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10/03/2016

Permission de nuire aux autres si c'est "indirectement" ?

libéralisme,philosophie

Philosophie libérale :


 

Ruwen Ogien – avec Bruckner, Ferry et quelques autres – fait partie des intellectuels de salon de la société de marché. C'est « un philosophe branché mais peu inspiré », disait l'écrivain et critique suisse Julien Burri*. Dans une double page de journal (ce matin) à la gloire de son dernier livre, Robert Maggiori** souligne que l'éthique d'Ogien se réduit à deux préceptes : « 1. accorder la même valeur à la voix de chacun, ni plus ni moins, 2. ne pas nuire aux autres directement et délibérément. »

L'idée 1 est en trompe-l'oeil, puisque Ogien prône (par ailleurs) le système ultralibéral... qui n'accorde pas « la même valeur » à toutes les voix humaines, comme le montre le bulldozer des réformes sociétales.

Quant à l'idée 2, elle procède de la restriction mentale. Dire que l'éthique ne consiste qu'à « ne pas nuire aux autres », c'est déjà la priver d'ouverture positive. Dire que la morale consiste à ne pas nuire aux autres « directement et délibérément », c'est permettre de nuire aux autres indirectement et sans y penser.

Nuire indirectement et sans y penser ? C'est le rôle des individus pris dans un système économique ou politique. La mini-éthique de Ruwen Ogien leur dit de ne pas se poser de questions. Vous n'y pensez pas ? continuez. Vous ne nuisez pas directement et personnellement ? c'est parfait !  Morale de confort pour cadres supérieurs de multinationales, qu'elles soient industrielles (responsabilités lointaines) ou financières (responsabilités abstraites)...

Mais je rencontre à chaque conférence un ou plusieurs de ces cadres qui, eux, refusent de fermer les yeux. Ils se posent la question : « Ai-je le droit de rester en poste, à cautionner de loin (ou abstraitement) ce que ma conscience désapprouve ? »

C'est un travail de discernement. S'y déroberont ceux qui baptisent le système réalités ou règle du jeu, et qui zappent ses conséquences pour se satisfaire d'une morale des intentions. Ils s'éloignent ainsi de la pensée sociale chrétienne, et se rapprochent – dans les faits – de la mini-éthique de M. Ogien.

Or le libéralisme de M. Ogien autorise tout : dans le post-scriptum ci-dessous, lisez ce que nous écrivions ici à son sujet en juin 2009...

 

_______________

* L'Hebdo, Lausanne 18/09/2014.

** Libération, 10/03.

 

 

Note de ce blog, 20/06/2009 :

 

<< Ce matin à France-Culture, le débat d'Alain Finkielkraut traitait des « mères porteuses ». Invités, deux philosophes : la non-conformiste Sylviane Agacinski ; Ruwen Ogien, avocat du système économique sous lequel nous vivons.

Dans la ligne des libéraux anglais du XIXe siècle [1], Ogien plaide pour « l'éthique minimale », pensée postiche qui tient en  un axiome : l'idée qu'on se fait de l'Homme doit être réservée à la sphère privée, l'Etat ne devant que refléter la diversité des opinions. Cette idée simplette veut empêcher l'Etat de définir le bien commun et de le servir (en posant des limites aux intérêts particuliers).

Ainsi, Ogien refuse que l'on conteste le principe de la soi-disant « gestation pour autrui » (GPA) : c'est-à-dire le commerce des ventres.

D'où l'échange, assez vif, entre lui et ses deux interlocuteurs.

Pour Ogien, chacun a « la libre disposition de soi-même dans la mesure où on ne cause pas de tort aux autres ». (Pour faire bénéficier de cet axiome le business des mères porteuses, il s'abstient d'envisager le tort causé aux enfants nés sous GPA). Selon lui, le droit ne doit refléter que les pulsions des individus : ce qui équivaut à rejeter les valeurs permanentes, autrement dit la civilisation.

Agacinski lui répond : « Vous êtes étranger au rôle civilisateur de la loi et à l'expérience éthique ; vous ne tenez pas compte du pouvoir économique sur l'individu ; vous croyez que si celui-ci "consent", il ne peut faire de mal ni s'en faire à lui-même. C'est ingénu ! Par exemple : dans le cas d'une vente d'organes, vous direz que c'est un choix individuel normal ; on pourra vous objecter que c'est contraire à la dignité humaine... »

A cela Ogien riposte, en bonne logique libérale, que les notions de « dignité » et d'« humain » sont trop vagues, et qu'il est tout aussi « humain » de « respecter le choix d'une personne ». Agacinski : « Vous ne voyez pas que quelqu'un peut consentir à un traitement dégradant ? ». Ogien biaise : « Je ne vais pas lui jeter la pierre... »

Finkielkraut intervient pour souligner le divorce qui oppose aujourd'hui les droits de l'homme, d'une part, et la dignité humaine, d'autre part. Le développement indéfini des « droits » dans n'importe quel domaine (« tout pour le moi ») contredit de plus en plus souvent la dignité... Ogien rétorque que la dignité aussi est un concept flou, trop général, susceptible d'applications contradictoires... Finkielkraut insiste : il y a une convergence entre la logique des droits de l'homme sans limites et la logique du marché [2]. Ogien biaise encore : à son avis, le mot « marchandisation » également est vague, on s'en sert trop, « de l'extrême droite à l'extrême gauche »...

Agacinski reprend l'offensive : « Revenons à la réalité », celle de « notre condition » dans une société entièrement régentée par l'économique. A l'ère de la fabrication de l'humain par la biotechnologie, le libéralisme radical pousse l'individu à une attitude perverse : « je fais de moi ce que je veux, mais j'exige qu'on m'en donne les moyens ».

Nouvelle esquive d'Ogien : « "Fabrication" ? Encore un grand mot !  Pour certains, le biotechnologique pose un problème particulier, mais pour d'autres il n'en pose pas... » Agacinski insiste : « La rhétorique du don d'ovocytes cache partout la marchandisation. Dans les universités d'Espagne, des affiches disent aux étudiantes : "Donnez vos ovocytes pour mille euros". Dans des pays plus voyous, une énorme pression économique pousse des femmes à subir des stimulations ovariennes dangereuses aux fins d'extraction. Tout cela s'exerce sur des pauvres, sur des femmes de ménage... »

Ogien : « Il faudrait aussi interdire les femmes de ménage ? Même s'il existe des dérives scandaleuses on ne doit pas interdire le don d'organes, et c'est la même chose en matière de GPA... » Agacinski : « Au sein de la même famille ? » Ogien : « Je ne crois pas que ce soit une considération fondamentale. »

(En somme on ne peut parler de rien avec un philosophe libéral : il récuse tous les termes. C'est sans doute pour donner aux idées la fluidité du marché pur et parfait).

Finkielkraut prend la parole ; contrairement à Ogien, il ne croit pas que « fabrication » soit « un grand mot » : il accuse la biotechnologie d'acculer toute réalité à devenir «  un fond intégralement disponible à toute espèce de mise en demeure ». Et il soupçonne Ogien de vouloir « faire sauter l'ultime verrou » pour rendre tout « disponible » : par exemple, mettre les ventres des femmes pauvres à la disposition des riches. Ogien se hérisse : « ne tirons pas de conclusions absurdes des problèmes sociaux  ! » (le libéral est allergique au social). Agacinski revient à la charge : « Dans la douzaine d'Etats où est permise la location d'utérus, nulle part ça n'a lieu sans salaire ; nulle part ce n'est un don ; il y a donc marchandisation des corps. » Ogien chicane la notion de salaire, et invoque le fait qu'existe une contrepartie même dans le don : par exemple la satisfaction affective, etc... Finkielkraut proteste : « Soyez sensible à la distinction entre vendre un travail et vendre sa chair !»  Il dit à Ogien : quelque chose de totalement inédit «devrait vous frapper », c'est la réapparition de la vieille servitude « sous une forme technologique inédite : vendre ou louer son organisme à autrui... »

Ainsi s'achève le débat.

Il est révélateur. La confrontation des idées sur la bioéthique se déploie de cette façon : entre gens intelligents et le plus souvent dénués de foi religieuse. Nombre d'entre eux tiennent des propos qui recoupent (souvent de façon surprenante) l'anthropologie chrétienne.

Ces débats mettent en lumière le rôle-clé du système économique dans la dérive des comportements. Ce qu'un Ogien appelle « démocratie » n'a plus rien à voir avec le politique ni la civilisation : au contraire, c'est rabattre tout sur les pulsions individuelles, éphémères, incohérentes, éventuellement dégradantes. Pourquoi ? Parce que ces pulsions sont le moteur de la consommation de masse, et que le système économique s'est substitué à tout. La société ressemble toujours plus  à l'hypermarché, domaine des pulsions et de l'instantané ;  ce formatage  expulse les valeurs stables, permanentes, transcendantes, qui constituent toute civilisation. D'où la phrase de Sylviane Agacinski à Ruwen Ogien : « Vous êtes étranger au rôle civilisateur de la loi ». Quelques instants plus tôt, elle avait dit que la démocratie n'était pas la satisfaction illimitée de n'importe quel droit : « La civilisation pose la limite entre l'humain et l'inhumain, qui ne peut être laissée au choix des individus. »

La société devenue hypermarché donne tout au choix des individus :  parce  que  c'est  la  logique  d'hypermarché. Elle se détruit ainsi en tant que société. Elle devient une « dissociété ». C'est le résultat de la grande abdication des années 1980-1990, quand le politique s'est sabordé au profit de l'économique et du financier... Des intellectuels non chrétiens s'en rendent compte et le disent de plus en plus fort. Où sont les chrétiens qui le diront aussi, afin d'aider notre société à se libérer ? L'heure vient d'abandonner les phobies dépassées et les raisonnements faux. L'heure vient d'appliquer loyalement la doctrine sociale chrétienne, et de montrer quelle révolution elle contient. 

 _______________

 [1] Les idéologues du capitalisme manchestérien !

[2] Finkielkraut constate (ce que nous mêmes avons souvent constaté ici) que « les mêmes gens peuvent protester contre l'ultralibéralisme économique tout en militant pour un ultralibéralisme des moeurs » : ils ne voient pas que le second n'est qu'une succursale du premier. Cette myopie est la contradiction interne de l'extrême gauche. Elle aurait des leçons de cohérence à prendre chez les chrétiens sociaux – les vrais, pas l'aile centre-gauche du Medef. >>

 

[ fin de la reproduction de la note de ce blog du 20/06/2009 ]

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Commentaires

LE CHRIST A DIT

> Pour les chrétiens satisfaits par cette "mini-morale" d'Ogien, le Christ a quand-même dit :
"Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi".
Relire tout le chapitre VII de St Matthieu.
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Écrit par : Pema / | 10/03/2016

OGIEN CHEZ VALLS

> Wow! Branché ce Ruwen Ogien! Il devrait immédiatement entrer au gouvernement pseudo-socialiste de Manuel Valls! "Mini-éthique" et grandes ambitions bobos, voilà qui vont bien ensemble. Là, le courant passe si je ne me trump, euh! trompe !
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Écrit par : Pierronne la Bretonne / | 10/03/2016

MORALE NÉGATIVE

> C’est la différence entre une morale bâtie sur l’affirmation ou sur la négation (« Il ne faut pas… »). Le libéralisme comme vous le signalez justement est dans le mode de la négation, ici le « ne pas nuire aux autres » subjectif et rendu minimaliste par le « directement et délibérément » des fois que ce ne serait pas encore assez laxiste.
Même constat dans la déclinaison économique : « il ne faut pas contrôler les marchés, il ne faut pas que l’État intervienne, il ne faut pas entraver la libre concurrence, il ne faut pas taxer les profits, il ne faut pas entraver la libre-circulation des biens et des travailleurs… »
La notion du bien et du mal disparait, pour laisser la place à la promotion d’une liberté fictive. C’est le vide idéologique souligné par le cardinal Vingt-Trois dans l’article précédant – pas assez rattaché au libéralisme à mon sens.
Notons que l’enseignement de Jésus-Christ (donc de Dieu), est lui contraignant : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. Et voici le second, qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.… » Matthieu 22 :39.
En cela la religion chrétienne est l’ennemi naturel du libéralisme, quoiqu’en pourront dire ses valets complaisants ; et pour cette raison elle sera toujours combattue par ce dernier, principalement par le relativisme.
Notre Dieu est un Dieu d’amour, mais aussi un Dieu exigeant (Ex 20,3-5). Trop de catholiques font mine de l’oublier car cela leur est bien pratique, entre autre pour conserver leurs avantages de classe.
Maintenant, quitter le navire quand on est chargé de famille n’est pas toujours très aisé il faut bien le reconnaitre. On sous-estime la dépendance, presque le lien d’esclavage, qui nous relit désormais aux acteurs économiques dans un monde sans emploi.
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Écrit par : JClaude / | 11/03/2016

NOMMER LES CHOSES

> Genése :
1.) Dieu donne à l'humain le pouvoir de nommer les choses.
2.) Le diable s'empresse de brouiller le message pour induire l'humain en erreur.
Rien de nouveau depuis !
Consciemment ou pas, on voit bien qui dans ce débat refuse de nommer les choses et tente de brouiller les réalités pour tenter de faire passer son message...
Dans tout débat, chercher qui respecte ces principes, permet dans 95% des cas de voir qui porte le Bien.
Camus a très bien résumé la chose : "Mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde".
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Écrit par : franz / | 13/03/2016

SIDÉRANT

> Sûrement pas posté sous le bon article, mais les mots me manquent...
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/03/10/quand-le-social-finance-les-banques-et-les-multinationales_4880783_3232.html
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Écrit par : Aventin / | 14/03/2016

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