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09/02/2016

'Le Monde' et la fin des illusions [2]

europe

  Le désarroi des "européistes" :


 

 

La page 11 du Monde du 9/02 concerne l'UE et s'intitule La fin des illusions. Sous-titre : « Crise grecque, drame des migrants, montée des populismes, menace de "Brexit"... A Bruxelles, les "européistes" ne cachent plus leur crainte de la "désintégration" de l'Union européenne » [1]. L'article est un constat atterré. Cécile Ducourtieux (« bureau européen ») fait le tour des voies d'eau d'une Europe en perdition :

 

[en bleu, extraits du Monde]

Même les « européistes » [2] doutent aujourd'hui : « Dans la bulle bruxelloise, où tout le monde adhère peu ou prou au projet ("on ne vient pas ici par hasard", répète-t-on souvent ici), le désarroi est palpable. »

Désarroi devant quoi ? « Ce qui les tétanise, c'est l'impopularité de "leur" union. Quoi qu'ils disent, les opinions publiques ne suivent plus... L'Europe libérale, démocratique, ouverte, plus personne ne semble vouloir l' "acheter" [3]. » Mme Ducourtieux nous permettra de lui faire observer : que les opinions publiques se sont détournées  de l'UE dans la mesure où celle-ci s'est vouée à la mondialisation « libérale » ; que l'adjectif « ouverte » est un euphémisme pour « libre-échangiste » (qui ramène à « libérale ») ; et qu'une UE outil du libéralisme ne saurait être « démocratique », comme le montre l'engrenage secret du traité de libre-échange euro-américain.

La crise des migrants est un autre révélateur. L'article du Monde s'effraie de la fronde des gouvernement « hongrois, polonais, slovaque ou tchèque »... Accuser en 2016 ces quatre pays de n'être pas euro-compatibles, alors qu'en 2004 on avait applaudi en vrac leur incorporation dans l'UE, ressemble à un symptôme rétrospectif d'aveuglement.

« Personne n'a le GPS pour sortir de la crise [européenne] », déclare l'eurodéputé Philippe Lamberts. Parler ici de « GPS » est un symptôme supplémentaire ! Le GPS (Global Positioning System) est un système satellitaire de géo-localisation. Ce machinisme n'a rien à voir avec la crise de l'UE : crise dont on ne sortira pas en regardant un écran, mais en mobilisant les consciences et les volontés.

« "Avant, à chaque crise on se disait qu'on allait rebondir. Aujourd'hui, on est submergés", soupire un diplomate. Il n'y a plus une, mais des crises simultanées, toutes graves. Une "polycrise", pour reprendre l'expression de Jean-Claude Juncker : morale, existentielle même... » Quand les eurocrates se mettent à parler de l'UE comme d'un cancer généralisé, l'heure est grave. Qu'ont-ils laissé métastaser depuis Maastricht (1993) ? Car nous sommes en présence d'une maladie propre à la construction européenne ; s'en prendre à ses symptômes mais non à ses causes ne serait pas sérieux.

Exemple de symptôme : « Les institutions européennes ne tournent plus très rond. La Commission joue aux pompiers, multipliant les initiatives dans la crise migratoire […] sans que, sur le terrain, les choses suivent. Gardienne des traités, elle tente de sauver ce qu'elle peut de l'espace Schengen. Quitte à prendre ses ordres à Berlin. » Quand des technocrates transnationaux reçoivent la réalité en pleine figure, leur réflexe est de faire ce qu'ils interdisent aux autres : « prendre leurs ordres » auprès d'un Etat-nation.

Autre exemple de symptôme : « Jean-Claude Juncker a demandé à ses troupes au début de l'année de raconter des good stories, de positiver l'Europe... » Aussi violente que soit la réalité, elle ne suffit pas à guérir ces gens de leur croyance au story-telling. La com' corporate reste l'abracadabra.

« Les rêves fédéralistes ? Envolés. ''Tout le monde s'est aperçu qu'à 28 Etats membres, c'est impossible" […], selon un très bon connaisseur de la machine bruxelloise... On paie un élargissement mal réfléchi à l'Est... l'espace Schengen dont on a négligé la frontière extérieure...» Mme Ducourtieux aurait gagné du temps en lisant les vieux livres de démonstration anti-Maastricht : ils annonçaient déjà tout ce que le « très bon connaisseur de la machine bruxelloise » semble avoir mis vingt-trois ans à vérifier. Ces démonstrations expliquaient que la machine UE n'avait d'autre identité que technique (son propre et constant élargissement), et qu'elle n'était pas construite pour « réfléchir ». Ils prédisaient la faillite du système Schengen, dans les mêmes termes (vingt-trois ans plus tôt) que le « très bon connaisseur de la machine bruxelloise ». Ils expliquaient aussi pourquoi agréger des économies trop différentes était une aberration, et pourquoi la première crise grave ferait imploser la machine.

Et que va-t-il arriver ? L'article s'achève sur un scénario de SF : « Certains se rassurent en disant que la machine institutionnelle a acquis une existence propre, après cinquante ans de production de normes en tous genres. Elle pourrait continuer à ronronner sans impulsion politique, à sanctionner les aides d'Etat illégales, négocier des accords de libre-échange... » Voilà une confirmation de ce que nous disons ici depuis dix ans (et que je disais déjà dans un livre de 1997) : l'Union européenne est un robot. L'algorithme du robot est le néolibéralisme. L'Union fut conçue pour ne pas être une volonté politique dans l'histoire. Conformément à ce programme, elle a fait sortir de l'histoire les Européens de l'Ouest pour les livrer au marché. Mais contrairement à ce programme, elle ne parvient pas à fonctionner dans son domaine de soi-disant expertise (l'économie et la finance). Désastre sur les deux tableaux.

 

Conclusion : lire ces choses dans Le Monde est impressionnant, même lorsque c'est entre les lignes.

 

_______________

[1] Trois aveux, car : 1. la crise grecque est née de l'aveuglement des dirigeants européens en 1981 et 2001 ; 2. le drame des migrants est né de l'aveuglement des dirigeants européens depuis plusieurs dizaines d'années ; 3. les « populismes » ne sont que le contrecoup de l'aveuglement des dirigeants européens... Quant à la fausse menace de Brexit (manoeuvre dans l'UE pour élargir les privilèges de Londres), ce n'est qu'un exemple du rôle-clé de l'atlantisme au sein de la « construction européenne ».

[2] Le terme « européistes » était réservé autrefois au vocabulaire des eurosceptiques : il soulignait le décalage entre les dirigeants de l'UE et les opinions publiques. Voir aujourd'hui Le Monde reprendre ce terme est un signe des temps.

[3] « Acheter » est ici un américanisme, pour « plus personne ne paraît en vouloir ».

 

18:04 Publié dans Europe, Idées | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : europe

Commentaires

"ACHETER"

> Rien à redire, si ce n'est peut-être une nuance quant à votre note sur "acheter", où vous voyez un américanisme. C'est une possibilité, mais une autre hypothèse est envisageable : la présentation d'une politique par ses "prescripteurs" de la façon dont on vendrait n'importe quel produit ; ce qui revient à considérer une politique comme un élément d'un "marketing-mix", autre américanisme...
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Écrit par : Sven Laval / | 09/02/2016

FUITE

> La presse sera peut être-plus clairvoyante que la classe politique qui multiplie les exemple de fuite en avant.
Le dernier et le plus flagrant :
http://www.lefigaro.fr/international/2016/02/09/01003-20160209ARTFIG00289--berlin-varoufakis-lance-son-utopie-europeenne.php
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Écrit par : Pierre Huet / | 09/02/2016

GPS

> "Personne n'a le GPS pour sortir de la crise [européenne]" > cela ne manque pas de sel quand on sait que le GPS est originellement un système militaire étatsunien...
Ou peut-être est-ce un lapsus révélateur : au secours, Oncle Sam, viens sauver l'UE avec ton TAFTA !
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Écrit par : Alex / | 10/02/2016

PHILIPPE SÉGUIN

> A ce propos, on relira ou réécoutera, avec profit (sans jeu de mots) le discours magistral et pour tout dire étonnamment prophétique de Philippe Seguin, RIP, le 5 mai 1992 à l'assemblée nationale. Il avait tout dit ou presque, avec 20 ans d'avance.
Il est vrai que c'était une époque où les hommes politiques d'envergure existaient encore.
Je suis trop jeune pour me souvenir des réactions des éditorialistes du "Monde" à l'époque…mais je crois les deviner.
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Écrit par : Thomas Mousset / | 13/02/2016

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