06/12/2018
Une nouvelle pensée de gauche ? on prend le pari ?
Les intellectuels de droite sont faibles et fourbes. Mais les intellectuels en manque de gauche sont-ils capables de penser le chaos actuel ? On peut réellement en douter :
► Nous avions signalé une fourberie : le “libéral-conservatisme”, mélange d’hyper-capitalisme et de nostalgies. Il y a maintenant une absurdité : la façon dont des intellectuels imaginent ressusciter une pensée de gauche.
“Comment remettre à nouveau l’intelligence collective dans le débat public face aux voix conservatrices ?”, se demande par exemple Agathe Cagé [1]. Mais elle ne se demande pas en quoi le “conservatisme” pèche... A-t-il tort de s’opposer à l’émiettement de la société en pulsions individualistes ? Une véritable gauche serait mal venue de le lui reprocher, elle qui voudrait faire renaître “l’intelligence collective” ! Là où le conservatisme libéral pèche, c’est en refusant de voir que l'émiettement sociétal est l’effet intrinsèque du système libéral – dont la logique est de tout transformer en marchandise et d’évincer ce qui s’y refuse. Mais la gauche intellectuelle est elle-même depuis trente ans ralliée au libéralisme, et s’est enlisée dans les communautarismes et les “nouvelles mœurs” sur le modèle américain : au point de les substituer à la justice sociale, c’est-à-dire à l’essentiel.
Mme Cagé voit l’avenir de la gauche dans la réinvention d’un “projet solidaire”. Elle n’a pas tort. Mais elle divague en ajoutant que ce projet “d’attention portée aux autres et bénéfique pour chacun“ serait “un care à la française”, approche de la responsabilité et du vivre-ensemble "importée en France par la pensée anglo-saxonne" ! Qu’elle lise La gauche identitaire de Mark Lilla (Stock) et elle verra comment ce care n’a eu aux USA – de Bush à Obama – que deux usages : 1. accompagner verbalement le communautarisme, qui a liquidé toute vision du bien commun et mis ainsi l’Amérique “en miettes” ; 2. privatiser la notion de solidarité en la laissant au caritatif et aux proches (=“démerdez-vous”), ce qui abolit l’indispensable dimension nationale et collective.
Secoués par la virulence des gilets jaunes, nos intellos-de-gauche constatent que ce mouvement vient d’une société qui les dégoûte depuis cinquante ans : la France des travailleurs pauvres et des petites classes moyennes régionales (les “beaufs” honnis), celle que le think tank progressiste-libéral Terra Nova avait prescrit d’abandonner au profit des Diversités ; directive qui allait amener l’effondrement du PS. Terra Nova a zappé cet épisode et parade à nouveau : le think-tank “importateur en France de la pensée anglo-saxonne” veut jouer un rôle dans la Nouvelle Pensée de Gauche… Pour que la nouvelle ne ressemble pas trop à l’ancienne, il lui faudrait prendre en compte le mouvement des gilets : or celui-ci échappe à toute interprétation de salon. Hétéroclite et contradictoire, il est le Chaos, fils du non-sens régnant depuis le putsch ultralibéral des années 1990.
Les intellectuels en manque de gauche sont-ils capables de penser cette situation ? Continueront-ils à jouer les Castafiore d’une French theory [2] exportée, celle-là, de Saint-Germain-des-Prés aux USA dans les années 1970 pour être redesigned là-bas et nous revenir il y a quinze ans sous forme de gender et d’études postcoloniales ? Succès garanti chez les gilets jaunes du rond-point de Fouzy-lès-Ridelles.
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[1] Faire tomber les murs (entre intellectuels et politiques), Fayard.
[2] La French theory redesigned : Rancière, Cixous, Deleuze, Derrida, Foucault, Guattari, Lacan, Lyotard, Wittig & US followers : Butler, Fish, Said, Rorty, Jameson, Ronell etc.
12:57 Publié dans Idées | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : gauche
Commentaires
DUR POUR EUX
> C'est dur pour les intellos de gauche! C'est l'inverse de Mai 1968 ou l'on voyait une minorité privilégiée réclamer de jouir sans entrave. En 2018, c'est une majorité qui se sent déclassée qui voudrait simplement vivre.
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Écrit par : Pierre Huet / | 06/12/2018
EN URGENCE
> Les intellectuels de la gauche liquéfiée ou de la droite désintégrée devraient effectivement se pencher, en urgence, sur ces communaux en gilets jaunes qui sont apparemment promis au destin des communards.
Comment faire comprendre aux manifestants qu’ils risquent d'être demain les victimes de cette « rivalité mimétique » induite par celui qui provoquait hier ses opposants en ces termes : « Qu’ils viennent me chercher… » ?
Comment leur faire prendre conscience qu’il sont en train de succomber à leur tour à l’« hubris », la démesure présidentielle, et que l’anarchie et la surenchère qui marquent leurs revendications, après les reculs successifs du gouvernement, sont en train de discréditer leur cause ?
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Écrit par : Denis / | 06/12/2018
NÉGATEURS
> Le mépris de Macron déteint sur ceux qui le soutiennent. Ils ont compris que le moyen le plus agréable de traiter la pauvreté était tout simplement de la nier. Je le vois depuis ma jeunesse, vers 1980 : plus la pauvreté et la précarité augmentent, moins on reconnaît qu'il puisse exister des victimes de ces fléaux.
J'ai eu plusieurs fois l'occasion de m'inscrire au chômage depuis l'époque et j'ai constaté une évolution spectaculaire. Dans les années 1980 on était plaint, on était soutenu et aidé ; maintenant on est traité comme des bons-à-rien, on est sermonné et on est surveillé, soupçonné de n'être qu'un paresseux. J'aurasi trop honte de raconter mes dernières expériences. À la pauvreté et à l'exclusion, nos institutions tiennent à ajouter l'humiliation.
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Écrit par : Guadet / | 06/12/2018
MORZY
> "Fouzy-lès-Ridelles"... Je ne connaissais pas! Il y a aussi "Morzy-lès-Joyeuses" qui n'est pas mal non plus !
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Écrit par : Philippe S. / | 06/12/2018
1973
> Plus sérieusement... je suis toujours surpris de lire ou d'entendre les différents commentateurs faire remonter les origines de la "crise" à vingt ou trente ans; il me semble que tout a commencé en 1973, lors du premier choc pétrolier. Depuis lors, le chômage s'est installé en maître.
L'abandon de la souveraineté des banques centrales dans cette même décennie a été l'estocade finale, ouvrant la porte à la dette dont on ne sort plus.
Bien avant, certains signes laissaient deviner à quelle sauce le néo-libéralisme à peine renaissant à l'époque, souhaitait nous manger: voir cette interview de Pompidou en 1967.
https://www.youtube.com/watch?v=VgD6U9ZGANA
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Écrit par : Philippe S./ | 06/12/2018
PERROQUETS
> Les "Castafiore de la French Theory" n'en seraient-ils pas plutôt les perroquets ?
Sur la solidarité, les intellectuels de gauche, de droite et d'ailleurs devraient s'interroger sur l'équilibre nécessaire entre solidarité publique et solidarité privée.
Le risque d'une solidarité strictement publique est de tendre à faire des citoyens des égoïstes : puisque l'Etat se charge de tout, à quoi bon aider les plus pauvres ?
Tandis que si la solidarité se limite au "privé" (aux organisations caritatives et à la pratique personnelle de la charité), le risque est inversé : l'Etat ne fera aucun effort pour tendre à des structures plus justes; or les œuvres caritatives n'ont pas pour rôle de justifier les injustices qu'elles corrigent (de manière souvent admirable et inventive, soit dit en passant).
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Écrit par : Sven Laval / | 06/12/2018
LORDON
> En tout cas Lordon se lâche : https://blog.mondediplo.net/fin-de-monde
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Écrit par : Tangui / | 07/12/2018
@ P.P.
> Rien à voir avec le sujet, mais plus personnel (Je ne veux plus aller sur "Face de Bouc", c'est donc le seul moyen de vous joindre...
En faisant une recherche sur John Story, mort martyr pour s’être opposé à Elizabeth I,( je suis tombé sur Oliver Plunkett, archevêque d'Armagh, mort lui aussi martyr.
https://en.wikipedia.org/wiki/John_Story_(martyr)
https://en.wikipedia.org/wiki/Oliver_Plunkett
Les deux, jugés coupables de haute trahison, ont subi le même supplice: " hanged, drawn and quartered".
Êtes vous apparenté à ce saint ?
Paix & Joie en Christ
Philippe
philippe.story@hotmail.fr
Philippe S.
[ PP à Ph. S. - En effet, mais Oliver était de la branche aînée. Quand je suis en Irlande, je passe toujours saluer son crâne dans son reliquaire de la cathédrale de Drogheda. ]
réponse au commentaire
Écrit par : Philippe S./ | 07/12/2018
'SOLEIL VERT'
> 1973 avec le recul ne serait que le premier avertissement des limite d'une économie expansionniste, dit autrement basée sur la prédation ?
Dans un monde dont les limites n'ont pas été atteintes, ce modèle reste viable sans trop de dégâts, ensuite les dégâts se font de plus en plus sentir.
D'autre part, cette nécessité de grossir devient de plus en plus anxiogène, donc source de tension, d'incompréhensions (impossibilité de prendre en compte la position de l'autre), de luttes, d'affrontements.
Ou nous changeons de modèle économique, on ne sommes qu'au début de ce type de mouvements.
Et un film comme "soleil vert" devient prophétique ?
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Écrit par : franz / | 08/12/2018
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