue oubliée. Souvent elles restent perplexes ou distraites, parce qu'elles ne peuvent décoder ce qu'elles voient. Pourtant il ne leur déplaît pas que le haut-lieu chrétien garde une « vie intérieure » conforme à sa vocation, et qu'il ne soit pas seulement une architecture. Elles le disent dans nombre de commentaires griffonnés sur les cahiers de visiteurs. Et les touristes les plus sensibles aux sanctuaires peuvent effectivement être des élèves de collèges difficiles, selon le témoignage récent (le 20 septembre 2003 à Radio Notre-Dame) d'enseignants dont l'expérience semble recouper celle de François Saint-James...

La République pourrait trouver quelque utilité à méditer cet exemple — et à se demander quel besoin expriment les foules qui affluent dans les monuments laïques lors des journées du patrimoine. A quoi souhaitent-elles se raccorder en venant les visiter ? Qu'en attendent-elles ? N'aimeraient-elles pas que, dans tous les monuments, le « message du lieu » soit mis en valeur ? N'expriment-elles pas, là aussi, une demande de sens ? (Question annexe : l'administration répond-elle au désir du public lorsqu'elle prête ses monuments à des exhibitions d'art contemporain fondé sur le non-sens ? Pourquoi ne pas imaginer plutôt des attractions qui correspondraient à la vocation du lieu ?).

Comme l'écrivait le P. Jean-Marc Bot — curé de la cathédrale de Versailles — lors de la journée européenne du patrimoine de septembre 2003 : « Le patrimoine n'appartient pas au passé. Il propose sans cesse des valeurs et des idéaux qui traversent les siècles. Cela est encore plus vrai de l'Eglise du Christ qui continue à habiter les monuments des siècles précédents. »

Ainsi la comparaison laïque-sacré pourrait nourrir un débat dans l'intérêt du patrimoine national.

Réciproquement, elle enrichit la réflexion des catholiques sur l'usage qu'ils font de leurs hauts-lieux.

Les dix dernières années ont montré la faillite du culte de toutes les « ruptures », snobisme général des années 1970, qui avait atteint des communautés chrétiennes4 et les avait conduites à sous-estimer la valeur évangélisatrice de leurs monuments. C'était une erreur, dans le domaine religieux comme dans les autres. Beaucoup d'intellectuels laïques comprennent — au vu des résultats — que rejeter l'héritage c'est déshériter l'avenir. Les catholiques, eux aussi, redécouvrent leur propre patrimoine : non par crispation identitaire, mais selon une démarche assez proche de celle que décrivait Marc Bloch.

Cette re-saisie de la mémoire est d'ailleurs consubstantielle à la foi chrétienne, puisque le mystère de la Croix saisit la totalité du temps et de l'espace : selon Divo Barsotti suivant saint Irénée, « toute l'histoire n'est qu'un seul mystère » ; le Christ a récapitulé en lui tout l'univers et toute l'histoire, « et donc tout est sacré, car tout a rapport à Lui ».5 L'unité de l'espace et du temps au sein du mystère christique se manifeste dans la foi et la pensée catholiques et principalement dans la liturgie : donc dans les sanctuaires, où elle peut parler à tous — y compris aux simples « visiteurs » de monuments spirituels. Ce que souligne le P. Bot : « Qui dit spirituel dit atmosphère, sens du sacré, espace-temps immatériel ». De là l'idée que beaucoup de ces sanctuaires, massivement visités par la foule postchrétienne, offrent une puissante base de travail à la nouvelle évangélisation.

Tous les catholiques évaluent-ils, à sa juste mesure, l'attrait que leurs hauts-lieux exercent sur des non croyants ? Songent-ils à comparer la nature de cet attrait avec celle des simples monuments historiques ? Dominique Ponnau (conservateur général du Patrimoine) le rappelle aux croyants : ils doivent « accueillir » leur propre patrimoine en sa vraie nature, qui est l'inspiration, la « divine légèreté », la « grâce fugitive du souffle » ; pour se l'approprier vraiment, ils ont à le partager « avec tous leurs semblables et avec l'univers tout entier ».

L'urgence d'un réveil est sentie par le catholicisme d'Europe occidentale ; son patrimoine architectural est l'un des moyens par lesquels il reprend pied dans la culture ambiante. Des cathédrales, des sanctuaires immémoriaux, des monastères, des églises de pèlerinage sont visités comme des lieux de mémoire. Ils peuvent devenir des creusets d'avenir. Beaucoup d'entre eux le sont déjà : lors des journées du patrimoine, ils mettent à la disposition de leurs visiteurs des plaquettes illustrées,6 des guides, voire des spectacles audiovisuels d'iconologie et de théologie (comme à Notre-Dame de Paris sous l'autorité du recteur archiprêtre, le P. Patrick Jacquin). Pourquoi ne pas généraliser leur pratique, et en faire la théorie d'ensemble, pour coordonner à travers toute l'Europe une « pastorale des hauts-lieux » ?

P.P.

 

 


 1.      Introduction à Anges et démons, éd. Zodiaque.

2.      Cf. Marco Wolf : « J'te raconte pas » (les mots ont-ils encore un sens ?), éd. Balland, oct. 2003.

3.      Revue de synthèse historique, 1925.

4.      Le dernier livre de la sociologue Danièle Hervieu-Léger (chantre de l'idéologie en question) constate amèrement cet échec, sans s'en avouer les causes.

5.      Thrènes-Esdras, éd. Téqui.

6.      Par exemple Arts, Cultures, Foi : éditée en septembre 2003 par le diocèse de Versailles, cette plaquette « s'efforce de rendre compte de réalisations qui témoignent de l'effort entrepris en certains lieux du diocèse pour entrer en dialogue avec différentes expressions culturelles de notre temps et rendre féconde leur rencontre avec le message du Christ. » (Mgr Eric Aumonier).

 

 

 

 

Commentaires

> Remarquable!

Merci beaucoup!

Écrit par : Philippe Lestang | 16/01/2007

LAFFORGUE

> Je ne peux dire moins que P.L. et tout cela me fait penser à un petit dossier de Laurent Lafforgue sur son site : EcoleTemps.pdf

Très cordialement

Écrit par : Gérald | 17/01/2007

EFFECTIVEMENT REMARQUABLE !

> je signe des deux mains, car nous nous tentons autant que faire se peut, de diffuser le même message. Responsable d'une association pour la restauration d'une chapelle XIIe, XIIIe que nous avons fait classer, j'ai parfois quelques difficultés , non pas forcément avec les édiles ou les non croyants ou athées mais avec des catholiques bien- pensants qui ne voient dans le bâtiment qu'un patrimoine culturel. et qui rejettent le message spirituel dont il est le témoin.
Dans notre région, s'employer à la restauration ou au maintien du patrimoine est très tendance, et assez snob. (style rotary et Lyon's ).
Nous organisons des conférences dans l'année avec notre association et la paroisse, et j aurai tant souhaité en organiser une, sur ce thème qui rejoint
toutes mes préoccupations. Serait-il possible d'avoir les coordonnées où joindre cette personne (M Saint-James) s'il est disposé, of course, à nous ouvrir ..la porte, comme vous même d'ailleurs si vous n'y êtes pas opposé!
merci
bn Association des Amis de ND des Vignes

[De PP à BN - Ecrivez-lui à cette adresse :
" abbaye
50116 Le Mont Saint-Michel. " ]

Écrit par : bn | 17/01/2007

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