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04/01/2007

Le regard d’un stendhalien sur notre panne de société

Un texte de Michel Crouzet, d'où  l'on  peut  aussi déduire que la dérive anti-spîrituelle de notre société fait partie de sa dérive anti-culturelle :


 

 

Dans un entretien avec Michel Crouzet (professeur émérite de littérature française à la Sorbonne, spécialiste de Stendhal et du romantisme)*, cette analyse fulgurante de notre panne de civilisation et de société :

 

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<<  Errance des mots, errance des moi : là se consacre une perte de sens… C’est le « dernier homme » de Nietzsche, qui n’a rien hors de lui-même, au-delà de lui-même, incapable de cette sortie de lui-même que représente le désir, la création, la culture ; qui a « inventé le bonheur » pour supprimer tout ce qui outrepasse sa personne. Elle est cool, installée paisiblement au fond de l’autisme du Moi seul ; quand on est cool, on ne lit pas ; la lecture nous arrache à nous-même pour nous faire entrer en nous-même.

C’est peut-être là que se place la haine moderne de la littérature.

Paul Bourget indique que cette autonomie du moi annonce une société qui aboutit à la rupture de toute espèce de lien ; mais le lien ou le liant culturel est solidaire du lien social ou politique. Ou historique : on dit toujours que les « jeunes » de notre époque n’ont pas de repères : je pense en effet que, privés de toute culture historique (le premier acte de l’effondrement de l’enseignement a été l’abolition dans tous les programmes d’un axe historique et d’une communication avec le passé)*, enfermés dans la bulle de l’actualité, ils n’ont pas de points de comparaison historique leur permettant de se repérer ; de se rétablir en s’appuyant que quelque chose de différent. Sur la perception d’une différence des époques...

 

NIHILISME DIFFUS

…Mais n’est-ce pas l’ensemble de notre univers qui est livré à un nihilisme diffus, société et culture, par une prolifération des moyens et une perte des fins, sauf, évidemment, dans le règne des fins vers lequel nous conduisent l’histoire, l’utopie de la constitution de l’Humanité par l’action conjuguée du marché et de la morale humanitaire. Et le malaise des esprits, pour ne pas dire des âmes, c’est le fait de devoir vivre sans aucune espèce de projet ou de sens de la vie. Elle  n’est  pas  vivable  sans  une  direction. Le propre de l’auto-référentialité, c’est d’avoir transformé le concept d’ironie romantique et le concept de jeu en quelque chose de sérieux et d’accablant. On a fait un système mécanique de ce qui est le contraire d’un système… Il y a dans la modernité un académisme de l’avant-garde : […] l’académisme est quelque chose de « bourgeois » dans tous les sens du mot ; à notre époque, les anti-bourgeois d’avant-garde sont hyper-bourgeois ; ils ont enfin réglé leur problème de la « distinction » en assumant une vulgarité exemplaire et en préconisant une inculture d’avant-garde…

 

AUTISME DU  « MODERNE »

La modernité obéit à une sorte de programme qui lui est inhérent : elle ne repose pas sur un combat des Anciens et des Modernes, elle n’est pas le mouvement de l’invention opposé au conservatisme de la tradition… Elle ne veut connaître qu’elle-même, elle participe donc à une oblitération radicale du passé (surtout efficace dans l’enseignement secondaire), peu à peu la fin du XIXe siècle, le XXe siècle aussi, vont tomber, comme trop loin, comme inaccessibles à une conscience qui se veut a-historique et universelle […] ; mais cette amnésie est compatible avec ce phénomène que les clichés médiatiques nomment les « retours » : à l’improviste un écrivain, une oeuvre reviennent des ténèbres, ils ne sont de retour que pour être récupérés, actualisés. C’est-à-dire assimilés à la modernité et privés autant que possible de leur enracinement dans leur temps, et de leur sens propre. Vous jouez Le Marchand de Venise comme s’il s’agissait de traders travaillant sur Internet ; il n’y a que nous, il n’y a jamais eu que nous, il ne faut pas regarder par-dessus le mur du présent. Et puis il y a un autre procédé d’obscurcissement dont les historiens sont responsables : ils présentent l’histoire comme inhabitable, comme un univers de l’atrocité, du mal, alors que l’histoire, c’est l’œuvre humaine dans sa totalité. Et cette vision de l’histoire fait partie d’un désaveu de l’homme. Ce qui, me semble-t-il, est l’élément fondamental de l’actualité. C’est mal porté d’être un homme. >>

 

Michel CROUZET,

entretien avec Fabienne Bercegol,

Patrick Labarthe et Didier Philippot,

in :  La pensée du paradoxe – Approches du romantisme – Hommage à Michel Crouzet.

(Presses universitaires de Paris Sorbonne,

752 pages, 2006).

 

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(*)  Le  professeur  Crouzet est notamment l'auteur de  Stendhal  ou  Monsieur  Moi-Même  (Grande  biographie Flammarion,  797 p.,  1990), La poétique de Stendhal / Forme et société - Le sublime (Flammarion 1983), Le naturel, la grâce et le réel dans la poétique de Stendhal (Flammarion 1986).  Dernier ouvrage paru : Stendhal et l'italianité  (Slatkine, 2006).

(**)  Après 1968. Ce fut le point de départ de la grande dérive. L’un des premiers dossiers publiés dans Le Figaro Magazine lors de sa fondation, en 1978, s’intitulait « On n’apprend plus l’histoire à nos enfants ». Il avait été réalisé par Alain Decaux, et il fit un bruit considérable.

 

 

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Pourquoi ce texte au seuil de 2007 ?  Parce qu'il est d'une rare profondeur.

Mais aussi parce qu’il est tonique pour nous, chrétiens, devant l’énormité des obstacles opposés à l’évangélisation en Europe.

Ces obstacles sont inhérents à notre type de société.

Ce qui brise la transmission culturelle, a brisé aussi la transmission de la culture chrétienne : d’où la nécessité d’une « nouvelle » évangélisation…

Mais l’Evangile a  une puissance intime que la culture séculière n’a pas.  Il va au devant des attentes du cœur humain, même si l’individu concerné est orphelin de toute culture.

Lire l'analyse de Michel Crouzet, c’est relativiser la « panne du spirituel » en Europe, puisqu’elle est en grande partie l’un des aspects de la panne (générale) de toute culture.

C’est aussi mieux situer ce par rapport à quoi  nous  avons  à  prendre  un  nouveau  départ, dans la confiance et l’espérance propre aux évangélisateurs.

 

Commentaires

" TRANSITION POST-CULTURELLE "

> Absolument d'accord avec votre commentaire, Mr de Plunkett, "l’Evangile a en effet une puissance intime que la culture séculière n’a pas". J'ajouterai même, au risque de choquer, que nous vivons une ère de transition post-culturelle. Il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas s'apercevoir du vide de créativité qui caractérise le monde actuel. La culture n'a jamais rien sauvé. Regardons en arrière, la barbarie a pu s'épanouir au milieu de sociétés très cultivées.
Le drame pour l'homme moderne déspiritualisé n'est-il pas d'être (au fond, dans l'intime du coeur) lucide sur cette réalité incontournable : sans la foi au Christ Sauveur, l'âme ne trouve plus rien où se raccrocher. Le grand désert des âmes errantes au début du XXI° siècle.
Dostoïevski aurait pu écrire de belles pages sur ce thème !
Bien cordialement à vous, Monsieur de Plunkett, avec tous mes voeux de longévité pour cette belle oeuvre qui clame haut et fort ce qu'on ne lit nulle part ailleurs.

Écrit par : UIOGD | 04/01/2007

" ON COMPREND POURQUOI "

> Une conscience à crier dans le même sens que Jacqueline de Romilly, Jacques Ellul... Et d'autres encore (1).
Baudelaire(2) stigmatisait déjà le péril "bourgeois" (Flaubert aussi). Sans parler des auteurs classiques (3). Cela a existé de tout temps.
C'est la contradiction entre la prétention d'un pays comme la France et sa sinistralité intellectuelle qui est insupportable à l'intelligence. Les certitudes matérialistes ont fini par épuiser et décourager tous ceux qui ont cru en une vie réussie sans conscience.
La médiocrité est inhérente à l'homme qui refuse l'effort. L'athéisme est boîteux, d'autant plus boîteux qu'il préfère s'épuiser à claudiquer en refusant par principe reconnaître l'apport bénéfique de la religion.
Il est déjà tombé dans le ruisseau il y a un an, en refusant de comprendre que le monde sans espérance qu'il propose a fini par désespérer les foules. L'espérance est une vertu théologale, pas républicaine.
Le pape déplore que le progrès moral n'ait pas suivi le même chemin que le progrès technique. On comprend pourquoi.

(1) un titre provocateur
Gilles Chatelet "Vivre et mourir comme des porcs"
http://helene.dumur.free.fr/docs/societe.html

(2) lire le journal de Baudelaire
http://www.bmlisieux.com/archives/coeuranu.htm

(3) Aristophane
http://fr.wikipedia.org/wiki/Aristophane

() Jacques Ellul
http://www.ellul.org/

Écrit par : Qwyzyx | 04/01/2007

TEMOIGNAGE
"Oui j'avoue, moi aussi je suis comme ça !"

> La plupart des commentaires que j'ai lus sont de haut-vol, vos interlocuteurs sont très cultivés et très stables. Permettez-moi de rompre cette douce harmonie pour faire part de mon vécu (sac de noeuds par nature). En fait, je me permets d'écrire un commentaire en disant "je" car je suis fatiguée d'être une théoricienne universaliste. Ne vous méprenez pas je vous tiens en estime Monsieur de Plunkett, ainsi que tous les intervenants dans vos discussions, encore une fois je parle pour moi.

Cet article [sur M. Crouzet] fait écho à mon univers intérieur. Car j'ai retrouvé la foi il y a cinq ans mais je n'arrive pas à me départir d'une vision nihiliste, ricanante et profondément désespérée de l'humanité.
En réalité je ne veux pas me laisser enseigner par l'autre car il est suspect dans ses intentions et dans sa perception de la réalité (quand il ne ment pas).
En fait ce qui a changé chez moi depuis ma conversion, c'est qu'auparavant j'étais défiante envers toute l'humanité, maintenant j'en épargne l'Eglise. Quel dualisme ! mais ce n'est pas du manichéisme, je ne considère pas les méchants d'un côté et les bons de l'autre, mais c'est une question de confiance.
Je crois que le rejet de la culture c'est non seulement un refus de l'autre mais aussi une habitude de contrecarrer toute intrusion. Or sans l'autre puis-je aller en moi-même ? Non, pas sans héroïsme !
C'est donc un cercle vicieux parce que si je ne vais pas au coeur de ma réalité propre, je ne pourrai jamais envisager mon alter ego comme inoffensif voire bienveillant.
Ma phrase-censure habituelle est : "Que faire pour éviter d'être trompée, il faudrait être "au-dessus" de celui qui écrit ? ! C'est trop compliqué, je préfère m'abstenir."
Je rejoins Qwyzyx quand il écrit que c'est sur le plan moral qu'il faudrait que nous progressions. Oui et je pense que c'est plus exactement sur le plan de la confiance (est-ce une vertu je n'en sais rien ? !).
Mais la question est : comment l'exercer quand l'un dit "ne lis pas ça, c'est un monceau de mensonges" ou "ne regarde pas cela, ça pourrait te faire entrer en tentation"... Confiance et discernement sont intimement liés mais le discernement antérieur est inhumain.
Conclusion : statu quo, je m'abstiens de la culture !

Écrit par : elisheba | 05/01/2007

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