13/02/2016
'Le Monde' et la fin des illusions [4]
Le journal découvre que l'UE est la proie des lobbies industriels :
Sous le titre La libre circulation des marchandages (qui fait penser au Diplo plus qu'à MM. Bergé-Niel-Pigasse), le cahier Culture & idées du Monde du 13/02 publie une enquête sur « la manière dont Bruxelles réglemente l'industrie ». A la clé, le lobbying « intense et très opaque » d'où sortent « la mise au point et le contrôle des normes européennes ». Avec le scandale Volkswagen comme exemple :
<< La révélation, en septembre 2015, du vaste système de trucage aux tests antipollution mis en place par le constructeur allemand sur 11,5 millions de véhicules dans le monde conduit à examiner soigneusement l’univers européen, ô combien feutré, de la mise au point des normes industrielles réglementaires. […] C’est là que se mènent les batailles techniques et administratives sur des sujets aussi sensibles que les pesticides, les prothèses médicales ou les rejets polluants, entre autres. Qui pilote en amont l’élaboration de ces normes de référence ? Qui contrôle en aval leur application ? Pénétrer dans les arrière-cuisines de Bruxelles, enceintes-clés pour les lobbyistes, donne le tournis : liens incestueux, conflits d’intérêts, jeux de dupes frisant parfois le déni de démocratie… >>
► Mon commentaire :
Dans le scandale économique, écologique et sanitaire de Volkswagen, la commission d'enquête europarlementaire – explique Le Monde – devra « dire si la Commission a agi de manière appropriée, et examiner l’action des autorités nationales d’homologation des voitures neuves, ainsi que leur degré d’indépendance vis-à-vis des industriels. » L'enquête du journal évoque ainsi le « très opaque » Comité technique pour les véhicules à moteur (CVTM : l'un des organes de la procédure européenne chargés de fixer les mesures d'application des textes votés). Présidé par un agent de la Commission, le CVTM est composé de délégués dont les noms sont secrets en tant que... « données à caractère personnel » [1]. L'enquête du Monde a néanmoins identifié certains des organismes techniques présents au CVTM : il s'agit de services privés dépendant financièrement de l'industrie automobile ! Le système d'homologation de l'UE est donc « incestueux », s'indigne le journal.
Le Monde sonne l'alarme : les méthodes de contrôle et de certification des dispositifs médicaux sont elles aussi sujettes à caution, comme on l'a vu dans l'affaire des prothèses mammaires PIP en 2010 ; scandale énorme, qui pourtant n'a entraîné aucune modification de la directive européenne du 14 juin 1993.
Et ce ne sont que des exemples ! Le Monde aurait pu évoquer aussi la pression bruxelloise constante en faveur des OGM. Ou l'affaire du Roundup (Monsanto) au glyphosate, déclaré sans danger par l'Autorité européenne de sécurité des aliments le 12/11/2015 – alors que le Centre international de recherche sur le cancer, sept mois plus tôt, avait constaté sa génotoxicité et l'avait classé « cancérogène probable »... [2]
Toujours est-il que, désormais et subitement, Le Monde soupçonne le « processus [européen] élaboré dans des huis-clos techniques » de déraper « au profit de quelques-uns ». Le lobby de l'industrie chimique à Bruxelles dispose de 150 permanents, d'experts de 550 compagnies et d'un budget annuel de 40 millions d'euros... Interrogé par le journal, le sociologue Sylvain Laurens [3] confirme : fonctionnant au profit des acteurs économiques dominants, des normes du marché et de la concentration capitalistique, le système du lobbying dans l'UE « maintient structurellement et durablement à l'écart des décisions politiques une large part des citoyens ». C'est ainsi que l'on peut se demander, comme naguère le dissident Zinoviev ou ce matin le sociologue Caillé, si les Occidentaux sont encore en démocratie. [4]
Mais Le Monde enfonce une porte ouverte. Ce qu'il semble découvrir en février 2016 était signalé depuis vingt ans par des lanceurs d'alerte : repentis de Berlaymont [5] ou de grandes firmes, écologues, spécialistes de la santé publique... Le Monde n'y faisait que rarement écho, et pour dauber sur les eurosceptiques en leur attribuant des fantasmes. Soudain il en parle dans le bon sens [6] ! Que se passe-t-il pour qu'un journal lié aussi lié à la « construction européenne » (et à la mondialisation libérale) abandonne la discrétion de rigueur ?
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[1] « Alors que l'Europe a accepté les transferts des données personnelles de ses ressortissants vers les Etats-Unis ! » (Delphine Batho, citée par Le Monde).
[2] Notons par ailleurs la décision de la cour d'appel de Versailles (26/01) épargnant à Syngenta un procès pour épandage massif de pesticides illicites. En dépit des plaintes d'agriculteurs du Lot-et-Garonne...
[3] Les courtiers du capitalisme – Milieux d'affaires et bureaucrates à Bruxelles (Agon, 2015).
[4] Alain Caillé dirige la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales). A l'émission d'Alain Finkielkraut ce matin, ses arguments économiques et écologiques concrets ont déstabilisé l'écolophobe Jean-Pierre Le Goff, nouvelle idole des libéraux-conservateurs. Notons aussi l'évolution de Finkielkraut lui-même : il prend conscience du rôle de la « croissance » dans le saccage environnemental (boues rouges etc). Attitude à laquelle il n'avait pas encore habitué ses auditeurs...
[5] Quartier des institutions européennes à Bruxelles.
[6] Voir nos notes des 09/02 et 11/02.
12:58 Publié dans Ecologie, Economie- financegestion, Europe, Médias | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : europe, économie, écologie
Commentaires
TROIS HYPOTHÈSES
> Hypothèses explicatives:
1-Le Monde sent le vent tourner et il tente de rester dans le coup.
2-Ceux qui nous dirigent ont un plan B qu'ils sont en train de mettre en oeuvre (genre il vaut mieux une Europe fasciste qu'une Europe des peuples, continuons à soudoyer en douce les partis extrémistes, collaborer on sait faire). Sauf qu'ils prennent le risque que ça leur pète dans la gueule, parce que les peuples sont de moins en moins dupes.
3-C'est l'heure de vérité.
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Écrit par : Anne Josnin / | 13/02/2016
HYPOTHESE 2
> Bonjour Anne,
J'opte pour la deuxième hypothèse. Ajoutant même que le terme fasciste est bien choisi : c'est manifestement pour une solution autoritaire martiale et policière qu'est en train d'opter l'oligarchie de plus en plus honnie du Capital au bord de l'implosion. Soit un pas en avant, du despotisme éclairé des technocrates vers une dictature bancaire officielle.
Pour votre gouverne, sachez que dans la foulée du test pratiqué à Chypre et passé comme une lettre à la poste, la malfaisante euro-Commission a profité des fêtes de fin d'année pour autoriser les banques privées à prélever tout ou partie de l'épargne de leurs clients, en cas de "panique bancaire".
Vous lirez ça sur le blogue de l'excellent Pierre Jovanovic.
Faites comme moi, quittez la ville et plantez des patates ! :))
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Écrit par : Petit Lulu / | 13/02/2016
AUTRE CHOSE QUE "FASCISTE"
> Veuillez me pardonner, Anne et Petit Lulu, mais je ne dirais pas fasciste. Le fascisme est un système qui se voulait révolutionnaire, totalitaire, certes, mais aussi nationaliste et qui voulait façonner un homme nouveau destiné à conquérir et dominer. Les élites actuelles me semblent vouloir un régime autoritaire, totalitaire mais sans cette dimension de façonnement de l'humain. Ils veulent réduire l'humain à une de ses fonctions, la digestion. Ils veulent des moutons soumis qui consomment bêtement sans réfléchir. Il ne s'agit pas de "régénérer l'Homme" mais de gérer des estomacs.
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Écrit par : VF / | 14/02/2016
à VF :
> ajoutons que le "fascisme" est pour le régime ainsi envisagé ce dont nous serons menacés si nous ne nous soumettons pas audit régime (au catalogue des croquemitaines, le bolchévisme n'a plus la cote). Une vieille recette, en fait...
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Écrit par : Sven Laval / | 14/02/2016
@ VF
> Bonsoir,
Le terme fasciste est certainement le plus galvaudé de la langue française : depuis son recyclage par la propagande soviétique, chez nous comme ailleurs cet épouvantail aura servi à qualifier, depuis les seventies, en vrac : Clint Eastwood, Michel Sardou, Jacques Chirac (!!), la langue (française) et ladite "idéologie française" qui, forcément, en découle... et même, par les prodiges de l'esprit de l'escalier de l'analogisme, Amélie Poulain, en son temps taxé de film "néo-pétainiste" (sic) par les branquignols obsédés du petit périodique bobo Libération.
Terme piégé, donc ; qui plus est parfaitement circonscrit au plan historique (le fascisme fut d'abord une ruse opportuniste de l'élite capitaliste afin de garder sous sa coulpe, au nom de la "patrie en danger", les prolétariats italiens et allemands tentés par la Révolution rouge), que je m'efforce d'employer à bon escient, et dont il me semble qu'Anne a usé par commodité et pour faire clair et court.
Cela dit, quelque appellation qu'on lui donne, c'est bel et bien à la mise en place d'une dictature que nous avons affaire : une dictature dont les méthodes reprennent, en les perfectionnant par la technologie ambiante et ses techniques subtiles (ingénierie sociale), les méthodes éprouvées. Techniques et technologie à présent si achevées que le totalitarisme d'hier risque de faire pâle figure en comparaison de celui qu'on nous fomente - et dont, je le crois, il est terriblement naïf - et libéral ! - de prétendre que les grands projets en cours se limitent à la gestion d'un cheptel d'estomacs ahuris.
Pour ma part, mes très modestes études d'Histoire et de philo m'auront appris que l'homme n'est jamais dominé seulement par le corps, mais aussi par l'âme ; et qu'à défaut de "régénérer" l'homme et/par/ou contre la nation, il ne s'agit plus seulement d'abrutir l'un et l'autre comme jadis, mais bel et bien - et c'est la singularité de ce projet de domination absolue, inédit, à vrai dire satanique, qu'est le mondialisme bien décrit par Pierre Hillard - d'exterminer en lui tout sentiment de transcendance : de purger l'humanité de cette hérésie anti-séculaire qu'est la foi. De faire de l'homme un tube digestif... doué de la haine de Dieu.
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Écrit par : Petit Lulu / | 14/02/2016
Cher VF,
> merci pour ces précisions d'historien, ce que je ne suis pas.
De mon petit point de vue, je ne vois pas de différence de nature entre le surhomme version aryenne et l'homme augmenté version google. C'est même démesure orgueilleuse sur fond de mêmes angoisses de mort.
D'autre part il me semble que nos élites actuelles ne cessent de façonner les individus, au gré de leurs intérêts. Consommateurs libidineux hier et aujourd'hui, certes, mais déjà via Daesh, qui est une des têtes de l'hydre libérale, warriors soumis et guerrières voilées à l'aube qui vient (ce qui n'est pas incompatible avec le profil actuel, mais rebooste une consommation en berne).
La grande différence je crois est d'abord numérique, dans les deux sens du terme: là où les fascismes voulaient régénérer des peuples entiers, les autres servant d'esclaves et de pâte à savon, la tyrannie actuelle ne cherche à marvelliser, ou mieux "transcendancer" (en référence au film Transcendance) que les quelques centaines d'individus qui dirigent le monde. Ces Sans foi ni loi qui ont déjà prévu de s'expatrier sur Mars quand la Terre sera devenue invivable (ce que la déclaration récente de Stephen Hawking annonce officiellement, si c'était encore secret).
Numérique aussi au sens où les références mythologiques ont changé: on est passé d'une culture classique où l'on s'en référait à Sparte pour soulever les foules, à un inconscient collectif colonisé par les jeux vidéos et les sagas à la Hunger Games,inconscient qu'on fait réagir par stimuli sous forme de hashtag.
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Écrit par : Anne Josnin / | 15/02/2016
ARENDT
> Je ne peux résister à l'envie de vous partager l'extrait final de "La crise de la culture", d'Hannah Arendt, tant il éclaire la situation actuelle.( et pourtant ce texte, en sa forme définitive, date de 68):
"Aujourd'hui, les perspectives d'un développement et d'une solution entièrement salutaires de la difficile situation actuelle de la science moderne et de la technologie ne paraissent pas particulièrement bonnes. Notre capacité actuelle de "conquérir l'univers" est due à notre aptitude à manier la nature d'un point de l'univers extérieur à la terre. Car c'est bien ce que nous faisons quand nous libérons des processus énergétiques qui ne se rencontrent ordinairement que dans le soleil, ou tentons de déclencher dans une éprouvette les processus d'évolution cosmique, ou construisons des machines pour la production et le contrôle d'énergies inconnues dans la domesticité de la nature terrestre.
Sans que pourtant soit occupé réellement le point où Archimède eût souhaité se tenir, nous avons trouvé une manière d'agir sur la terre comme si nous disposions de la nature terrestre en dehors d'elle, du point de l'observateur imaginé par Einstein qui "se tient librement en équilibre dans l'espace". Si nous considérons d'un tel point de qui se passe sur terre et les diverses activités des hommes, autrement dit, si nous appliquons à nous-même le point d'Archimède, alors ces activités nous apparaîtront vraiment comme rien de plus que des "comportements objectifs", que nous pourrons étudier avec les mêmes méthodes que celles utilisées pour l'étude du comportement des rats. Vues à distance suffisante, les voitures dans lesquelles nous voyageons et que nous savons être conduites par nous auront l'air, ainsi que Heisenberg l'a dit une fois, d'"être une partie aussi inaliénable de nous-mêmes qu'une coquille d'escargot pour son occupant". Tout l'orgueil mis à ce que nous savons faire disparaîtra dans quelques mutations de la race humaine; la technologie entière, vue à partir de ce point, aura en fait cessé d'apparaître "comme le résultat d'un effort conscient de l'homme pour étendre sa puissance matérielle, mais plutôt comme un processus biologique à grande échelle." Dans ces conditions, la parole et le langage usuel auront vraiment cessé d'être une expression significative qui transcende le comportement alors même qu'ils ne font que l'exprimer et ils seront avantageusement remplacés par le formalisme extrême et en lui-même vide de sens des symboles mathématiques.
La conquête de l'espace et la science qui la rendit possible se sont périlleusement approchées de ce point. Si jamais elles devaient l'atteindre pour de bon, la dimension de l'homme ne serait pas simplement réduite selon tous les critères que nous connaissons, elle serait détruite."
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Écrit par : Anne Josnin / | 15/02/2016
Chère Anne,
> j'espère sincèrement que je ne vous ai pas vexée. Je réagissait seulement sur l'utilisation de ce mot devenu trop usuel et galvaudé à mon goût.
Pour ma part, je vous rejoins dans dénonciation de la technologie numérique devenu fasciste pour le coup.
Mais je séparerais, d'un point de vue intellectuel (mais là, c'est vous la philosophe qui me le direz), le monde des Geeks qui, lui est vraiment fasciste idéologiquement, du monde économique financier et industriel.
Vous avez entièrement raison pour le numérique et ses créateurs, mais les acteurs traditionnels de l'économie (financiers, industriels), eux, absorbent et utilise la technologie pour faire du profit sans, je pense, l'aspect doctrinal que l'on trouve chez les GAFA. Le transhumanisme est un but pour Bill Gates, un moyen de profit pour les autres.
La question est de voir le numérique et sa sous-culture tout envahir et tout contrôler. En gros, les industriels vont se faire avoir par les Geeks comme les patrons allemands se sont fait avoir, pour la plupart car il y avait des nazis parmi eux, par le petit caporal moustachu.
Il me semble que l'un des pères des premiers ordinateurs (crées pour calculer la Bombe) avait conclu, à la fin de la guerre après la découverte des camps, que l'homme était trop mauvais et qu'il fallait qu'il soit "géré"par une intelligence artificielle. Et il s'est lancé dans la cybernétique. Il y a clairement une dimension luciférienne dans la mentalité Geek. Hannah Arendt avait raison.
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Écrit par : VF / | 15/02/2016
à VF
> vos connaissances et votre réflexion me sont au moins aussi précieuses qu'aux autres lecteurs de ce blog.
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Écrit par : Anne Josnin / | 16/02/2016
Chère Anne,
> j'ai un peu de culture, mais je suis loin d'avoir votre humanité. Et je vous avoue que, ces derniers temps, je vous envie beaucoup d'avoir cela.
Sinon, je reviens d'un voyage scolaire en Italie où j'ai emmené 49 élèves à la découverte des civilisations antiques, médiévale et baroques. Ils furent enthousiasmés mais encore prisonniers du foutu numérique. Vous les mettez dans le Colisée, sous la voûte de saint Ignace ou de la Sixtine, dans le duomo de Sienne, et chaque fois, des Oh, des Ah mais aussitôt ce foutu portable pour filmer, prendre des selfies (moi à Rome, moi à Pompéi, moi, moi....). Il sont scotchés à leurs écrans dans le bus dès qu'ils ne dorment plus. Il faut vraiment trouver un truc pour les libérer de ça et les amener à contempler. Vous avez une idée ?
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Écrit par : VF / | 16/02/2016
"MON COURS"
> http://www.santeplusmag.com/les-selfies-une-addiction-qui-cacherait-une-maladie-mentale/
Derrière le narcissisme, il y a une faille de l'estime de soi, parce qu'on ne s'est pas vécu contemplé, mais immédiatement mis en compétition périlleuse avec d'autres (dont les "pairs" de nos classes scolaires), sous le diktat de la norme.
De l'échographie-diagnostique qui autorise ou non la naissance, au selfie angoissé qui attend les like sur facebook, il n'y a que quelques années de décalage.
En disciple d'Aristote, je commence aussi toujours mon cours sur l'émerveillement. Je leur fais d'abord prendre conscience, par les cinq sens, de la beauté d'un simple caillou (je distribue en classe la collection de mon garçon). Pas deux identiques, des formes et des dégradés de tons qui défient les plus grands sculpteurs et coloristes, et chacun son histoire multiséculaire (la géologie est une science passionnante). "Si tu sais t'émerveiller devant un simple caillou, alors tu n'as pas fini d'être heureux! Même les lambeaux de ciel au-travers les barreaux de la geôle la plus rebutante pourront réjouir ton coeur."
Je leur raconte l'odyssée de la vie depuis le premier être vivant, modélisé sous le patronyme LUCA, sorte de virus, un seul brin d'ADN,... au passage je leur rappelle de saluer notre cousine la grippe à sa prochaine sortie (lol) puis la diversification par mutation; je leur fait découvrir que le petit brin d'herbe au pied de la plus haute montagne est plus fort qu'elle, qui déjoue la loi de la pesanteur et s'élève vers le ciel, qui inverse la loi d'entropie et unifie en lui ce qui est épars dans le sol et dans l'air. Puis cette invention géniale de la vie qu'est la sexualité, qui permet de faire de chaque reproduction une création unique, autrement dit un chef d'oeuvre, qui donne une nouvelle complétude à l'échange, nous faisant passer du "j'ai besoin de quelque chose de toi" à: "j'ai besoin de toi", du "je te donne ceci ou cela" à "je me donne à toi". Je cherche ainsi à leur montrer comment, du point de vue de l'évolution, de la biologie, de l'art, chacun d'eux est un miracle au sens propre.
Je leur montre avec Jean-Marie Pelt, avec l'éthologie, comment Hobbes et Smith se sont trompés, et comme la nature, si elle est rude, ( de fait, blessée par le péché originel) n'est pas sous la loi de la jungle, qui est bien plus urbaine qu'animale, mais de l'entraide. J'utilise beaucoup internet: il y a des vidéos magnifiques qui montrent cette solidarité des vivants, et des montages pédagogiques très bien faits.
Je parle de l'amour qui ne rend pas aveugle mais au contraire clairvoyant: nous ne savons habituellement plus voir la beauté en chacun, mais si nous regardions chacun en vérité, nous serions à genoux, en adoration,transis d'amour, même devant le plus "insignifiant", le plus "raté", le plus "looser" d'entre-nous", tant ce mystère qui se tient-là devant moi est grand, bouleversant de beauté, éclat du divin. (ce que montrent ces vidéos tellement retwittées d'enfants trisomiques, de jeunes lourdement handicapés participant à des triathlon avec leur papa ou grand-frère, de vieillards magnifiques...)
"Les Chinois qui font la queue pour photographier la Joconde, n'ont rien compris, c'est devant chacun de vous qu'ils devraient attendre des heures durant!" J'essaie de mille et une manières de leur dire ce que nous adultes, parents, éducateurs, ne savons pas faire, par une pudeur déplacée, quand nous savons si bien critiquer: comme ils sont beaux, infiniment précieux, uniques, chacun.
D'où vient alors que nous avons perdu cette capacité à nous émerveiller devant les chefs d'oeuvre de la nature? Comment sommes-nous devenus aveugles à la beauté autour de nous et en nous? J'essaie de leur faire souvenir leurs émois premiers de petit enfant, (certains s'en souviennent, d'autres pas du tout): une coccinelle rutilante qui s'envole, une fourmi qui grimpe inlassablement sur le brin d'herbe qu'on lui tend, le flocon du neige à la fenêtre,...comme ils étaient en questionnement inlassable, dans une faim d'apprendre et un enthousiasme qui épuisaient les adultes,...et puis, souvent au bout de quelques temps à l'école, comment tout cela a été étouffé en eux, comment le monde s'est mis à déchanter, devenant le lieu angoissant de l'évaluation et de la compétition perpétuelle.
Si on avait fait une étude de faisabilité du projet "vie", jamais elle ne serait apparue dans l'univers. Si on avait évalué les chances, un jour, d'apparition de toi, de moi, on aurait dit que même les croyance magiques n'auraient osé prédire un tel événement, tant c'était aberrant. Et pourtant!... Je leur montre l'absurdité d'un système où les premiers de classe, qui devraient donc logiquement être les plus cools à l'approche des examens, sont souvent les plus angoissés, à s'en rendre physiquement malades. Comment on a fait de ce mystère de grandeur de la vie: d'être besoin qui appelle le don et don qui vient au-devant du besoin, une dépendance honteuse dont il faut s'affranchir à tous prix, à commencer par celui du bonheur en partage, pour entrer dans l'ère de l'individu tournant indéfiniment sur lui-même, sans porte ni fenêtre. Comment cela commence avec l'obsession, dès la crèche et la maternelle, de l'autonomie. Etre propre, savoir mettre son manteau et ses chaussures tout seul... Comme on leur a appris à se méfier les uns des autres, et surtout comme on leur répète à l'envie qu'il n'y a pas d'autre monde possible, et qui au final cela intéresse. Non, je ne fais pas de démontage des théories du complot en cours: ces passions liguées contre nous pour nous enchaîner en déterminisme malheureux, elles sont d'abord cette petite voix en nous qui nous dit: "tu n'es pas capable, tu es nul, tu ne pourras jamais changer, arrête de te fatiguer pour rien, laisse tomber, tout le monde le fait, te prend pas la tête, t'es qui pour dire que tous les autres ont tort?..."
Cher VF, je suis une mauvaise prof, je ne fais pas de mes élèves des champions du bac, loin de là. J'essaie à mon insignifiant niveau de MA2 de les aider à accoucher de la beauté qui est en eux, beauté bien plus époustouflante que le plus réussi des selfies, ce qu'au fond ils cherchent tous, qui sont en travail douloureux d'éclosion dans une société plus bétonnée que nos cities, en témoin émerveillée du divin en eux. C'est ainsi que je conçois notre mission commune. Peut-être vivons-nous la fin de l'ère du vivant, tant nous nous sommes trompés de chemin et avons détruit ce que nous ne savons plus voir, cette beauté qui pourtant partout affleure. Alors, que nos derniers mots soient de gratitude, pour tant de beauté donnée.
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Écrit par : Anne Josnin / | 17/02/2016
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