13/04/2006
"L'Evangile de Judas" : un bidonnage total
Dans une société qui ne sait plus ce qu'est le christianisme, les médias commerciaux jouent toujours gagnant !
Dans ma note du 31 décembre, j'annonçais le bidonnage de "l'Evangile selon Judas" qui était programmé pour Pâques 2006. Ce bidonnage vient de se déployer dans toute sa majesté ridicule. Les téléspectateurs de la chaîne National Geographic ont pu voir, le 9 avril à 20 h 45, une émission sur ce pseudo-évangile censé "ébranler la communauté chrétienne". Emission assortie d'interviews de "théologiens" qui faisaient semblant de prendre l'affaire au sérieux ; l'un d'eux allant même jusqu'à annoncer "l'ouverture d'un procès en canonisation de Judas" !
Moins la foi chrétienne est connue, plus les soi-disant experts exploitent la crédulité des badauds. On avait déjà réussi à faire prendre Jacques Duquesne pour un connaisseur en la matière. On en est à faire croire que le sort de Judas est un problème crucial pour le christianisme. ("L'Eglise peut recommencer à se faire du mouron", annonce gravement Libération le 7 avril).
En outre, le texte que l'on monte en épingle ne prouve rien au sujet de Judas. Et il laisse voir par qui il fut écrit, selon quelle idéologie... Ce document soi-disant signé "Judas" n'est pas un texte chrétien, et ce n'est pas un "évangile censuré par l'Eglise" : c'est un texte beaucoup plus tardif que les quatre évangiles, donc hors d'état de leur faire concurrence.
Rappelons les éléments de l'affaire. En janvier 2006, Sciences et Avenir annonçait en couverture : « L’Evangile selon Judas – Découverte d’un manuscrit exceptionnel – Le disciple maudit réhabilité ? ». De quoi exciter la curiosité, à notre époque libérale où tous les canons (dont les quatre évangiles) sont suspects d’entrave à la concurrence. On ouvrait le magazine, et que trouvait-on ? Huit pages sur la découverte, en 1983, d’un manuscrit « dérangeant ». Dérangeant pour qui ? Pour deux milliards de chrétiens, paraît-il. Pourquoi dérangeant ? Parce que ce papyrus, nous disait-on, « réhabilite » Judas : celui-ci aurait obéi à un ordre divin en livrant Jésus à ses juges.
Hypothèse qui n’a rien d’original, et que les théologiens catholiques ont pesée depuis longtemps.
Mais Sciences et Avenir voulait que cette affaire soit un scoop, donc forcément une mauvaise nouvelle pour les croyants : une nouveauté « cinglante », « à des années-lumière de la vulgate chrétienne », et qui « pourrait révolutionner notre connaissance du christianisme des origines »… Comme si le sort de Judas avait une importance décisive en théologie !
Quand on lisait l’article avec attention, on constatait que toute l’affaire se réduisait à presque rien. Selon les paléographes, ce papyrus (une trentaine de fragments en dialecte copte sahidique, « découverts » et revendus par des trafiquants qui semblent sortis d’un vieil Indiana Jones) « ne nous dit pas qui Judas était en réalité, mais comment le voyaient ceux qui ont écrit cet évangile et qui le considéraient, en fin de compte, comme un héros ». Or qui étaient ces gens ? Des Caïnites égyptiens : une des innombrables sectes manichéennes de l’Antiquité tardive, dressées contre le judaïsme et le christianisme, et qui ont fabriqué des « évangiles » syncrétistes – bien après les quatre évangiles authentiques. Le faux "évangile de Judas" ne nous apprend rien sur Jésus, mais beaucoup sur les auteurs de ce texte, constate le P. Michel Gitton, égyptologue et théologien, dans Famille chrétienne du 15 avril.
Ce papyrus est donc incapable de concurrencer les évangiles canoniques. C'était déjà le cas des autres apocryphes (mais les marchands de papier du XXe siècle les ont gonflés pour en faire les « vrais » évangiles, « occultés » par l'Eglise romaine, et construire la fausse évidence d'un Vatican "nous cachant la vérité depuis deux mille ans" : ce qui est aussi la thèse de Dan Brown et de son Da Vinci Code).
L’auteur de l’article de Sciences et Avenir cherchait néanmoins à justifier sa cover-story. Il s’évertuait à prouver que son manuscrit égyptien du IVe siècle était plus « vrai » que les quatre évangiles du Ier siècle. Il le rapprochait donc d’un pseudo « problème Judas », censé être une bombe contre la théologie chrétienne, et reposant sur des affirmations de seconde main (grandioses mais non étayées) : « certains exégètes » feraient de Judas un frère consanguin de Jésus, donc Jésus ne serait pas ce que nous en disent les évangiles canoniques ; et la filiation de Judas, fils de Simon l’Iscariote, deviendrait une « fiction » ; d’ailleurs le mot « Iscariote » n’aurait aucun sens en hébreu ou en araméen...
Hélas, cette opinion de Sciences et Avenir n’est pas celle des hébraïsants : André Chouraqui notamment (dans sa rétroversion grec>hébreu du NT) traduit « Iscariote » par « l’homme (Ish) de Qariot », du nom d’un lieu attesté au sud d’Hébron. Quant à l’hypothèse des frères consanguins de Jésus, elle continue à manquer de bases malgré l’acharnement des marchands de papier.
Pourquoi Sciences et Avenir présentait-il cette affaire minuscule – la découverte d’un nième texte apocryphe gnostique – comme un scoop passionnant (qui ne saurait être qu'une atteinte à « la vulgate chrétienne ») ? Pour griller un concurrent... Il s'agissait de doubler National Geographic et son Opération Judas de Pâques 2006. De quoi rendre jaloux Prieur et Mordillat !
Ré-informons nos contemporain ! Et préparons-nous tous au débat du mois de mai, autour du film Da Vinci Code !
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Sur ce "montage" autour de Judas, l'Eglise catholique a mis les choses au point avec rapidité. Par exemple sur le site internet du diocèse de Nanterre (http://catholique-nanterre.cef.fr/faq/fetes_jeudi_saint_judas2.htm), qui explique notamment ceci :
1. Le texte de "l'Evangile de Judas"
Il est du 3ème ou du début du 4ème siècle. Le texte copte est une traduction d'un texte grec perdu composé entre 130 et 180 après J.C. Il était connu par St Irénée, premier évêque de Lyon, vers l'an 180. Celui ci en parle dans son traité "Contre les hérésies" en dénonçant le caractère hérétique de cet évangile qui est inspiré par le gnosticisme..
Nous pouvons lire : «Ils déclarent que Judas le traître était bien avisé de ces choses, et que lui seul, connaissant la vérité comme aucun autre, a accomplit le mystère de la trahison. Ils ont produit une histoire fictive de ce genre, qu’ils ont appelé l’Évangile de Judas». Selon Irénée, l’Évangile de Judas serait l’œuvre principale d’une secte appelée « les Caïnites » (les héritiers de Caïn).
2. La relation entre Jésus et Judas
Ce texte donne une présentation de la relation entre Jésus et Judas très différente de celle qui se trouve dans les textes du Nouveau Testament. Il montre Judas non pas comme un traître, mais comme l'apôtre le plus proche de Jésus, le seul qui ait vraiment compris son message.
Le récit commence par montrer Jésus qui rejoint ses disciples en train de prépare la Pâque. Jésus leur explique que la Pâque est inutile, mais ils ne comprennent pas sauf Judas. Jésus demande alors à Judas de le livrer. Le texte comporte une longue conversation entre Jésus et Judas. Il se termine par la rencontre entre Judas et Jésus quand on vient l'arrêter.
Jésus révèle le vrai Dieu qui est bon et qui veut sauver le monde. Mais pour cela le sacrifice de Jésus est nécessaire, et c'est pourquoi il demande à Judas de le livrer. Jésus a choisi Judas pour accomplir son destin et le libérer de son enveloppe terrestre. Jésus dit à Judas : "Tu surpassera tous les autres, car tu sacrifieras l'homme qui me sert d'habit". Comment interpréter cette phrase ? Elle est typique de la conception gnostique. Les gnostiques cherchent la manière de libérer leur énergie vitale du corps matériel dans lequel l'âme est emprisonnée.
Judas a donc accompli la volonté divine en livrant Jésus. Le texte présente Judas comme un initié. Il savait que le sacrifice de Jésus était indispensable à la rédemption du monde. Disciple bien aimé de Jésus, il aurait eu la plus difficile des missions à accomplir : livrer Jésus . En livrant Jésus, il aurait suivi une demande de Jésus.
3. La gnose
La gnose est un courant de pensée complexe qui a pris des formes divers et comporte différents aspects. C'est d'abord une philosophie ésotérique ou l'on trouve le salut par l'initiation aux mystères cachés. C' est aussi une conception dualiste qui oppose l'esprit et la matière qui est mauvaise, en particulier l'âme est emprisonnée dans un corps mauvais.
Pour la gnose, le Dieu véritable est caché aux yeux des hommes par un dieu inférieur créateur du monde, le dieu de la Bible. La gnose rejette donc le dieu de l'Ancien testament qu'elle considère comme un démiurge diabolique. Ce démiurge est responsable de toute les imperfections du monde. Le monde crée est infecté par le mal, les ténèbres et le péché. Pour la gnose, Jésus est un maître spirituel chargé de guider les hommes vers la connaissance du vrai Dieu caché.
Le mouvement gnostique est apparu au alentour de 70 après J-C et s'est développé jusqu'au 4ème siècle. Il comprend de nombreuses sectes. [...] L'Église a écarté les textes gnostiques du canon officiel des textes bibliques et les appelé apocryphes. Beaucoup de manuscrits de ces textes ont peu à peu disparu.
L’Évangile de Judas est l’œuvre principale d’une secte appelée « Les Caïnites » (les héritiers de Caïn).
Les Caïnites, membres d'une secte apparue vers l'an 159, vénéraient Caïn et les Sodomites, et possédaient un évangile de Judas dans lequel ce dernier était présenté comme un initié ayant trahi Jésus, à sa demande, pour assurer la rédemption de l'humanité.Le 2ème évêque de Lyon, Saint Irénée (v. 130-208) dénonça cet évangile comme hérétique : « ils (les Caïnites) déclarent que Judas le traître était bien avisé de ces choses, et que lui seul, connaissant la vérité comme aucun autre, a accompli le mystère de la trahison. Ils ont produit une histoire fictive de ce genre, qu’ils ont appelé l’Evangile de Judas » (Adversus Haereses). Dans son Panarion (1,31), Épiphane de Salamine (v. 315-403) confirme que cet « évangile » fait partie des écritures de la secte gnostique des Caïnites. Les Caïnites avaient pour Judas une vénération particulière et le louaient comme un homme admirable : le plus illustre des fils de Caïn.
Selon les conceptions gnostiques, le créateur, le démiurge, est un dieu mauvais, le malin, responsable de toutes les imperfections du monde. Pour les Caïnites, Judas seul savait le mystère de la création des hommes et c'est pour cela qu'il avait livré le Christ à ses ennemis. Par là il avait rendu un grand service à l'humanité, car le Christ voulait réconcilier les hommes avec le Dieu créateur, alors qu'il fallait, au contraire, envenimer la haine des hommes contre celui-ci. La mort de Jésus devant procurer de grands biens au monde, Judas avait fait une bonne action en la précipitant.
Une copie de la version plus ancienne rédigée en grec, a été découverte par un paysan près de El Minya dans le désert égyptien en 1978. Elle fait partie d'un papyrus d'une soixantaine de feuillets (entre 62 et 66 suivant les sources) appelé « Codex de Tchacos », qui contient également 2 autres textes apocryphes : l'Épître de Pierre à Philippe et la Première Apocalypse de Jacques. L’évangile de Judas, écrit en copte dialectal (sahidique), restauré et traduit par Rodolphe Kasser, ancien professeur de coptologie à l'université de Genève, et publié à Washington le 5 avril 2006 par la revue américaine The National Geographic, a été authentifié comme datant du IIIe siècle ou du début du IVe.
Plusieurs sectes antérieures au caïnisme avaient expliqué l'origine du bien et du mal en supposant une intelligence bienfaisante, qui tirait de son sein des esprits heureux, innocents, et une intelligence malfaisante, qui emprisonnait ces esprits dans des organes matériels. Mais d'où venait la différence qui existe entre les esprits et les caractères ? Cette différence restait toujours un mystère, quand, parmi les sectateurs des deux principes, s'éleva quelqu'un qui entreprit de donner cette explication. Selon lui, les deux principes avaient produit Adam et Eve, puis chacun d'eux ayant revêtu un corps, avait eu commerce avec Eve ; de cette union étaient sortis des enfants qui avaient le caractère de la puissance à laquelle ils devaient la vie. Par ce moyen on comprenait la différence du caractère de Caïn et d'Abel et de tous les hommes. Comme Abel s'était montré très soumis au Dieu créateur de la terre, il était regardé comme l'ouvrage d'un Dieu qu'ils appelaient Histère. Au contraire, Caïn, le meurtrier d'Abel, était l'ouvrage de la sagesse et du principe supérieur ; il devait être vénéré comme le premier des sages.
Les partisans de cette doctrine, conséquents avec eux-mêmes, honoraient tous ceux que l'Ancien Testament avait condamnés : Caïn, Esaü, Coré, les Sodomites ; ils les regardaient comme des enfants de la sagesse et des ennemis du principe créateur. Dans leurs livres saints, comme l'Evangile de Judas et le récit de l'Ascension de saint Paul, les Caïnites avaient inséré des choses horribles. Ils prétendaient que la perfection consistait à commettre le plus d'infamies possibles. D’après Théodoret (+ vers 453/458), ils affirmaient que chacune des actions infâmes avait un ange tutélaire qu’ils invoquaient en la commettant. Une femme de cette secte, nommée Quintille, étant venue en Afrique du temps de Tertullien (155-225), s'y fit beaucoup d'adeptes, qui prirent le nom de quintillianistes. Tertullien indique que Quintille avait ajouté des pratiques abominables aux infamies des Caïnites.
08:20 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
> Merci pour cet excellent article ! Si vous le permettez, je vais le mettre en ligne sur mon blog.
Cordialement
CV
Écrit par : Charles Vaugirard | 13/04/2006
Comme chrétien cela fait longtemps que j'ai pardonné à Judas. Par contre, ceux qui veulent se servir de ce texte bidon pour salir le Christ, j'aurais plus de mal à leur pardonner.
Écrit par : Cadichon | 18/04/2006
> Merci pour votre article. Le prédicateur de la maison pontificale, le Père R. Cantalamessa a lui-même réagi face à ce "bidonnage médiatico-commercial", en utilisant une formule très juste. Quel est le problème des média aujourd'hui? "Ils sont plus à la recherche de la nouveauté qu'à celle de la vérité". Il me semble que tout est là... C'est malheureux, pour des revues de soi-disant "vulgarisation scientifique", de se réduire à être vendeur de papier... Exploiter la crédulité, pour faire vendre. On ne peut servir deux maîtres...
Xavier +
Écrit par : Xavier | 21/04/2006
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