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16/07/2023

Les Pères de l'Eglise et l'économie : un livre fondamental du Pr Jean-Marie Salamito

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Couronné par l'Académie française, cet ouvrage du professeur d'histoire du christianisme antique à la Sorbonne fait revivre le face-à-face du système socio-économique romain et du message évangélique. Une confrontation pour tous les siècles à venir...


Les préjugés sur le christianisme vont du plus grossier (“le christianisme est contre les différences”) au plus alambiqué : “le christianisme a engendré l’individualisme”. Ce grief-là est sans cesse exprimé depuis le XIXe siècle, et encore aujourd’hui. Ainsi, page 35 du numéro 12 de Front populaire (la revue de Michel Onfray), une professeure de droit constitutionnel affirme que la lettre aux Galates a de quoi dissoudre “la cité”. C'est refaire le contresens classique sur le “vous êtes tous un en Jésus-Christ” (Galates 3,29)… Pourtant ce passage de Paul ne sape en rien les nations : la rédemption de tous en Jésus n’est pas une utopie sociale. Mais elle exclut par définition les idéologies de mépris et les exaltations du Moi. La pensée chrétienne germée de la foi est une antithèse de l’individualisme : on s’étonne que des universitaires puissent l’ignorer.

Et les contresens publics sur l’origine de cette pensée et sa portée sociale se font de plus en plus fréquents (1) ; ils se déploient sans débat, dans une société déchristianisée à 90 % et privée de références historico-culturelles... Il fallait donc mettre en lumière la dimension “sociale” de la pensée chrétienne des premiers siècles, en revisitant et contextualisant sous cet angle les écrits des Pères de l’Eglise.

Et voici ce livre, qui vient de recevoir un prix de philosophie (grand prix Moron) de l’Académie française.

Son auteur est Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne, codirecteur en 2016 du Pléiade sur Les premiers écrits chrétiens. Le livre s’intitule : Travailleuses, travailleurs ! Les Pères de l’Eglise et l’économie.  Il comporte quatre chapitres : 1. De l’éloge des mains à la défense des salariés ; 2. Christianisme antique et réalisme économique ; 3. Saint Augustin, le travail et les travailleurs ; 4. Pourquoi les chrétiens de l’Antiquité n’ont-ils pas aboli l’esclavage ?  

Jean-Marie Salamito établit des faits et les situe dans leur contexte. Son livre d’historien n’est pas une plaidoirie : c’est une exploration et une explication. Il fait comprendre. Démarche novatrice, dans ce domaine – le rapport millénaire de l’Eglise au social – où quant à eux les apologistes catholiques (qui ne sont pas des historiens) oscillaient plutôt entre l’évasif et l’enjolivé.

Le chapitre 1 décrit le climat des premiers siècles chrétiens dans le monde romain : la société dominée par des normes hyper-élitistes, “les préjugés (de classe) contre tous ceux qui ne pouvaient pas vivre de la rente foncière”... En même temps chemine l’Evangile, avec son appel à l’humilité qui produira une “inversion des valeurs” : un ébranlement de l’éthique individualiste – culte du Moi – prônée par l'aristocratie des grands propriétaires. Cette contestation s’exprime de façon magistrale, par exemple, chez saint Ambroise. Ce que l'évêque de Milan met en cause, c'est le monde mental de l’élite : le noble souci de soi seul, cultivé loin de “la lie plébéienne” (Cicéron). Condamnant l‘arrogance de classe, appelant les riches à “changer d’état d’esprit” pour se découvrir solidaires des petits, il prêche une “révolution mentale” et compare l’effort quotidien de l’artisan à l’ascèse évangélique...

Le chapitre 2 réfute le lieu commun – remontant au livre posthume de Schumpeter (1954) – selon lequel aucun Père de l’Eglise n’aurait pris en compte la vie économique ni les relations sociales. Plusieurs géants des premiers siècles témoignent de l’inverse : chose logique puisque l’Evangile induit “une morale applicable à la totalité des activités humaines”, dit Jean-Marie Salamito. Il montre des Pères latins en guerre contre l’hypocrisie des grands producteurs de blé, qui cachaient leurs spéculations frumentaires sous de pompeux éloges de l’agriculture (2)… On voit aussi ces Pères démonter les mécanismes – et les réseaux de classe – par lesquels de grands propriétaires agrandissaient encore leurs domaines en poussant à la faillite les héritiers influençables et les petits propriétaires... Ambroise ou Augustin ne font pas "d’analyse économique au sens moderne", note Salamito, mais la dimension socio-économique de leur pastorale ouvre des pistes à la pensée de l’Eglise. Et “sur le plan strictement intellectuel” leurs démarches “marquent une avancée” : en “prenant publiquement leurs distances avec les clichés de leur temps”, ils ont avancé vers “la libre et lucide observation du réel”...  “Il n’est plus possible”, souligne-t-il, de prétendre avec Polanyi et Schumpeter ”que ces Pères de l’Eglise aient ignoré la société dans son ensemble pour ne s’intéresser qu’à des comportements individuels”.

Après le chapitre 3 traitant d’Augustin sous des angles particuliers, le chapitre 4 traite un sujet économiquement central sous l’Antiquité (et devenu moralement éruptif au XXIe siècle) : l’esclavage. L’Eglise des Pères n’a pu abolir ce système, que le monde pensait incontournable. Mais elle a montré les contradictions de l’esclavage et “ruiné de fond en comble ses justifications idéologiques”. Salamito ajoute : “Un saint Grégoire de Nysse puis un saint Augustin dénonceront dans la servitude le scandale d’une domination exercée sur un être doué de raison, créé libre, façonné à l’image de Dieu.”  Oui : être créés à l’image de Dieu fait de nous des êtres libres ; cela ne fait pas de nous des individualistes, contrairement à ce qu’affirme dans Front populaire la professeure de droit constitutionnel dont nous parlions au début…

 

► Jean-Marie Salamito, Travailleuses, travailleurs ! Les Pères de l’Eglise et l’économie, préface de Fabrice Hadjadj – Salvator 170 p.  

 

 

(1) Selon Le Monde des livres (7 juillet, à propos d’un philosophe post-nietzschéen), le “logiciel de notre civilisation, théologisé par le christianisme”, serait... “la négation fondamentale de la vie”.

(2) On pense à l’agro-industrie d’aujourd’hui.

 

 

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