Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01/08/2006

Aux racines de la cathophobie : le cas Déguignet

medium_memoires1_1_.jpgUne lecture d'été :  pour découvrir  un circuit idéologique inattendu au XIXe siècle...  et mesurer les anachronismes de 2006


 

_____________________________________________

Anachronisme fréquent aujourd'hui : présenter l'histoire de France comme l'affrontement de deux partis, celui des Bons et celui des Méchants, d'époque en époque. Les Bons sont censés avoir toutes les bonnes idées (c'est-à-dire les nôtres). Les méchantes idées (celles qu'on n'aurait plus idée de professer aujourd'hui) sont censées être  le monopole des Méchants.  Ainsi tout paraît simple, et l'on peut en tirer toutes sortes de docu-fiction télévisés, allant de la préhistoire au passé récent.

Or rien n'est simple. Par exemple :  j'ai relu,  en juillet, les Mémoires d'un paysan bas-breton. Ce sont les souvenirs et réflexions de Jean-Marie Déguignet (1834-1905). Né à Guengat, mort à Quimper, ce personnage  a eu une vie extraordinaire. D'abord vacher analphabète, puis autodidacte, engagé volontaire dans les armées de Napoléon III pour voir du pays, il fait le siège de Sébastopol, les guérillas de Kabylie et la guerre du Mexique, avant de revenir en Bretagne, de s'y marier, de sauver une exploitation agricole en faillite, puis de tomber dans la misère noire ;  tout cela en lisant et en écrivant - avec un don évident pour le récit et la polémique. On ne peut pas ne pas être sensible au "charme puissant et fruste de ces confidences d'un Breton du peuple", avait dit  Anatole Le Braz, qui fut son découvreur : ce qui n'empêchera pas Déguignet de le couvrir d'insultes atroces, dont l'épithète "cléricofard" fut la plus clémente...

C'est sa passion polémique qui consommera  la ruine du paysan-soldat-écrivain, tant il se fait d'ennemis dans son canton de Bretagne - au point de devenir paranoïaque sur la fin de ses jours.

Ses idées sont nettes : converti à l'athéisme par l'un de ses camarades pendant la guerre de Crimée, il proclamera toute sa vie : "Je suis un libre penseur ayant le plus grand mépris pour toutes les divinités infâmes et monstrueuses créées par des charlatans et des fripons pour exploiter l'imbécillité et la lâcheté des hommes" (page 289)... "Les principes chrétiens sont l'art de mentir, mentir toujours et mentir encore, ad majorem Dei gloriam" (page 309). Sa devise est : "vive la République, à bas la calotte", et voici sa dernière volonté : "Je proteste contre toute intervention des prêtres autour de mon cadavre."

Déguignet est donc un emblème incarné de la France laïque, qui est a priori  le camp des Bons aux yeux de 2006.

medium_Deguignet_1_.jpg
Jean-Marie Déguignet

 

Mais quand on le lit, on s'effare de découvrir que son laïcisme militant véhicule des idées que nous attribuerions plutôt au camp des Méchants. Le racisme, par exemple...  En Algérie, Déguignet flingue sans états d'âme "ces fauves kabyles" (page 217). Après la chute de Sébastopol, il écoute avec intérêt et sympathie un officier russe lui vanter la lutte séculaire de la   "civilisation aryenne" contre les "sémitiques" : cette idée ne le choque pas, car voici le seul commentaire que ces propos lui inspirent : "J'avais porté une si grande attention à cette conversation que je l'avais retenue pour ainsi dire mot à mot. Ce qui ne m'avait pas empêché de réfléchir, tout en l'écoutant, sur les choses de l'esprit humain. En effet, j'entendais là un étranger habitant à plusieurs centaines de lieues de la France, parler si bien la langue de Voltaire..." (page 153).

Et l'on voit revenir ensuite, sous la plume du républicain laïque Déguignet, cette idée que l'esprit "sémitique" a corrompu la civilisation "aryenne" à travers le christianisme, qui fait ainsi le malheur de toute la terre. Pendant la guerre du Mexique,  le Breton écrit : "Les mères des petits Indiens sont très gaies et très heureuses quand leurs petits sont sacrifiés (*) de bonne heure au dieu des Juifs devenu aussi par la vertu de l'oiseau saint (**) le dieu des Aryens d'Occident, car elles sont certaines alors d'avoir fourni des anges au ciel qui leur tendront les mains pour y monter aussi un jour..." (page 252). Après son propre mariage, célébré tout de même à l'église (à cause de la belle-famille !), Déguignet décrit ainsi la cérémonie : "J'écoutai impassiblement le vieux satyre appeler, dans son latin de cuisine, la bénédiction du dieu des Juifs sur la tête d'un libre-penseur et d'une Bretonne inconsciente."

Cent quarante ans plus tard, Dan Brown écrira exactement la même chose dans Anges & démons, en accusant l'Eglise d'avoir fait le malheur des femmes, des Indiens, des Noirs ! La seule différence est que Brown ne parle pas d' "Aryens". Mais on voit d'où vient son idée...  Elle sort (comme les théories de Déguignet) d'une vulgate antichrétienne élaborée sous diverses formes par des intellectuels français et allemands à partir des années 1840 - et qui s'est diffusée, très vite, dans les couches les plus profondes de la population.

 

Dans le cas de Déguignet, on observe un circuit  particulièrement complexe. L'idéologie l'atteint pendant qu'il fait la guerre en Crimée, et sous deux formes différentes :

a) la forme parisienne,  transmise entre soldats du Second Empire, avec une haine toute spéciale à l'encontre du "Christ hébreu" et de ses disciples (variété d'antichristianisme que l'on retrouvera, vers 1890 et à l'autre bout du prisme politique français, sous la plume réactionnaire du jeune Maurras) ;

b) la forme allemande, avec le mythe de la "civilisation aryenne" infusé au soldat français Déguignet par... un officier russe. On sait en effet qu'en ce temps-là, l'idéologie allemande se diffuse vers l'Est, via Saint-Pétersbourg, où elle opère de curieux mélanges avec le mysticisme orthodoxe et les modes ésotériques. La chose étonnante est qu'elle achève ici sa trajectoire en atteignant l'esprit d'un Français (***)  de l'extrême Ouest, paysan breton du pays glazig !

 

Cette vulgate antichrétienne (née bien avant 1914) convoyait des  leit-motive qui allaient s'épanouir de façon sinistre entre 1930 et 1945 ; pourtant, c'est d'elle qu'est née aussi  la cathophobie d'aujourd'hui.

En lisant Déguignet, exemple caractéristique de l'anti-christianisme populaire de la fin du XIXe siècle, on constate donc : 1. que l'on ne peut pas diviser les générations successives en deux camps (toujours les mêmes, avec le bien d'un côté et le mal de l'autre) ;  2. que les origines de la cathophobie postmoderne sont plus que troubles.

Mais allez, par curiosité, sur les sites où les nombreux lecteurs français  (****)   de Déguignet échangent leurs impressions : beaucoup s'enchantent de son antichristianisme. Aucun ne semble voir ce que cette phobie a de scabreux.

 

------------

(*)  il veut parler de la mortalité infantile, qu'il impute au natalisme des évangélisateurs catholiques.

(**)  le Saint Esprit, représenté classiquement sous la forme d'une colombe.

(***)  On peut réellement qualifier Déguignet de "Français", malgré son costume glazig (photo ci-dessus) : il déteste le mouvement breton alors naissant, et l'accuse de féodalisme arriéré. Les couleurs de ce militant ne sont pas le noir et blanc, mais le bleu (la République) et le rouge (il rêve d'insurrections ouvrières).

(****)  le livre a été un best-seller à la fin des années 1990 : 300 000 exemplaires vendus en France ; traductions en anglais, en tchèque et en italien.

 

Jean-Marie Déguignet, Mémoires d'un paysan bas-breton, éd. An Here, 29480 Ar Releg - Kerhuon.  Co-éditeur : association de recherches historiques Arkae, 29500 Ergué-Gabéric.

Commentaires

[ de : Torpen]

> Déguignet n'est pas du tout gwenn ha du. Donc pourquoi des bretonnants en font-ils une figure de proue ?




[De P.P. à T. - N'ouzon ket, paotr.]


Cette réponse s'adresse au commentaire

Écrit par : Torpen | 02/08/2006

[ de : E. Jégo]

> "Torpen", la réponse est peut-être qu'une idée actuelle est d'inventer que les cultures populaires ne doivent rien au christianisme !

Invention qui est une erreur totale sur le plan historique, surtout en Bretagne, même si une partie des fameux "saints bretons" doivent beaucoup (eux) aux vieux cultes gaulois... ce que les historiens catholiques n'ont jamais nié (d'ailleurs ces saints-là ont été évacués du calendrier par Vatican II).

Faire de Déguignet le symbole d'une "bonne" Bretagne bleue en lutte contre la "mauvaise" Bretagne blanche, ça me fait penser aux BD qui racontent le passé comme si les gens d'autrefois avaient eu les idées d'aujourd'hui : gentils athées anticléricaux contre méchants intégristes fous. Non seulement on n'enseigne plus l'histoire dans les écoles, mais on la déforme en librairie !

E. J.




[De P.P. à E.J. - Déguignet (même s'il n'est pas gentil) est réellement athée anticlérical, et il l'exprime avec une violence inimaginable dirigée contre Jésus de Nazareth et ses disciples : "bandits", "voleurs", etc ; la façon dont D. interprète le récit évangélique du Jardin des Oliviers ressemble aux textes orduriers de Julius Streicher sous Hitler.*
Par ailleurs, D. présente ceux qu'il attaque (la plupart des autres Bretons !) comme des obscurantistes fous.
Torpen a raison de s'étonner que des commentateurs d'aujourd'hui érigent Déguignet en symbole breton, alors que ses idées venaient de Paris et qu'il tirait à boulets rouges contre le mouvement de renaissance culturelle bretonne.
------------
(*) ce qui n'empêche pas des petites internautes de déclarer ce passage "cool et sympa", dans les forums sur ce livre... La seule haine tolérée aujourd'hui étant la haine antichrétienne, pour des raisons liées, non à l'histoire réelle, mais au marketing actuel des moeurs.]


Cette réponse s'adresse au commentaire

Écrit par : Erwan Jégo | 03/08/2006

[de : Qwyzyx]

> Deguignet est la caricature de l'ordre républicain laïc, de la bien pensance carbonariste, de l'athéisme bourgeois, bref de tout ce qui depuis la Régence a fait que l'homme s'est plus préoccupé à se libérer de la morale pour donner libre cours à ses instincts qu'à réfléchir aux conséquences d'une telle désertion intellectuelle, celle d'un homme faible, victime de ses sens. Deguignet est typique de ces répétiteurs de certitudes à l'emporte pièce, qui se satisfont du mirage des apparences à la place d'une conscience.

C'est l'origine du problème de la France moderne qui a fini d'épuiser toutes ces vaines promesses. Les banlieues brulent parce que les Français ont été élevés dans le droit au bonheur. C'est un dû pour eux, non plus une espérance. Elevés dans cette promesse ils ont attendu qu'on le leur apporte. La frustration les a mis en colère. Le matérialisme ignore la patience.

Écrit par : Qwyzyx | 16/08/2006

Les commentaires sont fermés.