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24/10/2006

Une proposition pédagogique extrêmement subversive : " Et s'il fallait laisser l'enfant s'ennuyer ? "

En marge des débats scolaires pour ou contre le retour à la méthode alphabétique (qui serait à rejeter parce que non « ludique », donc « risquant de créer l’ennui »)…

…quelques réflexions :


 

>  Si nous faisions faussse route, en voulant à tout prix « occuper » nos enfants et les « distraire » ? Et si nos rejetons, hyperoccupés, hyperconnectés, étaient en train de rater leur croissance mentale et morale ?  Ne serait-il pas plus éducatif de les laisser s’ennuyer ?

C’est ce que propose un père de famille, dans le mensuel québécois Enfants : « le magazine des parents branchés ».  Ce papa judicieux se nomme Martin Larocque. Il explique la méthode qu’il a mise au point, un beau matin de week-end où la situation lui a semblé dépasser la cote d’alerte. Ce matin-là (raconte-t-il), en sortant de sa chambre à coucher, il a trouvé les trois gamins « effouarés » devant la télévision. Il a éteint le récepteur. Ce fut un choc pour les enfants : « tout allait bien pour eux, ils n’avaient rien à penser, juste à boire les insignifiances de Télétoon» ; soudain déconnectés de la télé, les gamins se sont mis à harceler leur père. « Qu’est-ce qu’on fait ? Papa, on peux-tu (*) faire ça avec toi ? Viens-tu jouer avec nous ? » 

M. Larocque a fait le « mort ». En préparant le petit déjeuner, il s’est tu. Aussi longtemps que nécessaire : quarante-cinq minutes, « le temps que les trois garçons se calment et s’ennuient ». Et c’est là que la partie intéressante a commencé. Les enfants, s’ennuyant, ont trouvé « des choses à faire par eux-mêmes ».

Pour leur père, ce fut un déclic. Il en a tiré sa méthode. Objectif : rendre les enfants « capables de gérer le vide »… « Moi, j’interviens quand ils me demandent quelque chose qui les aide dans leurs idées – par exemple, ‘‘Papa, pourrais-tu coller mon épée sur ma bicyclette et me donner de la peinture jaune ?’’ –, mais je ne m’en mêle pas, je ne questionne pas le but de l’exercice… Je refuse d’être un animateur : je suis un père. »

 

VIVENT LES " REGARDEURS DE NUAGES " !

Non seulement M. Larocque est un père, mais il a la trempe d’un réformateur social. Il récuse la société ambiante : celle du divertissement obligatoire, organisé, qui rend l’individu passif et dépendant. « Moi, j’haïrais (*)  ça, me faire organiser sept jours par semaine.»  Et il expose son rêve éducatif : un camp d’été pour les enfants. Un camp qui serait, dit-il, le Camp de l’Ennui. « Bien sûr il y aurait de la baignade, du tir à l’arc, une piste d’hébertisme, une bibliothèque, un centre de bricolage, des animaux, des soirées feu de camp, des chansons, etc… Mais ce n’est pas ça qui attirerait ma clientèle. Ce serait quoi ? Je vous le donne en mille : l’ennui. Mon camp, je le vois d’ici. C’est merveilleux. Un endroit paisible où les animateurs seraient plutôt passifs. Ils seraient assis presque toute la journée à attendre...  Pas d’horaire préétabli. Les jeunes seraient laissés à eux-mêmes. Oui, oui, vous m’avez bien entendu. Ils seraient à la bonne place pour s’ennuyer… Je crois que c’est dans l’ennui que les jeunes trouvent leurs passions réelles. Je crois que c’est dans l’ennui que les jeunes trouvent qui ils sont… Les animateurs de  mon camp auraient pour travail de répondre aux questions sans jamais proposer une activité. A la fin, il y aurait des prix remis aux plus grands lunatiques, aux paresseux exemplaires, aux autosuffisants inoubliables, aux regardeurs de nuages s’étant le plus améliorés. »

Dans notre société où l’ennui est considéré comme un péché capital, l’idée de Martin Larocque est subversive. Il l’a lancée au Canada dans les derniers jours du mois de juin. Grâce à l’internet, elle a traversé l’Atlantique. Des parents français en ont parlé entre eux cet été : ils se demandaient pourquoi leurs pré-adolescents  – gavés  de divertissements, accrochés à plusieurs médias à la fois (l’internet, le podcast, la télé, etc) – leur  semblaient tout de même « manquer de quelque chose ».  Quelle chose ? A cette question, leurs parents ont trouvé chez le Québécois un début de réponse.

Ils y ont aussi trouvé un écho à la fronde de nombreux enseignants français. Insurgés contre l’invasion du « ludique » à l’école, les profs en colère affirment qu’une dose d’ennui et de lenteur est nécessaire à tous les apprentissages mentaux ; et que ces apprentissages sont sabotés aujourd’hui, par le culte commercial du zapping  et de l’impatience, qui infligent aux cerveaux un court-circuit permanent.

 

L'ENNUI EVEILLE L'ENFANT

Ce culte empêche l’école d’admettre ce que tout le monde sait depuis toujours… mais n’ose plus dire : que l’ennui éveille l’enfant. Qu’il le force à inventer. Donc à apprendre, à découvrir, à ne plus attendre qu’on le remplisse d’émotions artificielles et d’énervements factices. Si l’enfant réussit à devenir « créatif » (mot-fétiche des pédagogues), ce n’est jamais parce qu’on l’a « motivé » en le gavant de distractions : c’est parce qu’on a commencé par le laisser à lui-même. Il a acquis la curiosité pour se sortir de l’ennui.

Savoir cela change notre regard sur le célèbre problème de l’ennui à l’école. Plus de 80% des jeunes enseignants se plaignent que beaucoup d’élèves « manquent d’intérêt » envers leurs cours.  Mais pourquoi ces enfants évitent-ils de penser et d’apprendre ?  Pourquoi sont-ils « sans cesse  dans le mouvement et le passage à l’acte », diagnostique le clinicien Serge Boimare ? Parce qu’ils n’ont pas appris « à se replier sur leur monde intérieur ». Le divertissement continuel leur a barré la route de l’ennui, qui mène (paradoxalement) à l’éveil mental, donc « à l’estime de soi ». N’ayant pas fait cette expérience, ils n’ont pas non plus appris la patience : ils ne savent pas qu’une heure d’ennui apparent peut faire éclore quelque chose. Or éveil et patience sont la clé du succès de l’écolier…

Le désoeuvrement développe l’imaginaire et la connaissance de soi, expliquent les pédiatres. Mais à une condition, soulignait cet été la page de psychologie du journal Le Monde : il faut que l’enfant « ait appris à s’ennuyer très tôt », et qu’il ait dans son environnement « de quoi pallier par lui-même l’ennui ».

Faire cet apprentissage, et trouver ces ressources, est impossible si le milieu familial ne s’y prête pas. Les professeurs vous le diront : « l’école ne peut remplacer la famille ; l’enseignement n’est pas l’éducation. » Aujourd’hui les parents se sentent coupables quand l’enfant s’ennuie : ils se demandent de quoi il manque ; est-ce d’un jeu vidéo supplémentaire ? En fait l’enfant a besoin d’une heure de patience.  Il a besoin d’une plage d’ennui.

Les parents ont peur de l’ennui parce qu’ils craignent le vide ; ils feraient mieux de craindre le trop-plein.

 

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(*) québécisme.

 

Commentaires

ET LA CATECHESE ?

> Certaines pratiques pédagogiques de la catéchèse sont dans les mêmes travers que ceux que vous mettez en relief. Il ne faut pas s'étonner qu'elles transmettent si peu la foi qui est d'abord éveil de l'intériorité.

BH


[De P.P. à B.H. - Vous avez raison de faire ce rapprochement. Le cardinal Ratzinger l'a fait le premier, dès 1983, lors de sa double et retentissante conférence de Fourvière et de Notre-Dame de Paris : cf mon livre "Benoît XVI et le plan de Dieu", pages 103 et suivantes.]

Cette réponse s'adresse au commentaire

Écrit par : BH | 24/10/2006

LE MODELE DU CAMP SCOUT ?

> La description du "Camp de l'Ennui" ressemble étrangement à celle d'un camp scout (sauf Scouts de France, qui, eux, sont devenus de véritables colonies de vacances).
D'ailleurs dans les pédagogies unitaires (scouts d'Europe, SUF ...) l'uniforme est le bermuda pour que le jeune soit obligé de trouver à s'occuper sans qu'on lui donne d'ordre : s'il s'ennuie et ne fait rien, alors il commence à avoir froid. Ainsi il peut très vite apprendre de lui-même à trouver un service à rendre !
Si les chefs organisent quelques activités, la majeure partie d'un camp est passé dans l'ennui tel que décrit ci-dessus : les jeunes doivent faire preuve d'imagination pour s'occuper (même s'il y a certains rails à suivre pour ne pas tomber dans le n'importe quoi).

Écrit par : Bob | 24/10/2006

" COLONIES DE VACANCES ? "

> Bob accuse les camps Scouts et Guides de France d'être "des colonies de vacances" : c'est l'accusation habituelle des SUF ou des FSE ! Je veux bien qu'il y ait du vrai dans pas mal de cas, mais ce n'est pas une loi générale. La pédagogie du projet n'est pas forcément ce que les unitaires en disent. Et puis cette vieille querelle a assez duré : on est en 2006, pas en 1976, on est chrétiens les uns et les autres (mais si), et les différences de cultures, de milieux, de tempéraments, ou de façons de sentir la société actuelle, ne doivent pas indéfiniment masquer ce que nous avons AUSSI en commun.

Écrit par : Nicolas Benoît | 24/10/2006

> On fait du body building, on promeut des politiques musclées, on joue les gros bras, ... La société moderne favorise le muscle. L'ennui naît seulement quand rien n'occupe l'esprit, du vide spirituel.

Écrit par : Qwyzyx | 24/10/2006

> Bob, merci d'avoir souligné combien le bermuda est au centre de la pédagogie scoute. Notez que le scout ne doit pas porter des chaussettes trop épaisses, sans quoi, "il ne pourrait pas très vite trouver un service à rendre".
--> Merci de rappeler l'importance des rails bob...

Écrit par : Giurgu | 25/10/2006

L'AME MODERNE, " RENFERMEE SUR ELLE-MEME "

> Si on y songe, ce sujet nous ouvre des horizons inattendus. La psychologie thomiste nous explique qu'il y a des recoins de l'âme auxquels nous n'avons pas nous-mêmes accès. La psychologie moderne, matérialiste et utilitariste nous explique que nous sommes notre propre maître et donc que rien ne vient de l'extérieur. L'âme créatrice moderne est donc renfermée sur elle-même, sur sa sacro-sainte subjectivité, dans une hypertrophie du moi. Le ciel est fermé. Pas étonnant de constater la lente descente aux enfers de l'art contemporain.
Je recommande la lecture de "l'intuition créatrice dans l'art et la poésie" de Jacques Maritain.

FR


[ De P.P. à F.R. - Entièrement d'accord. Je vous suggère de lire un essai qui vient de paraître : "L'empire des coachs - Une nouvelle forme de contrôle social", par Roland Gori et Pierre Le Coz (Albin Michel). Il pose ces problèmes avec vigueur et pertinence. J'y reviendrai dans une prochaine note de ce blog.]

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Écrit par : Frédéric RIPOLL | 25/10/2006

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