XIXe siècle : la bourgeoisie allemande annexe Luther

Hegel en chaire à l'université de Berlin (1820)

Coup de projecteur de l'historien (allemand) Heinz Schilling :

 

<< Luther voulait créer une nouvelle époque de la foi par le retour à la vérité évangélique des origines. Cependant, l'idée de provoquer de la sorte un bouleversement révolutionnaire lui était étrangère... Le modèle de l'histoire universelle qui situe le point de départ des Temps modernes ou même de la modernité dans l'acte de Luther ne sera formulée que plus tard.

Ce sont de historiens et des philosophes du XIXe siècle, en particulier Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et leopold von Ranke (1795-1886) qui firent de Luther le héros d'une époque nouvelle. Ils offrirent ainsi à la bourgeoisie protestante, culturelle et économique de l'Allemagne le fondement philosophique et historique pour enrôler Luther au service des besoins d'une époque où la modernisation faisait des progrès rapides. L'acte de l'homme de Wittemberg, interprété dans un sens révolutionnaire, servit à cette bourgeoisie à légitimer sa propre activité pour transformer le monde ainsi que la prétention allemande à jouer un rôle de premier plan dans les progrès en cours.  Le modèle historique ainsi créé, celui du protestantisme culturel (Kulturprotestantismus) fut à la fin si puissant qu'Adolf von Harnack lui-même (1851-1930), le théologien protestant le plus important et l'organisateur de la recherche scientifique au début du XXe siècle, pouvait encore écrire de la manière la plus naturelle qui soit, à la veille de la barbarie nazie : "Les Temps modernes ont commencé avec la Réforme de Luther, c'est-à-dire le 31 octobre 1517 : ce sont les coups de marteau sur la porte de l'église du château de Wittemberg qui les ont inaugurés"...

Depuis lors, les lignes directrices du jugement historique - autant confessionnelle que nationale - sont devenues problématiques. La même chose est vraie de l'historiographie orientée dans le sens d'une "modernité", quelque définition qu'on en donne. La célèbre représentation du moine augustin de Wittemberg en Hercules germanicus ("Hercule allemand") abattant avec sa massue les autorités de son temps, nous n'y voyons plus la preuve de sa volonté d'instaurer par force les Temps modernes ou même la "modernité", mais un document sur la géniale stratégie médiatique du réformateur et de ses partisans. >>

 

Heinz Schilling, Martin Luther (Salvator 2014, 704 p.)